La sobriété est le mot scandé par le gouvernement qui doit présenter mi-octobre son plan pour réduire notre consommation d’énergie de 10 % d’ici 2024. Sollicités, de nombreux observateurs sur le sujet rappellent un détail essentiel : sans réel changement structurel, des mesures temporaires ne feront que retarder l’inéluctable. Il faut partager les richesses pour limiter les crises et pénuries à venir.
Fin du bouclier tarifaire : les français livrés à eux-mêmes ?
Avec la guerre en Ukraine et la moitié des réacteurs nucléaires français à l’arrêt pour travaux ou problèmes de corrosion, le gouvernement français plonge dans l’inconnu pour garantir l’approvisionnement en ressources énergétiques nécessaires à sa population.
Emmanuel Macron a multiplié les annonces grandiloquentes et parfois irréalistes, comme la construction de nouveaux réacteurs alors que celle de Flamanville est un véritable fiasco, ainsi que les démarches commerciales auprès de pays producteurs. La première ministre Elisabeth Borne a annoncé la prolongation du bouclier tarifaire en 2023, mais rien n’y fait : des risques de pénuries d’approvisionnement électrique ont été annoncés par le gouvernement pour cet hiver.
Françaises, français, « nous entrons donc dans une économie de guerre » selon le Président de la République, avec un mot d’ordre lancé : celui de la sobriété. Toute la population doit faire des efforts. Même son de cloche chez les patrons de l’énergie comme Total, Engie et EDF ou encore les gestionnaires de réseau de gaz et d’électricité RTE et GRTgaz.
Mais qu’est-ce que la sobriété ? et celle enjointe par le gouvernement répond-elle aux critères définis par les experts sur le sujet ? Interrogé sur FranceInter dans le cadre d’une journée spéciale consacrée au sujet, l’économise à l’OFCE Eloi Laurent précise :
« La sobriété est une situation dans laquelle des ressources limitées sont mises au service de besoins raisonnés, par les besoins humains et par la justice. Fini l’ébriété énergétique, la sobriété précède le concept de satiété, c’est à dire l’idée qu’on ne va pas manger davantage que ce dont on a besoin mais suffisamment »
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L’Etat doit donc s’assurer que chaque français puisse manger à sa faim, et à la hauteur de ses moyens, ainsi que le rappelle la militante écologiste Camille Etienne elle aussi interrogée par la radio :
« Le gouvernement dit à tout le monde de baisser le chauffage d’un degré. On peut demander à tout le monde de vivre à 20°C en hiver, mais encore faut-il le permettre à tout le monde. Et ça veut dire demander plus à ceux pour qui ça coûte le moins, et demander moins à ceux pour qui cela coûte le plus »
Alors que l’Espagne va taxer les groupes énergétiques et financiers pour aider les ménages en détresse, le gouvernement français a rejeté la responsabilité sur l’Europe pour la taxation des superprofits, pourtant ardemment demandée par la population.
Il a également baissé les aides à l’isolation thermique, indispensable pour réaliser des économies d’énergie, alors que les demandes explosent. Ces baisses ont entraîné la suppression de nombreux emplois dans le secteur de la rénovation. Rien non plus sur le développement et la gratuité des transports en commun, si ce n’est l’initiative individuelle de communes françaises, là où d’autres pays prennent les devants. La mesure de l’Allemagne d’instaurer cet été des trains quasi-gratuits a pourtant permis d’économiser 1,8 million de tonnes de CO2.
Tertiaire, industries et réponse systémique
Face à la montée des prix de l’énergie, de nombreux secteurs n’ont pas attendu l’appel du gouvernement pour prendre les devants. L’Université de Strasbourg a décidé de fermer ses locaux deux semaines supplémentaires pour économiser des frais de chauffage. Critiqué par la ministre de l’Enseignement supérieur Sylvie Retailleau, ce choix devrait alerter le gouvernement sur la façon dont des secteurs essentiels du développement humain pourraient être impactés négativement.
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Il faudrait donc organiser des délibérations collectives sur ce qui est essentiel, et ce qui ne l’est pas. Plusieurs associations ont ainsi lancé une pétition pour demander au gouvernement d’interdire les écrans numériques publicitaires. Cette mesure figurait parmi les propositions de la Convention Citoyenne pour le Climat qui ont été rejetées par le gouvernement.
« D’après un rapport de l’Ademe (l’agence de la transition écologique) de 2020, la consommation d’un écran de 2m² à 2 000 kWh/an est quasiment l’équivalent de la consommation annuelle d’un ménage (hors chauffage et eau chaude) » rappellent les pétitionnaires
De leur côté, les grands industriels ont baissé leur consommation de gaz de 30 % en Europe et de 15 % en France. Un signal qui n’est pas forcément synonyme de sobriété organisée, mais bien de système productif à l’arrêt. « De plus en plus d’entreprises, grandes et petites, sont, en effet, contraintes de réduire ou d’arrêter temporairement leur production, face à la hausse des prix de l’énergie et des matériaux » précise LeMonde. Une situation qui a provoqué les foudres de l’opposition.
« En plus du risque de coupures, les factures d’énergie ont été multipliées par 4 pour les entreprises et les collectivités, qui ne bénéficient pas du bouclier tarifaire. Cela contribue à l’inflation record sur les produits alimentaires qui frappe les français : +12% pour octobre. Cette situation aurait pu être évitée. RTE nous annonçait déjà en 2018 qu’on aurait en 2022 une indisponibilité majeure du parc nucléaire. Malgré cela la France reste le seul pays qui n’a pas atteint ses objectifs d’énergies renouvelables. 30 GW de solaires et d’éolien sont en attente de raccordement en ce moment même. Il faut prendre ce sujet à bras le corps et admettre enfin que la production énergétique est un sujet trop sérieux pour être laissé aux mains du libre marché. Nous demandons immédiatement un sursaut budgétaire sur l’écologie et l’énergie dans le Projet de Loi de Finances 2023. Nous présenterons également une proposition de loi sur les passoires énergétiques en novembre. » prévient Alma Dufour, Députée NUPES de la 4ème circonscription de Seine-Maritime
Pour l’économiste Eloi Laurent, la sobriété doit aussi être un gage de cohérence et permettre de répondre aux trois crises que nous traversons à un intervalle extrêmement rapproché : celle du Covid, celle de la crise climatique « avec le seuil fatidique qui était plus certainement celui de +1°C, qui a été franchi, que celui de +1,5°C auquel l’Accord de Paris nous préparait », et le conflit en Ukraine.
La sobriété doit assurer que ces trois crises soient pensées en cohérence et surtout éviter les politiques contradictoires d’une crise à l’autre et pour éviter que les populations les plus précaires ne soient encore une fois les plus touchées, comme À Lyon, où des habitants d’HLM ont été priés de ne pas utiliser l’ascenseur.
« La pensée économique n’est pas prête à affronter les concepts de chocs écologiques et de justice sociale car jusqu’à présent elle en a fait abstraction. Or, la sobriété c’est moins de destruction de la biosphère en ayant pour cœur de projet le partage : c’est du bien-être essentiel qui consiste à avoir un niveau de vie décent universel (une vie heureuse, satisfaite, qui a du sens. Beaucoup de travaux économiques prouvent que c’est possible, en réduisant notre consommation globale d’énergie en France mais aussi dans le monde » explique-t-il
Le premier rapport de Negawatt, paru il y a 20 ans, préconisait déjà une sobriété coopérative. Aux yeux de nombreux économistes du monde entier, la décroissance organisée est l’un des moyens les plus efficaces d’y parvenir.
« C’est manque de prévision total : on mendie du gaz et de l’électricité, incapables de penser le temps long alors que c’est ce qu’est censé faire la permanence de l’Etat. La décroissance, c’est organiser une sobriété collective qui permet à nos sociétés de perdurer … sans pénuries ! Or, pénurie d’eau cet été, pénurie d’énergie aujourd’hui et pour demain… les paris sont ouverts ! » conclut Camille Etienne