Arthur Keller est un spécialiste des risques systémiques qui pèsent sur les sociétés humaines, des vulnérabilités de ces dernières face à ces risques, et des stratégies de transformation collective, dans une optique de résilience. Alors que l’humanité dépasse de plus en plus de limites planétaires, nous l’avons interrogé pour savoir comment transformer nos sociétés afin qu’elles deviennent plus justes et pérennes.
Pour Arthur Keller, notre planète est atteinte d’un cancer généralisé
Arthur Keller : « J’utilise souvent une analogie que j’ai développée pour illustrer l’erreur méthodologique fondamentale que nous commettons dans notre approche générale des enjeux liés au dépassement écologique planétaire : la métaphore du cancer généralisé. C’est un dérèglement systémique du corps, qui se traduit en de multiples symptômes : maux de tête, problèmes de peau et de digestion, par exemple. Pour chacun de ces symptômes, il existe des remèdes, ça peut être de l’ibuprofène, une pommade, un antispasmodique. Pourtant, la somme de ces « solutions » ne guérit pas la maladie.
Pour chaque crise, des experts préconisent des solutions, et l’on s’imagine que la somme de ces solutions pourrait nous sauver. Hélas le compartimentage en champs d’expertise masque la réalité de la maladie : notre civilisation est une machine qui convertit la nature en déchets.
Ces derniers sont solides, liquides ou gazeux ; parmi les gaz, certains détraquent le climat. Le changement climatique, à l’instar des autres crises, n’est qu’un symptôme de la maladie. Et notre obstination à nous attaquer aux conséquences sans remettre en question les causes explique selon moi notre échec constaté jusqu’ici.
LR&LP : Selon une étude publiée le 31 mai dans la revue Nature, sept des huit limites assurant la stabilité et la bonne santé du système planétaire ont déjà été dépassées. Quelles sont-elles ?
Arthur Keller : Cette étude est intéressante parce qu’elle porte sur le système dynamique complexe qui est constitué du système Terre (lithosphère, cryosphère, atmosphère, biosphère et pédosphère) et de l’anthroposphère (la sphère englobant l’humanité, ses sociétés et ses activités). Dans le cadre des limites planétaires, on n’était que sur le système Terre ; ici l’on incorpore les sciences humaines et sociales, comme dans le concept d’économie du donut de Kate Raworth.
En 2009, une équipe internationale de scientifiques a déterminé 9 seuils à ne pas dépasser pour préserver une planète Terre habitable pour l’humanité. Le seuil de stabilité de la machine climatique a été dépassé, nous sommes donc entrés dans une phase transitoire entre un état climatique stable et un autre, qui n’adviendra probablement pas avant plusieurs milliers ou dizaines de milliers d’années en raison notamment de la cinétique propre à la cryosphère. Jusqu’à nouvel ordre, nous allons donc devoir faire avec un climat fortement instable.
Par ailleurs, une nouvelle extinction de masse est enclenchée, due aux activités humaines, activités agricoles et forestières au premier plan. Les pollutions sont rejetées dans les milieux naturels si vite qu’elles s’accumulent et rendent les habitats naturels toxiques. Les cycles biogéochimiques, grands cycles du vivant, sont déréglés, notamment le phosphore et l’azote, ainsi que le cycle de l’eau.
Une autre limite est proche : celle qui concerne l’acidification des océans. Quant à la limite liée aux aérosols dans l’atmosphère, nous sommes encore en deçà du seuil fatidique. La dernière actuellement identifiée a trait au trou dans la couche d’ozone : c’est l’unique domaine dans lequel la situation progresse dans la bonne direction. Au final, l’humanité a d’ores et déjà franchi 6 des 9 limites qu’il ne faut pas franchir, selon les scientifiques, afin de garantir l’habitabilité de la Terre.
Dans l‘étude parue fin mai, il ne s’agit pas tout à fait des mêmes 9 limites mais d’un sous-ensemble. Ces 8 limites-là, définies comme « sûres et justes », intègrent à la fois des données scientifiques et des métriques sociales. Et ce que dit la publication, c’est que 7 de ces 8 limites ont déjà été dépassées.
Même sans alarmisme, la situation est alarmante.
LR&LP : Certains appellent à « Changer de civilisation », est-ce possible et la solution ?
Arthur Keller : C’est indispensable ! Hélas ce n’est pas pour cela que c’est possible. Je ne crois malheureusement pas une seconde à notre capacité collective à organiser la métamorphose nécessaire. Le système s’auto-entretient, je suis convaincu qu’il le fera jusqu’à s’autodétruire, entraînant avec lui une grande partie de la biosphère.
On ne peut pas durablement prélever plus de ressources que ce que le système Terre peut produire, de même on ne peut continuer de détruire plus vite que la capacité d’autoréparation. C’est pour cela qu’on va vivre, dans les prochaines années et décennies, une grande descente énergétique et matérielle agrémentée de raréfactions et de pénuries conflictogènes.
Cette descente induira forcément une contraction économique, car la croissance de l’économie est fortement corrélée aux flux d’énergie et de matières premières. C’est inéluctable. Et échouer à planifier et piloter cette contraction sous forme de politiques de décroissance nous condamnera à la subir dans le chaos sous la forme d’un délitement socio-économique désastreux et potentiellement permanent. Bien avant 2050.
Il n’existe aucun moyen d’opérer un découplage absolu entre le Produit Intérieur Brut et la pression anthropique globale – ceux qui prétendent le contraire n’ont pas saisi la systémique des enjeux ou sont des lobbyistes au service d’une idéologie ou d’intérêts financiers. Dans tous les cas, leurs propos sont en déphasage avec les données et les connaissances scientifiques.
Il faudrait donc, en effet, changer en profondeur les règles de l’économie mondiale et nos modèles de sociétés, mais le système repose sur des ordres établis si solidement ancrés qu’il n’est pas possible, j’en ai peur, de le changer véritablement.
On peut en limiter la nocivité par la voie de la mobilisation politique et citoyenne, par la révolte et la Résistance (sous le radar ou frontales) : l’idéal serait que les diverses modalités de lutte et les différentes radicalités se comprennent comme des alliées mutuelles et se synergisent enfin.
En parallèle, il faut poser les fondations d’un système alternatif, même si l’on ne dispose pas de tous les moyens qu’il faudrait : à travers des expérimentations et des démonstrateurs territoriaux, il est temps de prouver et de faire savoir, via des récits inspirants, qu’il existe d’autres façons d’organiser les économies locales, de prendre les décisions collectivement, d’assurer aux gens un minimum vital, de développer des activités régénératives, de travailler sur le découplage entre qualité de vie et quantité énergétique et matérielle, de réaménager des espaces pour un vivre-ensemble salubre.
Il est possible de redonner du sens, de nourrir une culture du risque, de la responsabilité et de la solidarité, de créer de la cohésion, d’insuffler la conviction d’une appartenance à une même communauté de destin.
Le grand système extrêmement puissant va se casser la gueule, le technosolutionnisme atteint ses limites, les « solutions » sur lesquelles nous misons l’avenir et les grands projets que les privilégiés persistent à nourrir (conquête spatiale, IA, impérialisme, etc.) vont également buter sur la descente énergétique et matérielle. Il faut anticiper des bascules sociétales et s’y préparer collectivement, en coopération intra- et inter-territoriales, intra- et inter-communautaires, sans tomber dans le piège de l’entre-soi.
Un changement de civilisation à travers les territoires
LR&LP : Comment préparer un territoire ?
Arthur Keller : Cela fait appel à des principes, leviers, outils que j’enseigne à des élus et agents territoriaux, ou à des citoyens dans le cadre de formations et d’ateliers. Même si à ce jour il n’existe pas, à ma connaissance, de collectivité pleinement résiliente, il existe tout de même des initiatives vraiment intéressantes, des démarches volontaristes qui vont dans le bon sens.
Qu’il s’agisse de collectifs participant au mouvement des Villes en transition, de certains oasis Colibris, de dynamiques territoriales comme le projet TERA, de monnaies locales et de systèmes d’échanges locaux, de réserves communales de sécurité civile, il se passe des choses intéressantes et inspirantes, on ne part pas de zéro et c’est rassurant !
Une partie de ces projets territoriaux s’attaquent à un point clé : comment produire l’essentiel de façon pérenne, en tenant compte des évolutions écologiques (climat, cycle de l’eau, biodiversité, etc.) et de possibles ruptures d’approvisionnement critiques, en ne comptant que sur ce dont on peut disposer dans un rayon géographique maîtrisable.
En matière de production alimentaire, on a la chance inouïe d’avoir des approches qui cochent toutes les cases : l’agroécologie, l’agroforesterie et la permaculture réunies, avec des pratiques sur sol vivant, ont le potentiel de nourrir le monde entier de façon saine, variée, nutritive et savoureuse tout en régénérant les écosystèmes.
Des monnaies locales et des circuits courts locaux sont aussi créés, reliant les acteurs et habitants des territoires. Des expérimentations sociales aussi, portant par exemple sur un revenu minimum d’existence ou un revenu minimum universel, sur une dotation inconditionnelle d’autonomie ou une sécurité sociale alimentaire comme à Montpellier et Strasbourg, sont en cours. Ainsi que de multiples initiatives de démocratie délibérative et participative…
Les gens peuvent et doivent se réapproprier la gestion des Communs. Les collectivités ont la capacité de garantir l’accès à tous au minimum vital : à Montpellier, les premiers mètres cubes d’eau sont désormais gratuits. Il serait intéressant d’étendre ce principe à tout ce qui est nécessaire pour vivre dignement.
La question des récits est en vogue et pour une bonne raison, car il n’y aura pas de massification des changements de comportements sans l’émergence de nouveaux imaginaires. Plus encore que des œuvres de fiction, il est capital de transposer les transformations concrètes réussies en récits vivides et inspirants afin d’alimenter une dynamique culturelle.
LR&LP : Les mentalités sont-elles prêtes pour expérimenter et mettre en place tout ça ?
Arthur Keller : La promesse de plus de confort et moins de travail proposée de longue date par les promoteurs de l’innovation technique n’a pas été tenue. Aujourd’hui, ce même système nous explique qu’il faut travailler toujours plus pour se maintenir sur place. Le « progrès » s’est mué en un marathon qui enrôle de force, assaillit de dissonances cognitives et aboutit en général à un sentiment amer d’inassouvissement.
Ceux qui proposent la semaine de 4 jours sont traités de fous, comme le furent avant eux les défenseurs de la journée de 12 heures, puis de 10, puis de 8, puis les partisans du repos dominical, puis ceux des congés payés – deux, trois, quatre puis cinq semaines ! – puis ceux de la semaine de 35 heures.
Chaque progrès social se heurte aux chantres du productivisme forcené.
Les robots, les objets connectés et l’IA nous envahissent mais ne s’accompagnent pas d’une libération puisque rien n’est entrepris pour que les gens puissent vivre bien sans emploi ; au contraire, les postures idiotes prolifèrent qui assimilent le non-emploi à de la fainéantise et le fainéant à un sous-citoyen qui ne mériterait pas la fraternité de l’État-providence.
Les habitants des pays riches sont saturés de choix de consommation qui leur sont présentés comme un summum de liberté alors que cette surenchère aliène en créant de l’addiction – c’est-à-dire une dépendance, l’exact opposé d’une liberté –, une insatiabilité croissante et de la frustration : plus t’en as, plus t’en veux… jusqu’à la perte de sens totale.
Cette course folle ne rend pas seulement fou mais aussi malheureux. Au-delà d’un certain niveau de vie, il y a un point de rebroussement du bonheur ressenti.
On nous persuade que le bonheur découlerait d’une somme de petits plaisirs et que le plaisir proviendrait de la consommation et de l’accumulation, alors qu’il n’est pas de vrai bonheur sans la fierté de se battre pour les valeurs qu’on sait bonnes et sans la sagesse de l’autolimitation.
Il me semble d’ailleurs primordial de réapprendre la notion de liberté : une somme d’individualismes sans limites ne débouche jamais sur une société libre mais sur une dystopie dans laquelle quelques riches peuvent tout et la majorité presque rien.
La liberté de chacun découle d’une géométrie démocratiquement négociée des droits et des devoirs : quand des limites énergétiques et matérielles, biophysiques et écologiques, s’imposent aux sociétés humaines, ne pas les retranscrire rationnellement en libertés et en interdits et ne pas les décliner en codes sociaux et culturels ne peut qu’entraîner la dislocation des sociétés.
Ceux qui refusent de nouvelles limitations par principe, sans s’intéresser aux bouleversements à l’œuvre dont découle l’impératif desdites limitations, n’œuvrent pas au nom de la liberté ainsi qu’ils le prétendent mais dans l’espoir égoïste de maintenir leurs privilèges. Le monde change vite ; si nous voulons préserver ce qui compte, il nous faut vite changer aussi. » conclut Arthur Keller