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« Remplaçons le PIB par l’indicateur de vie heureuse, longue et soutenable »

La philosophie de cet indicateur est de réduire la souffrance avant d’augmenter le bonheur des gens heureux, de réduire les morts précoces avant de permettre aux personnes âgées d’être plus âgées et d’avoir un monde qui ne soit pas moins bien que le nôtre pour les générations futures.

Le PIB et le taux de croissance économique dominent l’imaginaire des politiques publiques. Cependant, ces indicateurs n’apportent pas une réponse pertinente à la question : qu’est-ce qui est important pour nous pour notre vie ? Pour répondre à cette question, Issaka Dialga, chercheur en économie, Coralie Vennin et moi-même, Renaud Gaucher, tous deux chercheurs en psychologie, avons développé l’indicateur de vie heureuse, longue et soutenable. L’indicateur est présenté dans cet article, ainsi que la manière dont il peut être utilisé dans la structuration des politiques publiques et plus particulièrement dans la transition écologique et sociale.

A la recherche du meilleur indicateur à mettre au cœur des politiques publiques

Les indicateurs sont essentiels dans la construction et l’évaluation des politiques publiques. Sans indicateur, il est difficile de savoir où l’on en est, même si un indicateur n’est pas forcément parfait et qu’il convient de prendre un peu de recul quand on lit les résultats.

Une myriade d’indicateurs a été développé pour évaluer les politiques publiques. Certains sont des indicateurs simples (l’indicateur comporte un seul indicateur) et d’autres sont des indicateurs composites (l’indicateur est composé de plusieurs indicateurs).

Les indicateurs simples peuvent être extrêmement précis. Ce sont par exemple la mesure du dioxyde de soufre dans l’air ou bien encore le pourcentage de foyers possédant un ordinateur. À la multitude d’indicateurs simples, il est également possible d’ajouter pléthore d’indicateurs composites. Ainsi, avec seulement 10 indicateurs simples, il est mathématiquement possible de créer plus d’un millier d’indicateurs composites.

Alors comment trouver le ou les indicateurs à mettre au cœur des politiques publiques ?

Pour moi, le meilleur indicateur à mettre au centre des politiques publiques répond à une question toute simple : qu’est-ce qui est important pour nous pour notre vie ? C’est donc un indicateur qui est centré sur les buts ultimes, pas sur des objectifs secondaires ou des moyens.

L’indicateur qui est qui mis actuellement au centre des politiques publiques par la plupart des états est le PIB et son corollaire, le taux de croissance économique. Le PIB représente la richesse économique produite par un pays. Le taux de croissance économique est le rythme auquel croît, ou décroît, le PIB.

Cela veut dire que la réponse des Etats à la question de savoir ce qui est important pour nous pour notre vie est de faire toujours plus d’argent.

Outre le fait que l’argent n’est pas en soi un but ultime, mais plutôt un moyen pour atteindre d’autres buts, cette réponse s’inscrit dans ce qui est pour le psychologue Henry C. Lindgren une illusion universelle, l’idée selon laquelle un petit peu plus d’argent permet de résoudre les problèmes.

Lindgren comparait cette idée à la légende du trésor qui sied au pied de l’arc-en-ciel. À mesure que l’on avance vers l’arc-en-ciel, celui-ci recule et jamais l’on n’arrive à son pied, car l’arc-en-ciel est un phénomène optique dont la position dépend de la position de l’observateur.

De nombreux indicateurs alternatifs au PIB et au taux de croissance économique ont été développés. Les plus connus sont sans doute l’IDH (Indice de Développement Humain) et le BNB (Bonheur National Brut). L’IDH mesure à la fois le niveau de richesse par habitant, le niveau de santé et le niveau d’éducation.

Le BNB explore 9 domaines de la vie : (1) le bien-être psychologique, (2) la santé, (3) l’éducation, (4) l’utilisation du temps, (5) la résilience et la diversité culturelles, (6) la bonne gouvernance, (7) la vitalité de la communauté, (8) la résilience et la diversité écologiques et (9) les standards de vie.

Le problème de l’IDH et du BNB, qui est aussi celui de beaucoup d’autres indicateurs alternatifs, est qu’ils ne répondent pas à la question de savoir ce qui est important pour nous pour notre vie. Ils ne sont pas centrés sur des buts ultimes et mélangent souvent buts ultimes et moyens.

Les indicateurs sur les moyens sont importants car les moyens permettent d’atteindre les buts ultimes, mais ils ne sont pas centraux et donc ne devraient pas être mis au cœur de la construction et de l’évaluation des politiques publiques.

Deux autres chercheurs et moi-même proposons un indicateur qui est centré sur des buts ultimes. A la question de savoir ce qui est important pour nous pour notre vie, nous répondons vivre une vie heureuse, longue et soutenable, une vie soutenable étant une vie qui permet aux générations suivantes de vivre une vie aussi heureuse et longue que la nôtre.

Nous avons construit un indicateur qui est en accord avec cette réponse et nous l’avons appelé l’indicateur de vie heureuse, longue et soutenable.

Deux jeunes élèves du Bouthan, pays réputé pour avoir supplanté le Bonheur national brut au traditionnel Produit intérieur brut – crédit : Mark Dozier

L’indicateur de vie heureuse, longue et soutenable

Vie heureuse. Nous définissons le bonheur comme le fait d’aimer la vie que l’on mène. Plus une personne aime la vie qu’elle mène, plus elle est heureuse. Plus une personne déteste la vie qu’elle mène, plus elle est malheureuse. Cette définition a de nombreux avantages.

D’abord, elle est pertinente : nous préférons, dans l’immense majorité, aimer la vie que nous menons et, pour ceux d’entre nous qui avons des enfants, nous souhaitons aussi qu’ils aiment la vie qu’ils mènent. Ensuite, cette définition est simple, donc chacun d’entre nous peut se l’approprier facilement pour avoir plus d’influence sur sa propre vie et être plus heureux, ou moins malheureux.

Enfin, cette définition respecte la liberté de chacun en n’imposant pas une image de ce que doit être une vie heureuse. Il y a une mesure universelle de notre bonheur, mais ce qui fait que nous sommes plus ou moins heureux ou plus ou moins malheureux est individuel.

L’utilitarisme négatif est le fait de considérer qu’il y a un appel moral à réduire prioritairement la souffrance plutôt qu’à augmenter le bonheur de personnes déjà heureuses.

C’est pourquoi nous avons donné plus de poids dans l’indicateur aux réponses des personnes malheureuses. Plus précisément, plus une personne est malheureuse, plus sa réponse a du poids.

Ainsi notre indicateur oriente les politiques publiques vers la réduction de la souffrance plutôt que l’augmentation du degré de bonheur des personnes déjà heureuses ou très heureuses.

Mesurer le bonheur se fait simplement en demandant à quel point nous aimons la vie que nous menons sur une échelle de 1 à 10, 10 étant la situation la meilleure. Lorsque les réponses de différentes personnes sont agrégées, un surpoids de plus en plus important est donné aux réponses au fur et à mesure qu’elles s’approchent de 1.

Au passage, pour ceux qui douteraient de l’intérêt d’introduire le bonheur dans les politiques publiques, qu’ils sachent juste que le seul fait de naître dans tel ou tel pays fait que l’on part dans la vie avec une bonne base pour être heureux… ou une bonne base pour être malheureux. La qualité des politiques publiques est le premier déterminant du bonheur.

Vie longue. Habituellement, les indicateurs composites qui veulent prendre en compte la durée de vie utilisent l’espérance de vie à la naissance. Nous avons choisi une autre mesure, peu connue, les Années Potentielles de Vie Perdues.

L’indicateur des Années Potentielles de Vie Perdues a la caractéristique de donner un surpoids aux morts précoces et plus la mort est précoce, plus ce surpoids est important.

Dans cet indicateur, il y a un âge de référence, 70 ans pour l’OCDE. Si une personne meurt à 70 ans ou plus tard, il n’y a pas d’année potentielle de vie perdue. Si une personne meurt à 65 ans, il y a 5 années potentielles de vie perdues. Si une personne meurt à 20 ans, il y a 50 années potentielles de vie perdues.

La mesure des années potentielles de vie perdues oriente donc les politiques publiques vers la réduction du nombre de morts précoces plutôt que vers l’augmentation de la durée de vie des personnes âgées.

Cela signifie des politiques publiques orientées notamment vers la réduction des cancers des enfants, des accidents domestiques, des accidents de la route, des suicides, des accidents de travail, des maladies professionnelles, etc.

Vie soutenable. La biocapacité est la capacité d’un territoire à produire des ressources naturelles et à absorber les déchets produits par les êtres humains. Cette biocapacité évolue d’année en année en raison notamment de la dégradation des géosystèmes par le réchauffement climatique. L’empreinte écologique, ce sont les ressources que les habitants d’un territoire prennent à ce territoire, pour leur consommation ou la consommation d’autres personnes.

Nous avons mesuré la soutenabilité par le ratio biocapacité d’un pays sur empreinte écologique de ce pays. Si le ratio est inférieur à 1, alors l’empreinte écologique est supérieure à la biocapacité du pays, le pays consomme annuellement plus de ressources que ce que la nature produit. C’est une situation intenable dans le temps et qui met en danger la possibilité pour les générations futures, voire les générations présentes, de vivre une vie heureuse et longue. Si le ratio est supérieur à 1, alors le pays consomme annuellement moins de ressources que ce que la nature produit.

Crédit : Micheile Henderson

L’indicateur de vie heureuse, longue et soutenable et la transition écologique et sociale

L’indicateur de vie heureuse, longue et soutenable est un indicateur facile à comprendre, à mémoriser et dont nous espérons que les buts ultimes sont des buts dont chacun peut facilement se saisir.

Ce n’est pas un indicateur de mise en compétition des pays les uns contre les autres. Classer les pays les uns par rapport aux autres n’a aucun sens dans la philosophie de l’indicateur qui est de réduire la souffrance avant d’augmenter le bonheur des gens heureux, de réduire les morts précoces avant de permettre aux personnes âgées d’être plus âgées et d’avoir un monde qui ne soit pas moins bien que le nôtre pour les générations futures.

Les trois dimensions de l’indicateur ne fonctionnent pas forcément ensemble. Ainsi, les pays riches tendent à être des pays où il y a en proportion moins de personnes malheureuses et moins de personnes qui meurent précocement. Mais, actuellement, cela a un coût, celui de la destruction de l’environnement.

Cela ne veut pas dire qu’il n’est pas possible de faire fonctionner les trois dimensions de l’indicateur ensemble, cela veut dire que c’est compliqué et que le système économique actuel a prouvé son incapacité à résoudre ce problème.

En 2017, plus de 6 millions d’enfants de moins de 15 ans sont morts dans le monde, la plupart de mort évitables comme la faim ou des maladies facilement guérissables, si leurs familles avaient eu les moyens. Dans le même temps, 2153 milliardaires possèdent plus de richesse matérielle que 60% de l’humanité.

Aux inégalités mondiales criminelles s’ajoute le fait que le système économique dans lequel nous vivons détruit les fondations même de sa capacité productive.

Si les trois dimensions de l’indicateur sont acceptées comme les trois buts ultimes à poursuivre dans l’organisation de nos sociétés, il est possible de structurer l’ensemble des politiques publiques par rapport à ces trois buts.

Le bonheur, défini comme le fait d’aimer la vie que l’on mène, est le point central d’inflexion car il est plus compliqué de changer en se disant que l’on va être moins heureux ou plus malheureux.

Le fait d’utiliser la mesure du bonheur comme un régulateur devrait permettre d’assurer l’acceptation du changement, de proposer des politiques publiques auxquelles nous n’aurions pas forcément pensé et d’infléchir les politiques publiques de transformation écologique au besoin.

La dimension de soutenabilité est une dimension de contrainte par rapport aux deux autres dimensions, et donc de rationalité.

Si nous vivions dans un monde aux ressources en tout point infinies, nous n’aurions pas un besoin aussi haut de rationalité. La dimension de soutenabilité permet aussi de dire si les politiques publiques en lien avec les autres dimensions sont d’une qualité qui leur permet de s’inscrire dans la durée.

Dans la dimension de soutenabilité de l’indicateur, nous avons utilisé les concepts de biocapacité et d’empreinte écologique car ils donnent une vision globale du défi écologique, qui n’est pas centré seulement sur le réchauffement climatique. Cependant, il est possible de transformer cette dimension en prenant davantage en compte le réchauffement climatique et donc les émissions de C02.

Les Années Potentielles de Vie Perdues est vraisemblablement un indicateur plus marquant dans la transition sociale que celui sur le bonheur, car il est objectif et donc plus facilement appréhendable. Il peut plus facilement témoigner que quelque chose change socialement en mieux.

Je vous remercie d’avoir pris le temps de lire ce texte en espérant qu’il vous ait donné envie de souhaiter que l’indicateur de vie heureuse, longue et soutenable soit mis au cœur des politiques publiques.

Renaud Gaucher, auteur de « Bonheur et politiques publiques » chez L’Harmattan.

N.B. L’indicateur de vie heureuse, longue et soutenable a fait l’objet de l’écriture d’un article scientifique (en cours de soumission). Il peut être utilisé sous la forme de trois indicateurs simples juxtaposés ou d’un indicateur composite. La construction de l’indicateur composite a suivi les étapes nécessaires à sa validation : normalisation, agrégation, robustesse. La normalisation des données permet de mettre sous une même échelle des données différentes. L’agrégation des données permet de rassembler différents indicateurs simples en un indicateur composite. L’étude de la robustesse permet de savoir si les résultats de l’indicateur varient peu d’une méthode de construction à une autre. Notre indicateur, sous sa forme composite, est robuste et utilise les méthodes statistiques qui favorisent l’expression de sa philosophie.

Crédit photo couv : Antevasin Nguyen


[1] Lindgren, H.C. (1991). The psychology of money. Krieger Publishing Company.

[2] http://hdr.undp.org/en/content/human-development-index-hdi

[3] Centre for Bhutan Studies & GNH Research (2016). A compass towards a just and harmonious society : 2015 GNH survey report. Centre for Bhutan Studies & GNH Research.

[4] Veenhoven, R. (1984). Conditions of Happiness. D.Reidel.

[5] Popper, K. R. (1952). The open society and its enemies. Routledge & Kegan Paul.

[6] Degré moyen de bonheur par pays : https://worlddatabaseofhappiness-archive.eur.nl/hap_nat/nat_fp.php?mode=1

[7] https://data.oecd.org/fr/healthstat/annees-potentielles-de-vie-perdues.htm#:~:text=Pour%20calculer%20les%20ann%C3%A9es%20potentielles,’OCDE%20sur%20la%20sant%C3%A9).

[8] https://www.unicef.fr/article/un-enfant-de-moins-de-15-ans-meurt-toutes-les-5-secondes-dans-le-monde

[9] https://www.oxfamfrance.org/rapports/celles-qui-comptent/

[10] Hickel, J., & Kallis, G. (2020). Is green growth possible ? New Political Economy25(4), 469-486.

[11] OECD & JRC. (2008). Handbook on constructing composite indicators: Methodology and user guide. OECD Publishing.

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