« Le roseau plie mais ne rompt pas », résistant ainsi aux fluctuations. C’est ce qu’Olivier Hamant, chercheur et biologiste sur le développement des plantes, appelle de la robustesse. Nous nous sommes entretenus avec le directeur de l’institut Michel Serres qui nous explique comment maintenir le système stable dans un monde où les écarts-types sont de plus en plus grands. Une vision réaliste et authentique de ce que devrait être notre lien à la planète à l’heure où la course à la performance nous conduit droit dans le mur.
La Relève et La Peste : Qu’est-ce la robustesse ? Pouvez-vous nous donner quelques exemples ?
Olivier Hamant : C’est maintenir le système stable/viable malgré les fluctuations. Dans le monde vivant, tous les êtres sont robustes. Ceux qui ne le sont pas ont été décanillés par l’évolution. Dans nos systèmes sociaux, on peut citer l’avion de ligne qui fonctionne à 50% de ses capacités avec trois systèmes autopilote. C’est-à-dire avec des redondances. Il n’est pas au maximum de sa performance parce qu’il va faire face à des turbulences. Quand on sait les appréhender, on arrive à faire des systèmes robustes. Ce n’est pas le meilleur exemple car il ne l’est pas sur d’autres plans comme sa dépendance au pétrole et les pollutions qu’il génère.
L’agroécologie est une forme de robustesse intégrale. Elle se fonde sur des redondances de l’hétérogénéité qui rendent les parcelles plus autonomes, moins dépendantes de technocraties distantes et qui maintiennent les écosystèmes dans la durée.
LR&LP : Certains termes paraissent, à priori, être en faveur du vivant, notamment ceux de résilience et de sobriété. Ne sont-ils pas des leurres pour maintenir le système et quelles places ont-ils dans le monde de la robustesse ?
Olivier Hamant : La sobriété est un très bel objectif. Le problème, c’est que ce n’est pas une bonne stratégie. Quand on commence par elle, on va faire des objets qui sont efficients énergétiquement. Si je reviens sur l’avion qui consomme moins de kérosène, on va dire qu’il est sobre. Mais qu’est-ce que ça engendre ? Des effets rebonds. Ceci est vrai pour toutes les stratégies d’efficience énergétique.
Dans tous les cas où l’on parle de sobriété comme les frigos, les voitures, les écrans plats, on finit par les multiplier pour switcher sur de l’ébriété. Pour faire émerger de la sobriété, il faut de la robustesse, rendre réparables les objets. Au départ, ils sont moins sobres mais sur le long terme, cela produit de la robustesse.
Il en est de même avec la résilience. Elle signifie de se relever après un traumatisme et c’est plutôt enviable sauf quand cela devient une injonction : Il faut tomber pour apprendre de ses erreurs. Ainsi, elle peut être récupérée par le modèle néolibéral comme une forme de sélection darwinienne mal comprise qui pousse les gens à tomber pour que les plus résilients survivent. De plus, elle représente une trajectoire. Cela s’optimise et on reste ainsi coincé dans le dogme de la performance.
La robustesse, a contrario de la résilience et la sobriété, élargit les bornes pour autoriser des trajectoires plurielles. On augmente les marges de manœuvre, on met du jeu dans les rouages. C’est ce qui permet la pérennité, la viabilité ou la stabilité malgré les fluctuations. C’est moins prescriptif et cela résonne avec pluralité. Ce qui est plus joyeux.
Ceci dit, elle aussi peut être récupérée. Si je suis une entreprise qui est très robuste en interne, qui fait des objets biosourcés et biodégradables mais qui vend ce mobilier à l’industrie du fast-food, je repars dans la performance et détruis mon territoire avec une activité robuste.
L’inverse marche aussi. S’il y a une association au service de la robustesse territoriale mais qui, en interne, fonctionnerait de façon dictatoriale, avec du pouvoir, de la performance, c’est une usine à burn-out qui ne peut pas être viable dans la durée. La robustesse doit se faire en interne et en externe.
LR&LP : Dans nos sociétés ultra-performantes, l’humain fonctionne sur les modalités de cohérence, d’achevé et on nous fait tendre vers l’homogénéité. Est-ce que les fluctuations que nous vivons aujourd’hui ne font pas écho à un rappel à l’ordre du vivant qui nous dirait : vous êtes sortis des cases, il est temps de revenir à votre place ?
Olivier Hamant : Exactement. Le monde vivant n’est ni homogène, ni cohérent. Il est plein de surprises. C’est très aléatoire, hétérogène et incohérent. C’est un peu le mot d’ordre de l’anthropocène qui est l’ère des rétroactions. C’est ce que disait Michel Serres : « Nous dépendons désormais des choses qui dépendent de nous » (préface du contrat naturel).
On a tellement mis l’accent sur l’optimisation, sur la performance, sur l’homogénéité et sur la cohérence que l’on a rigidifié et fragilisé le système. Aujourd’hui, nous entrons dans l’ère des ruptures. Une sécheresse au Canada provoque une panne de moutarde en Europe. Le canal de Suez bloqué par un bateau ou CloudStrike, une entreprise qui en juillet dernier fait une mise à jour et tous les systèmes Windows plantent.
Le système se fissure de tous les côtés. La crise que l’on vit actuellement n’est ni écologique, ni sociale, ni juridique, elle est culturelle.
Nous avons tellement mis l’accent sur la performance que l’on ne se rend même plus compte que c’est la cause première de tous les maux. Il est temps d’atterrir et de reprendre pied dans une réalité qui est fluctuante par défaut.
LR&LP : Quelles sont les racines de notre addiction à la performance, ses conséquences et comment en sortir ?
Olivier Hamant : Même s’ il y en a certainement plusieurs, les racines remontent, pour moi en tant que biologiste, à 10 000 ans avec l’invention de l’agriculture où l’on a décidé de contrôler la nature. En domestiquant les plantes, les animaux, en se sédentarisant, nous avons pris possession du territoire. Nous sommes devenus des prédateurs pour ce dernier quand nous sommes entrés dans une situation de relative abondance locale.
Les êtres vivants qui se mettent dans des écosystèmes riches en ressources deviennent des parasites. Ils basculent dans des modes compétitifs, hyper-performants. Par exemple, les « blue algea » (algues bleues) sont des cyanobactéries qui prolifèrent quand les ressources sont abondantes.
Nous avons commencé comme ça, même s’il y avait des choses avant, l’agriculture est un point-clé. Ensuite, il y a eu les plantations, la renaissance, la mécanisation au 19ème, et depuis les années 50, l’exploitation débridée des énergies fossiles et aujourd’hui des métaux. C’est une politique extractiviste. C’est la stratégie du parasite. On déstocke les ressources comme jamais, cela génère de la compétition. Plus il y a de l’abondance, plus on fait de la performance. Nous arrivons au bout de ce schéma.
LR&LP : Basculement ou effondrement, pouvez-vous développer ? Qu’est-ce qu’un monde d’inversion ?
Olivier Hamant : Pour moi, cela n’a pas beaucoup de sens de parler d’effondrement. Il y en aura des localisés comme au Liban ou en Syrie, mais un effondrement total serait synonyme d’éradication de l’espèce humaine sur Terre. Ce n’est pas le cas.
Je préfère employer « basculement ». C’est-à-dire que l’on va changer de société, on va vers une transformation de civilisation. Nous allons quitter le néolithique. Cela fait 10 000 ans que l’on essaye de dominer la nature et aujourd’hui, on a perdu le contrôle. Elle se réveille, que ce soit les méga-feux, les méga-inondations, les méga-tempêtes qui créent les crises sociales et géopolitiques.
L’inversion est une modification de posture, une révolution culturelle. Dans les années 80, on s’inquiétait de l’impact de nos activités sur l’environnement. Aujourd’hui, on va plutôt se poser la question de celui de l’environnement sur nos activités. Dans un monde fluctuant, on n’a pas les mêmes activités qu’avant.
LR&LP : Quels sont les freins à l’inversion ?
Olivier Hamant : Ce sont les ultra-performants comme Trump, Musk, Mark Zuckerberg, Sam Altman ou encore Poutine, Erdogan et Netanyahou. Des vieux hommes blancs ultra-riches et névrosés, coincés dans le logiciel obsolète de la performance. Ils sont intoxiqués par son culte et ne jurent que sous le prisme du patriarcat. Ils sont extrêmement dangereux.
Toutes ces oligarchies de milliardaires prolongent un mythe de la croissance économique et du bonheur associé à la richesse matérielle, alors que nous entrons dans l’ère des pénuries chroniques et du futur. Ce qu’ils proposent, c’est d’aller sur Mars qui est une planète morte.
Ils ont des projets de mort, d’effondrement. Le problème, ce sont les gens qu’ils vont embarquer avec eux. Il faut absolument désamorcer cette dérive sectaire et le premier rôle du politique, c’est de montrer le vrai visage de ces personnes toxiques pour l’humanité et pour les écosystèmes.
LR&LP : Devrait-il y avoir plus de scientifiques, d’artistes et de marges au gouvernement ? A quoi ressemblerait une gouvernance dans un monde de robustesse ?
Olivier Hamant : Le gouvernement serait plus hétérogène et moins monolithique. Il y aurait moins de profils Sciences Po et ENA et plus d’autodidactes, qui ont fait, en effet, des études d’art, des boulangers, etc. Je rencontre beaucoup de gens qui n’ont pas fait d’études et qui sont absolument brillants. C’est assez incroyable qu’on ne les voit pas dans des instances de gouvernance. Il y aurait aussi quelques scientifiques. Parce qu’en France, on n’en a pas vu depuis des décennies.
Il y aurait un mode de gouvernance décentralisée. Le rôle du gouvernement dans la société de la robustesse n’est pas de prescrire de façon descendante des règles, des plans sur les cinq ans qui viennent mais de stimuler les initiatives locales. Dans un monde fluctuant, ce n’est pas souhaitable d’avoir un gouvernement avec un plan uniforme pour tout le pays mais avec des citoyens engagés. Cela ne doit pas être tout est n’importe quoi. Il y a une raison d’être commune et quelques grands principes qui sont suivis avec les caractéristiques locales.
LR&LP : L’incohérence est, selon vous, un amortisseur systémique nécessaire à la robustesse. Pouvez-vous développer ?
Olivier Hamant : L’incohérence est une contradiction interne dans un système. Si un jeune conducteur met le pied sur le frein et l’accélérateur en même temps, c’est très incohérent, cela secoue la voiture. Cela ne marche pas. Pourtant, les êtres vivants le font en permanence. Pourquoi ? Pour faire osciller le système. L’oscillation interne est le meilleur bouclier contre les fluctuations externes parce qu’il permet de la souplesse. Il permet de dégager des marges de manœuvre, d’offrir un espace qui absorbe les chocs.
Pour le dire différemment, si un système est trop cohérent, il devient rigide. C’est le cas des sectes. Tout le monde sait ce que pense l’autre. Le système se raidit, devient exponentiel et finit par casser. Ce qui a été sélectionné au cours de l’évolution en biologie, ce sont les incohérences pour éviter ces trajectoires exponentielles et permettre les oscillations qui absorbent les chocs extérieurs.
LR&LP : Quelle place pour l’IA dans le monde de la robustesse, s’il y en a une ?
Olivier Hamant : La seule valeur de l’IA pour la robustesse, c’est qu’elle peut nous exposer à des idées/références nouvelles ou à des gens que l’on ne connaissait pas. Tout le reste est négatif parce que dans un monde drogué à la performance, l’IA en est un accélérateur, nous permettant d’arriver plus vite à destination.
D’un point de vue philosophique, arriver plus vite à destination, c’est mourir plus vite. La vie, c’est le chemin, pas la destination.
Puis, il y a un coût énergétique démesuré en ressources. De plus, l’IA a deux problèmes intrinsèques : premièrement, c’est le premier éditeur de contenu de la planète. Elle crée énormément de contenu et s’en nourrit. C’est de la consanguinité qui appauvrit et homogénéise. On perd beaucoup de diversité et devient toxique. La deuxième chose, c’est l’effet « s’endormir derrière le volant ». Les IAs vont nous bluffer par leur performance. On va vérifier une info la première fois, la deuxième mais au bout de la centième, on ne la vérifie plus car nous allons faire confiance. Sauf qu’avec la consanguinité, l’IA va être de moins en moins fiable et c’est l’accident assuré.
LR&LP : Quel serait le slogan d’un monde de la robustesse ?
Olivier Hamant : Ce serait : « du désir ». Elle répond à une pulsion humaine profonde qui est celle de durer et transmettre. Tout le monde y répond pauvre ou riche. Il y a du désir dans le monde, en tout cas pour moi. Le mot robustesse n’est pas très sexy mais cela le protège.
Il arrive à un moment où l’on se rend compte que notre monde est fini. On a fait le tour de la question, il n’y a plus de nouvelles frontières à ouvrir ou de ressources à exploiter. Il faut trouver un infini dans ce monde fini.
Ce n’est plus un monde matériel mais un univers d’interactions : entre nous, avec les non-humains, les écosystèmes. Cette infinie des interactions produit de la robustesse chez les êtres vivants. Celle qui permet de durer, de transmettre et de continuer à communiquer, coopérer.
LR&LP : Rapport Meadows, de la CIA, du GIEC, plus rien n’est à démontrer et pourtant, comment sensibilise-t-on les gens à vivre dans un monde fluctuant quand on a été biberonné toute sa vie à la performance ? Comment ralentit-on dans un monde de déficience ?
Olivier Hamant : La première chose est de ringardiser le monde de la performance. Il faut mettre en avant tous ses défauts : le burn-out des humains, celui des écosystèmes. Javier Milei qui coupe les services publics à la tronçonneuse. Chaque fois que l’on est très performant, on est très violent. Les sportifs de compétition le sont avec leur corps. Les industriels très performants le sont en général avec les écosystèmes et leurs salariés. Comme le fait Carlos Tavares (Ancien directeur général de Peugeot, ndlr), le psychopathe de la performance, ou Elon Musk, qui est copain avec les néo-nazis de l’AFD allemand.
La deuxième chose est de ne pas se faire piéger par l’injonction de l’urgence. Quand on manque de temps, le piège performant, c’est d’accélérer. On va juste plus vite dans le mur, éventuellement en klaxonnant. Quand on manque de temps, il faut se reconnecter à son espace. Dans les 4 dimensions qui nous occupent, il y a les 3 dimensions de l’espace et la 4ème du temps. Si l’on manque de temps, il nous reste les 3 dimensions de l’espace.
La robustesse passe par l’ancrage territorial et le fait de multiplier nos échanges avec ses habitants, ses associations, ses écosystèmes, son eau, ses aliments, ses ressources, etc. Le monde de la performance, c’est celui de la pauvreté des interactions, de l’autoroute. Celui de la robustesse est initiatique. On se transforme, on apprend beaucoup.
LR&LP : Vivre dans un monde fluctuant, c’est accepter la mort, les faiblesses, les ratés, l’ennui, la contre-performance… vertigineux dans une société néolibérale. Comment inverse-t-on ce prisme de lecture ?
Olivier Hamant : On pourrait avoir exactement le même discours sur le monde idéal de la performance qui est de faire plein de voyages en avion. Visiter la Thaïlande en une semaine, puis la Chine en 15 jours et après, l’Amérique du Sud en une semaine. Si l’on réfléchit, c’est extrêmement fatiguant de prendre l’avion tout le temps. On ne voit personne, on fait des photos comme si on regardait la télé et on rentre chez soi plus fatigué que lorsque l’on est parti.
Dans le monde des fluctuations, on fera moins de voyage mais quand on en fera un, on passera du temps dans le pays. On y vivra un an, on y travaillera et l’on vivra ses aléas. C’est ce qui va nous informer sur sa culture, ses traditions et qui va nous transformer. La vie est un chemin de métamorphoses qui demande d’être exposé à des fluctuations.
Si on reste tout le temps les mêmes dans l’eau tiède dans le confort de la performance, on ne change pas et on passe à côté de sa vie. Une vision performante condamne à acheter tout son mobilier chez Ikea, ne manger que du fast-food et ne faire que des choses monolithiques. Les États-Unis, ce grand monopole très homogène, en est un exemple parfait.
LR&LP : La robustesse fait écho aux cosmologies orientales non-dualistes où les polarités sont les deux faces d’une même pièce, surtout dans l’acception de ce qui est : la contre-performance tout simplement. Est-ce que cela vous parle ?
Olivier Hamant : Je ne suis pas expert en philosophie orientale mais on m’a beaucoup parlé du taoïsme, etc. Je pense en effet qu’il y a des liens, des racines avec cette philosophie. Il y a quelque chose de fondamental dans la robustesse, c’est l’idée d’équilibre dynamique. Pour atteindre ce dernier, il faut qu’il y ait deux pôles qui se respectent et se contrebalancent en permanence.
C’est l’incohérence qui permet les oscillations. Si j’inverse les choses, le monde de la performance est une doxa, un culte qui vient du monde de l’organisation scientifique du travail anglo-saxonne. Le taylorisme, c’est l’injonction de performance qui écrase tout. On fait du flux tendu, du zéro stock.
Le monde dualiste, même si on remonte à Descartes, maître et possesseur de la nature, c’est quelque chose qui vient plutôt de la philosophie occidentale où a un moment, on s’est détaché d’elle. On s’est cru au-dessus du monde sauf que nous en faisons partie et vivons dedans. On est en train de basculer de « l’aller vers » vers « le faire avec ». Le faire avec a des résonances avec des philosophies orientales mais aussi avec le Ubuntu africain.
LR&LP : Quelque chose à ajouter ?
Olivier Hamant : Sur l’éco-anxiété, dire que la robustesse permet de répondre à une question de santé sociale et mentale. Face aux mauvaises nouvelles, aux discours flippants des ultra-performants, cela permet de construire un monde d’enthousiasme qui peut changer la donne. Si l’on s’investit dans cette société-là , nous passerons mieux les turbulences à court terme tout en construisant ce que nous voulons pour demain.
C’est quelque chose qu’il faut dire aux jeunes à qui on rabâche que ce qui vient va être terrible et qu’en plus, il faut faire des efforts. Évidemment qu’ils démissionnent et désertent. Alors que si on leur dit, qu’il va y avoir des fluctuations mais que c’est l’occasion de tout changer, cela modifie la donne.
De toutes les manières, on n’aura pas le choix. C’est la planète qui va décider. Cela peut créer du désir car les projets robustes sont nettement plus enthousiasmants que les projets performants. Il n’y a pas grand-chose à regretter de l’empire de la performance. »