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« La décroissance implique d’instaurer un salaire maximum acceptable »

Il va falloir réduire les inégalités avec des taxes sur les richesses et les revenus, ainsi qu’instaurer un salaire maximum acceptable, comme c’est déjà le cas dans la fonction publique et dans l’Économie Sociale et Solidaire.

Notre système économique néolibéral basé sur la poursuite de la croissance nous conduit droit dans le mur. Comment construire une alternative, qui soit respectueuse des rythmes biologiques de toutes les espèces et des limites planétaires ? Nous avons posé la question à Timothée Parrique, docteur en économie et spécialiste de la décroissance, en poste à l’Université de Lund en Suède autour du projet européen “Postgrowth welfare systems.” Voici ses réponses.

LR&LP : Qu’est-ce que la décroissance ?

Je définis la décroissance comme une réduction planifiée et démocratique de la production et de la consommation dans les pays riches pour réduire les pressions environnementales et les inégalités tout en améliorant le bien-être. On y trouve donc quatre éléments : soutenabilité, justice sociale, bien-être, et démocratie. 

En termes d’écologie, la décroissance est un régime macroéconomique permettant aux pays ayant dépassé leurs seuils de soutenabilité de baisser leur empreinte. Si cette réduction de la production et de la consommation se concentre sur les pays riches qui consomment beaucoup, c’est précisément pour libérer une partie de ces ressources pour ceux qui aujourd’hui en ont besoin pour sortir de la pauvreté. 

Pour simplifier, on pourrait dire que la décroissance des pays riches permettrait d’accélérer le développement durable des pays du Sud. 

Passons au bien-être : la décroissance dans des pays à haut-revenu ne viendra pas forcément baisser la qualité de vie si l’économie est réorganisée pour pouvoir prospérer sans croissance. Cela se joue à l’échelle individuelle avec des démarches de sobriété heureuse, à l’échelle des territoires dans des communs et des coopératives à mission, et à l’échelle nationale avec l’idée d’une « économie du bien-être » dont la performance ne serait plus mesurée par le Produit Intérieur Brut (PIB), à l’instar des « budgets bien-être » qu’a introduit la Nouvelle Zélande en 2019. 

Et puis il y a la planification démocratique qui permet de différencier la décroissance comme un projet de société d’un accident économique comme une récession.

Lire aussi : « Remplaçons le PIB par l’indicateur de vie heureuse, longue et soutenable »

LR&LP : Pourquoi avez-vous décidé de faire de la décroissance votre spécialité ?

En tant qu’économiste écologique, j’ai toujours été fasciné par ce que nous appelons le « métabolisme sociétal » des économies, c’est-à-dire le flux biophysique d’énergie et de matériaux qui les traverse et les anime. Ce point de départ biophysique nous force à toujours regarder l’ombre écologique des activités économiques. 

Quand j’ai commencé à étudier la croissance, je me suis rendu compte que les théories dominantes sur le sujet ne prenaient pas en compte la complexité du monde vivant. Il fallait recommencer presque à zéro, ce qui est assez excitant pour un chercheur. En 2016, j’ai décidé d’écrire une thèse d’économie théorique sur le sujet. (The political economy of degrowth, 2019), et je n’ai jamais quitté le sujet depuis.

LR&LP : Dans son dernier rapport AR6, le GIEC a mentionné la décroissance pour la première fois. Vous avez qualifié cette mention d’« historique », en quoi selon vous ?

C’est en effet triplement historique. D’abord, le terme « décroissance » est pour la première fois mentionné et sérieusement discuté à la fois dans le rapport sur l’adaptation et dans celui sur la mitigation. Une phrase parmi tant d’autres, ici dans le rapport sur l’adaptation (Ch.18 pp. 81-82) : 

« Au cours de la dernière décennie, des économistes écologiques et des politologues ont proposé la décroissance et la ‘gestion sans croissance’ comme solution pour atteindre la soutenabilité environnementale et le progrès socio-économique. Ces concepts sont une réponse délibérée aux préoccupations concernant les limites écologiques de la croissance et la compatibilité entre le développement axé sur la croissance et la soutenabilité. La décroissance durable n’est pas la même chose qu’une croissance négative du PIB, généralement qualifiée de récession. La décroissance va au-delà de la critique de la croissance économique ; elle explore l’intersection entre la durabilité environnementale, la justice sociale et le bien-être ».

C’est aussi historique car le rapport du groupe 3 sur la mitigation dédie un chapitre entier sur la question de la demande (le chapitre 5). C’est la première fois. D’habitude, les rapports sur la mitigation parlent de technologies et de techniques de production. Mais celui-ci introduit le concept de « suffisance » qui est d’ailleurs remonté jusqu’au sommaire pour le résumé à l’intention des décideurs (p.41) : 

« Les politiques de suffisance sont un ensemble de mesures et de pratiques qui permettent de réduire la demande d’énergie, de matériaux, de terres et d’eau tout en assurant le bien-être de tous les êtres humains sans dépasser les limites de la planète ».

Le dernier aspect qui me fait qualifier ce rapport d’historique est sa posture vis-à-vis de la croissance verte. Pendant des décennies, les gouvernements et une grande partie des économistes ont défendu l’idée qu’on pouvait découpler la croissance du PIB de ses impacts néfastes sur la biosphère. Le rapport sur la mitigation vient clairement enterrer cette hypothèse. 

« Le découplage absolu n’est pas suffisant pour éviter de consommer le budget d’émissions de CO2 restant dans le cadre de la limite de réchauffement planétaire de 1,5°C ou 2°C et pour éviter une rupture climatique. Même si tous les pays découplent en termes absolus, cela pourrait encore ne pas être suffisant et ne peut donc servir que comme l’un des indicateurs et des étapes vers la décarbonisation complète de l’économie et de la société » (Ch. 5 pp. 37-39). 

Ce découplage dont tout le monde parle est un mirage, et la croissance un obstacle à la stabilité climatique – ce fait est maintenant reconnu.

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LR&LP : Hausse des denrées alimentaires et du prix de l’essence, financiarisation outrancière de l’économie, nous assistons aujourd’hui sur les marchés mondiaux à une situation très similaire à ce qu’il se passait en 2008, juste avant la crise. Est-ce le cas ? quels sont les risques pour les populations ?

J’aime bien comparer le capitalisme à un taureau dans un magasin de porcelaine. Une économie capitaliste se stabilise par la croissance des revenus, des profits, et du PIB. Cette impérative à l’expansion génère toute une série de crises sociales et écologiques. 

Les banques créent des produits financiers, non pas pour satisfaire des besoins (valeur d’usage) mais uniquement pour les vendre et s’enrichir (valeur d’échange).

Cette course à l’enrichissement sur des marchés compétitifs poussent les acteurs économiques à sauter sur la moindre opportunité de faire un profit, sans forcément se poser la question des risques en termes sociaux et environnementaux. 

L’obsession des gouvernements pour le PIB, indicateur déjà vieux d’un siècle qui n’intègre qu’une petite partie de la vie économique (les services écosystémiques, le bénévolat, l’activité associative n’y sont pas comptés) nous pousse à chérir certains secteurs soi-disant riches en valeur-ajoutée (les marchés financiers, les assurances, la publicité, la marchandisation des données personnelles, les produits de luxe) alors que d’autres secteurs (pourtant riches en valeur sociale et écologique) sont laissés en déperdition. 

Le risque pour les populations, c’est qu’on se retrouve soudainement extrêmement riches en argent (du moins une minorité d’entre nous) mais extrêmement pauvres en écosystèmes et relations sociales (pour la majorité d’entre nous).

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LR&LP : Pour le PDG de BlackRock, Larry Fink, la guerre en Ukraine signe la fin de la mondialisation. Etes-vous d’accord avec cette observation et une crise pareille représente-t-elle une opportunité ou un défi pour changer de modèle économique ?

On n’aurait pas dû attendre une guerre pour réaliser que certaines des dynamiques de la mondialisation ne sont ni socialement justes ni écologiquement soutenables. 

Regardez le commerce international, par exemple. Une étude récente de Jason Hickel et al. (2022) vient pour la première fois mettre des chiffres derrière le concept « d’échange inégal ». En 2015, le Nord s’est approprié l’équivalent de 10 800 milliards de dollars à travers ses échanges commerciaux avec les pays du Sud, soit assez en un an seulement, pour mettre fin à la pauvreté 70 fois (ce que les pays du Nord n’ont pas fait bien entendu, car les richesses appropriées y restent). 

Ce que nous appelons croissance dans les pays de l’OCDE est en partie un « mode de vie impérial » rendu possible par la mobilisation massive de travail et de ressources naturelles en provenance des pays du Sud. 

Sous cet angle, la décroissance des pays du Nord n’est pas seulement nécessaire, elle est aussi urgente. Ce dont nous avons besoin aujourd’hui, c’est d’une relocalisation d’une activité économique plus lente et plus petite à base d’énergies renouvelables, de communs et de coopératives, d’économie permacirculaire, et de low-techs.

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LR&LP : Vous participez au lancement de l’observatoire de la Post-Croissance et de la décroissance : quel en est l’objectif ?

L’OPCD est une initiative collective des acteurs de la recherche, du monde associatif et de citoyens destinée à produire et diffuser des connaissances relatives à la décroissance. C’est le premier centre de recherche dédié au sujet. C’est dans l’ère du temps. Le concept monte en popularité, surtout dans la recherche anglophone où l’on trouve déjà plus de 540 articles académiques sur le sujet. 

Il y a maintenant des études macroéconomiques qui testent des scénarios de décroissance, des cas d’études sur les low-tech et les coopératives, des études empiriques sur les inégalités écologiques et le découplage, ainsi qu’une pléthore de réflexions conceptuelles sur la définition de la décroissance et ses implications sur le travail, la monnaie, les entreprises, et beaucoup d’autres choses.

Lire aussi : Low-tech : « Je persiste à croire qu’un autre modèle de société est possible »

LR&LP : Et qu’en est-il du projet européen “Postgrowth welfare systems.” 

Nous sommes un groupe de sept chercheurs dans plusieurs départements de l’Université de Lund en Suède à se poser la question de comment garantir le bien-être d’une population dans une économie qui serait soit en décroissance, soit en post-croissance (c’est-à-dire stationnaire). C’est un chantier énorme et urgent. 

Comment créer des emplois, financer les entreprises, éradiquer la pauvreté, et réduire les inégalités dans une économie sans croissance ? Personnellement, je travaille principalement sur la question du financement des budgets publics.

On pense souvent que la croissance du PIB est nécessaire pour payer les fonctionnaires, financer les retraites, et plus généralement faire fonctionner un État. C’est faux, et je le montrerai chiffres à l’appui pour la France.

Lire aussi : « Si vous êtes malheureux, c’est parce que nos politiciens sont mauvais ! »

LR&LP : Concrètement, si l’on souhaitait appliquer la décroissance en France, ou en Europe, comment le ferions-nous ?

À projet de société complexe, outils complexes. Il n’y a pas de recette miracle mais les instruments sont déjà là. Il faudrait commencer par changer les indicateurs. Fini le PIB, qui serait remplacé par des budgets bien-être, et fini les entreprises à but lucratif qui deviendraient des entreprises à mission, dont la lucrativité serait limitée, car traitée comme un moyen d’atteindre des objectifs sociaux et environnementaux. 

Il va falloir réduire les inégalités avec des taxes sur les richesses et les revenus, ainsi qu’instaurer un salaire maximum acceptable, comme c’est déjà le cas dans la fonction publique et dans l’Économie Sociale et Solidaire. 

Il faudra repenser la sécurité sociale, et surement l’élargir pour permettre à tous de bénéficier d’une garantie économique générale faite d’accès gratuits à la santé, l’éducation, les transports locaux, etc. selon le modèle de l’Allocation Inconditionnelle d’Autonomie ou de la Garantie Sociale

Il va falloir se débarrasser des incitations à la consommation, donc limiter la publicité et bannir l’obsolescence programmée. Nous allons passer moins de temps à travailler, dans des emplois salariés du moins, mais passer plus de temps à jardiner, produire nous-même, gérer des associations, etc. On pourrait continuer longtemps. Dans ma thèse, j’ai fait l’inventaire des instruments de décroissance, et il y en avait plusieurs centaines… Je sors un livre à la rentrée au Seuil qui viendra décrire tous ces changements.

Lire aussi : Un revenu maximum acceptable pour limiter la prédation des hyper-riches 

LR&LP : Etes-vous plutôt confiant ou inquiet pour l’avenir ? Pourquoi ?

Mon travail me demande d’être bipolaire. D’un côté, je me dois d’être inquiet et pragmatique car il y des catastrophes à éviter. Quand je lis un rapport du GIEC, je m’inquiète, ce qui me pousse à trouver des solutions. C’est la pédagogie des catastrophes dont parlait le philosophe Jean-Pierre Dupuy. 

Mais d’un autre côté, je suis un infatigable optimiste. Mon parcours dans les sciences sociales m’a appris que tout ce qui a été socialement construit peut-être socialement déconstruit et reconstruit. Quand j’imagine les économies possibles de demain, je fais des Lego ; je m’improvise architecte d’économies imaginaires ; je fais travailler ma capacité à l’utopie. 

On éduque nos économistes pour qu’elles prédisent le futur de l’économie, mais cela n’est d’aucune utilité dans la situation présente où c’est le système dans son ensemble qui doit être repensé. Le défi d’aujourd’hui n’est pas de prédire le futur de l’économie mais plutôt d’inventer l’économie du futur – donc au travail ! 

Pour retrouver le travail de Timothée Parrique, voici son site web.
Timothée Parrique vient de publier un livre nommer « Ralentir ou périr, l’économie de la décroissance »

Pour aller plus loin : GIEC : nous devons atteindre un pic des émissions au plus tard en 2025 pour espérer un futur vivable

Laurie Debove

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