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« Les procureurs ont des directives de répression des mouvements politiques et écolos »

« Les magistrats - c'est- à-dire les juges du siège - sont indépendants et ne reçoivent pas d’instruction du gouvernement. Les procureurs, eux, reçoivent des instructions générales par voie de circulaire, de la part du gouvernement. Par exemple, sur Sainte Soline, il y a eu une circulaire de Dupond-Moretti, le garde des Sceaux, qui a demandé la répression la plus forte à l’endroit des personnes arrêtées pendant les manifestations ». 

Le site d’enfouissement de Bure, le barrage de Sivens, la mort de Rémi Fraisse, les Décrocheurs de portraits, Extinction Rébellion, Dernière Rénovation, les scientifiques en rébellion, les Soulèvements de la Terre, Sainte Soline, l’autoroute A69… Ces dernières années, les procès contre différentes formes d’engagement écologiste se multiplient. Quel est le rôle de la justice vis-à-vis de ces mouvements ? À quel point les procès influencent-ils les actions ? Comment travaillent les avocats qui défendent les personnes militantes ? Peut-on constater des imbrications entre le pouvoir politique et le pouvoir judiciaire ? 

Le rôle ambigu de la justice

Avocate à Toulouse, Claire Dujardin commence à défendre des militants écologistes lors de l’opposition au barrage de Sivens. Devenue par la suite avocate de la famille de Rémi Fraisse, elle se met à défendre de plus en plus régulièrement non seulement des manifestants, mais également des militants écologistes dans le cadre d’actions de désobéissance civile.

Après le procès des Décrocheurs de portraits puis de celui d’Erwan et Jean, engagés avec Dernière Rénovation, elle s’engage actuellement aux côtés des militants contre le projet d’autoroute A69 Toulouse-Castres. Nous la rencontrons à Toulouse, alors que la mobilisation contre l’A69 – et sa répression – ne cessent de s’accentuer.

« La justice a un rôle ambigu », commence-t-elle. « Elle a un rôle à jouer, parce qu’elle va rendre des décisions et que les militants utilisent le procès comme une scène médiatique, un lieu pour parler de leur action et de ce qui se passe. Mais en même temps, la justice joue un rôle inverse : elle est vraiment dans la répression ». 

Changement d’ambiance

Depuis quelques années, l’avocate a perçu une évolution. « Au moment des Décrocheurs de portraits, on enlevait le portrait du Président pour laisser la place vide, symbole de sa politique du vide. Ensuite il y avait une manifestation avec le portrait, et il n’y avait finalement aucun préjudice, on prenait ça de manière légère. Là, c’est moins léger. Il y a plus d’actions « coup de poing ». Des parties civiles viennent demander réparation ». 

À titre d’exemple, l’action menée par Erwan et Jean à Toulouse, avec Dernière Rénovation. Ceux-ci ont interrompu un match de rugby en escaladant les poteaux du stade. Au moment de les faire descendre, un membre du personnel de sécurité a endommagé un poteau, ce qui a mené le tribunal à condamner Dernière Rénovation à un versement de 7 188 euros.

« Pour Erwan et Jean, des dommages et intérêts ont été demandés pour le stade car des poteaux d’en-but ont été abimés. Même si ce n’est pas de leur fait, c’était quand même dans les débats. Certains ont aspergé des murs de peinture, donc il y a un préjudice de réparation des murs. Certains ont interrompu le Tour de France, donc il y a des enjeux par rapport à l’évènement. Il y aurait pu y avoir des mises en danger même s’ils ont été prudents. Et puis il y a les Soulèvements de la Terre, avec la dialectique du Ministère de l’Intérieur qui mélange un peu tout, et qui fait croire que les écolos sont des écoterroristes ». 

Menace de dissolution

L’un des avocats des Soulèvements de la Terre s’appelle Raphaël Kempf. Celui-ci a l’habitude de défendre des personnes mises en cause et réprimées pour leur participation à des mouvements écologistes.

Dès 2015, il intervient dans le cadre des manifestations pour un véritable accord sur le climat, interdites au nom de la loi sur l’état d’urgence après les attentats. Il s’implique ensuite dans des affaires liées à l’enfouissement des déchets nucléaires à Bure, puis sur un ensemble de dossiers symbolisant la répression des mouvements écologistes. En 2023, les Soulèvements de la Terre font appel à lui ainsi qu’à Me Aïnoha Pascual lors de la procédure de dissolution engagée à leur encontre.

« Il a fallu tout d’abord répondre à une lettre de grief qui avait été notifiée il y a à peu près un an, qui est la lettre par laquelle le gouvernement indique aux Soulèvements de la Terre les raisons pour lesquelles il souhaitait les dissoudre », raconte-t-il. « Il y a eu un premier travail de rédaction juridique, d’observations en réponse à cette lettre de grief et les raisons pour lesquelles on les contestait. Dans le même temps, il y a eu la participation à une mobilisation collective et politique extrêmement forte, extrêmement importante où un grand nombre de personnes ont fait le choix de se revendiquer des Soulèvements de la Terre ». 

Une bataille juridique et politique 

Suite à cela, il est décidé que les Soulèvements de la Terre seront représentés par des figures de la société civile affirmant leur appartenance aux Soulèvements de la Terre. Parmi celles-ci, Cyril Dion, Philippe Descola, ou encore Youlie Yamamoto.

« Nous avons dit au Ministère de l’Intérieur que ces personnes-là, au nom des Soulèvements de la Terre souhaitaient faire des observations orales sur cette dissolution. Cela nous a été refusé par le Ministère de l’Intérieur, ce qui était un coup de force de la part du gouvernement, qui souhaitait désigner les personnes qu’il considérait comme étant les représentants ». 

À ce moment-là émerge un différend sur la définition-même du mouvement des Soulèvements de la Terre.

« Le gouvernement le voyait de façon classique ou traditionnelle dans l’esprit des services de police, à savoir un mouvement avec une hiérarchie, des chefs, etc. Tandis que ce que nous disions – et qui correspond à la réalité – c’est qu’il s’agit d’un mouvement horizontal, qui accueille en son sein toute personne qui souhaite s’en revendiquer. Et si on dit que Philippe Descola est représentant des Soulèvements de la Terre, ce n’est pas au gouvernement de dire qu’il n’en est pas le représentant. Cette bataille était juridique et politique ». 

Appeler à la désobéissance

Par ailleurs, Raphaël Kempf fait le choix d’insister, en termes de défense juridique, sur le fait que le gouvernement est prêt à envoyer en prison ou à surveiller, placer sur écoute, des personnes comme le prix Nobel de Littérature – puisqu’Annie Ernaux s’est revendiquée des Soulèvements de la Terre.

« C’était un choix d’affirmer ça puisque ce sont les conséquences juridiques de la décision du gouvernement. Et sur le plan juridique, ce qu’on a dit dans une tribune qui a été publiée dans l’Obs au moment de la dissolution, c’est que nous considérons que le fait d’appeler à la désobéissance civile n’est pas puni par la loi ».

En d’autres termes, selon cette tribune, le fait d’inciter des personnes à commettre des dégradations de biens matériels pour des raisons politiques ne constitue pas une infraction pénale.

« C’est une défense qui assume le fait d’appeler à la désobéissance civile. Je pense que c’est extrêmement important. On ne cherche pas à dire : on ne l’a pas fait », souligne l’avocat.

La pression populaire

Une fois le décret de dissolution publié au Journal officiel, une requête en référé – c’est à dire en urgence – est déposée au Conseil d’État. La plaidoirie a lieu au mois d’août 2023 : c’est une victoire historique.

« D’un point de vue stratégique, ce que nous avons décidé c’est que toute personne qui se revendiquait des Soulèvements de la Terre pouvait déposer une requête auprès du Conseil d’État. De telle sorte que le Conseil d’État a reçu des milliers de recours. Il n’y a pas un dossier, je pense, dans l’Histoire du Conseil d’État qui a conduit à ce qu’il reçoive autant de recours ». 

Pour Raphaël Kempf, la thèse défendue était, sur le plan juridique, extrêmement solide. Celui-ci confie cependant :

« Je n’avais aucune attente ni aucune confiance dans le Conseil d’État. Parce que les membres du Conseil d’État qui jugent ce type d’affaire font des allers-retours entre les cabinets ministériels et les juridictions, entre l’administration et les juridictions. Ils ont pour seule volonté de défendre l’État. Je pense que le Conseil d’État a pris cette décision en raison de l’immense pression populaire et politique en faveur de l’écologie et des Soulèvements de la Terre ». 

Aucun rapport

Du côté du pouvoir judiciaire – différent du Conseil d’État qui lui, relève de la juridiction administrative – cette même question se pose : qu’est-ce qui pousse les juges à condamner ou non les militants écologistes ?

« La plupart considèrent que tout cela n’a aucun rapport avec le combat contre le réchauffement climatique. Le procureur dit : « Je suis tout à fait d’accord, il faut se mobiliser évidemment, le réchauffement climatique c’est grave…mais vous ne pouvez pas faire ça ».

La rhétorique est toujours la même : « Si on autorise ça, c’est la porte ouverte à plein d’autres actes, et ça va devenir l’anarchie ». On sent qu’on est face à un mur, qui maintient que « notre expression n’a aucun rapport avec le réchauffement climatique ». 

Un enjeu trop grave

Souvent avancé par les avocats, l’argument selon lequel « on a essayé les autres moyens pour exprimer les revendications, et il n’y a pas eu de réponse » se trouve régulièrement balayé, et les condamnations s’accumulent.

« Ce qu’on constate, c’est que les jugements ont plutôt tendance à motiver davantage les gens à faire des actions. On a entendu beaucoup de personnes dire devant les tribunaux : cela ne me dérange pas d’aller en prison, et je recommencerai parce que c’est trop grave ».

L’avocate considère au contraire que les militants apparaissent de plus en plus déterminés dans leurs actions.

 « Il y a quand même des personnes qui s’accrochent aux arbres, qui mettent des serres-flex pour s’accrocher le cou, certains sont parfois prêts à sauter des arbres, il y a eu la grève de la faim où ils ont été très loin… Les gens se mettent en danger physiquement. 

Les tribunaux devraient entendre, et considérer que ces actes sont légitimes. On leur demande d’être des porte-voix, parce que je pense que les autorités sont quand même à l’écoute des décisions de justice. Même si, à mon avis, si on imagine que d’un seul coup le tribunal correctionnel de Toulouse décide de relaxer les militants, je pense que les autorités diraient : « Qui sont ces juges ? Ils sont sûrement syndiqués… ». Parce qu’il y a toujours cette petite musique de suspicion de l’exécutif qui se permet d’empiéter sur les pouvoirs des autres autorités ». 

Pouvoir politique et pouvoir judiciaire

En entendant cela, on ne peut s’empêcher de s’interroger. La séparation des pouvoirs est-elle réellement respectée ?

« Beaucoup de personnes disent que le Garde des Sceaux, c’est une manière de reprendre la main sur le pouvoir judiciaire », admet Claire Dujardin. « Souvent quand les juges prennent des décisions qui vont à l’encontre de la politique actuelle, on a tendance à dénigrer les décisions de justice, on accuse les juges de manquer de neutralité ». 

À Lyon, au moment du procès contre les Décrocheurs de portrait, un juge a rendu une décision plutôt originale.

« Le juge a dit : « Ils avaient raison, le Président de la République a promis quelque chose et ne l’a pas réalisé, la confiance avec les citoyens a été rompue. Il y a une urgence, et donc ils ont raison de faire ces actions. Je retiens l’état de nécessité ». 

Le juge faisait ainsi référence à la notion juridique créée par le juge Magnaud en 1898. Ce dernier avait relaxé une jeune mère, Louise Ménard, pour le vol d’un pain car son enfant n’avait rien mangé depuis deux jours.

« Il y a eu appel, la décision a été cassée, le garde des Sceaux a demandé une fiche de renseignements sur lui, il a eu un coup de pression. Ce n’est pas si simple de rendre des décisions dans ce sens », observe Claire Dujardin.

Des directives de répression

De son côté, Raphaël Kempf ne considère pas pour autant qu’il y ait une réelle imbrication entre la justice et le pouvoir politique.

« Les magistrats – c’est- à-dire les juges du siège – sont indépendants et ne reçoivent pas d’instruction du gouvernement. Les procureurs, eux, reçoivent des instructions générales par voie de circulaire, de la part du gouvernement. Par exemple, sur Sainte Soline, il y a eu une circulaire de Dupond-Moretti, le garde des Sceaux, qui a demandé la répression la plus forte à l’endroit des personnes arrêtées pendant les manifestations ».

Pour l’avocat, il ne s’agit pas d’instructions dans des affaires individuelles, mais de directives et d’ordres qu’on peut qualifier de « généraux ».

« La seule et unique chose que je dénonce – avec force néanmoins – c’est le fait de donner des directives au procureur qui sont des directives de répression à outrance des mouvements politiques et écologistes. Ça, c’est une réalité ». 

Des décisions politiques

Raphaël Kempf souligne également que nombre de décisions se présentant comme des décisions de justice peuvent en réalité être qualifiées de « politiques ».

« Ces décisions sont formellement des décisions de justice mais vont répondre à d’autres impératifs que l’impératif d’appliquer le Droit. Elles vont répondre à des impératifs de maintien de l’ordre par exemple, de dissuasion des manifestants à travers le fait de prononcer des sanctions sévères ». 

La dissociation « Droit / politique » se trouve au cœur des procès contre les militants écologistes. « Quand on défend ces personnes, le tribunal nous dit : on ne fait pas de politique dans le tribunal », rapporte Claire Dujardin.

« On répond : non justement, on ne fait pas de politique, on fait du Droit. Il y a eu des des tas d’exemple dans l’Histoire où il a fallu désobéir pour qu’ensuite le Droit reconnaisse la situation de désobéissance, qu’on en arrive à ne plus condamner les personnes pour ces raisons et que le législateur s’empare de cette jurisprudence pour modifier les textes. Le propre du Droit est d’évoluer ». 

Encadré

1 an de procès : Depuis mai 2023, les poursuites à l’encontre des mouvements écologistes se sont accumulés. Voici quelques-uns des procès qui ont jalonné cette année

Toulouse, mai 2023 | Procès de Jean et Erwan, citoyens soutenant Dernière Rénovation, pour avoir interrompu un match de rugby en montant sur les poteaux du stade Ernest Wallon.

Lyon, octobre 2023 |  Procès de 8 militantes et militants d’Extinction Rebellion suite à une action contre TotalEnergies dans le cadre de la campagne d’actions « Le Dernier Baril ».

Paris, octobre 2023 | Procès de 11 activistes d’Extinction Rebellion suite à une action sur le salon du Mondial de l’Auto, au cours de laquelle ceux-ci s‘étaient collé la main à la carrosserie de voitures de luxe pour protester contre l’automobile individuelle.

Niort, septembre-novembre 2023 | Procès des 9 personnes jugées pour des manifestations menées contre les projets de méga-bassines et l’accaparement de l’eau.

Paris, octobre-novembre 2023 | Procès contre 8 scientifiques et activistes pour avoir alerté sur la crise écologique au cours d’une conférence-occupation au Muséum national d’histoire naturelle dans la soirée du 9 au 10 avril 2022. Pour la première fois, des scientifiques sont en procès en France dans le cadre d’actions militantes écologistes.

Nanterre, décembre 2023 | Procès de 4 personnes ayant agi contre l’abattage de 66 arbres centenaires près de la Manufacture de Sèvres dans les Hauts de Seine, en inscrivant à la peinture sur une palissade de chantier « ici 66 arbres centenaires abattus ».

Lyon, décembre 2023 | Procès de 3 citoyens engagés avec Dernière Rénovation. Ceux-ci sont été condamnés en première instance, à 1000 euros d’amende avec sursis et 76544 euros de dommages et intérêts à verser à l’État et au département, à la suite de l’action de peinturlurage de la préfecture du 22 mars 2023.

Paris, janvier 2024 | Procès de 16 activistes d’Extinction Rebellion poursuivi·es pour avoir participé le 1er avril 2021 à une action symbolique devant la Banque de France dénonçant le rôle écocidaire et climaticide des banques françaises par la persistance de leurs financements dans les énergies fossiles.

Toulouse et Castres, novembre 2023-avril 2024 | Plusieurs dizaines de procès contre des personnes militant contre le projet d’autoroute A69 entre Toulouse et Castres.

Marine Wolf

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