La COP28 est une mascarade que de plus en plus de scientifiques refusent de cautionner. Le réseau des scientifiques en rébellion a tenu la semaine dernière à Bordeaux une COP alternative. L'occasion d'aller à leur rencontre pour saisir ce qui les anime, entre énergie du désespoir et volonté d'initier d'autres modes de gouvernance de l'action climatique. Un reportage d'Anne-Sophie Novel.
« La science est claire »
La COP28 est morte, vive l’anti-COP28 ! La base sous-marine, bâtiment militaire d’eau et de béton construit par les Allemands durant la seconde guerre mondiale, est devenue pendant quatre jours le quartier de résistance générale des Scientifiques en rébellion.
Le réseau, lancé en 2020 suite à la publication d’une tribune dans Le Monde, compte aujourd’hui un peu moins de 500 membres actifs qui ont profité de la tenue de la 28ᵉ conférence de l’ONU sur le climat ces jours-ci à Dubaï pour en appeler à d’autres modes d’action.
Suite à une semaine de manifestations menées un peu partout en France, l’idée était de proposer un espace de rencontres ouvert au public et d’en appeler à un sursaut collectif. Sur les murs sombres et humides du lieu prêté par la mairie de Bordeaux, les affiches du mouvement, bariolées des « warming stripes » conçues par le climatologue anglais Ed Hawkins, annoncent la couleur : « La science est claire ».
Une revendication qui traduit cette sensation de voir les connaissances scientifiques sous-exploitées ou utilisées à mauvais escient, et qui les mènent toutes et tous ici.
Benjamin Mauroy, dimanche 3 décembre 2023, Alter Cop Bordeaux
Une gouvernance climatique aux résultats peu probants
Benjamin Mauroy, chercheur en mathématiques appliquées à la biologie au CNRS, s’est engagé après avoir lu les rapports du GIEC : « je défends la connaissance scientifique et aujourd’hui les choses sont limpides sans qu’on en prenne la mesure. On laisse entendre au public que la technologie ou l’I.A. vont nous sauver, mais c’est mensonger ».
En venant ici, il veut faire entendre un autre discours dans les médias : « Les Cop, au mieux ça ne sert à rien, au pire, c’est néfaste, car elles laissent croire que les États se saisissent du problème, mais c’est faux », déplore-t-il, faisant implicitement référence à la hausse continue des subventions aux énergies fossiles et aux aménagements anachroniques qui partout ne cessent d’être envisagés, en France comme ailleurs.
Dans le texte final de la COP27, aucune avancée n’avait été obtenue sur la sortie des énergies fossiles. Pas étonnant quand les réunions pour le climat ont lieu chez des producteurs de… pétrole. Cette année, la COP28 a lieu à Dubaï sous la présidence de Sultan Ahmed al-Jaber, PDG d’une compagnie pétrolière.
Ce dernier a défrayé la chronique en tenant durant la COP28 des propos climatosceptiques où il explique “qu’il n’existe aucune base scientifique ni aucun scénario pour affirmer qu’il faut sortir des énergies fossiles pour stabiliser le réchauffement à +1,5 °C”. Tant pis pour les décennies de travail des milliers de scientifiques ayant participé au GIEC.
Un constat partagé par Jérôme Santolini, chercheur en biochimie, pour qui il est crucial aujourd’hui de monter ce qui pêche dans la gouvernance climatique internationale :
« Les COP sont comme une expérience qui ne fonctionne pas : après 27 essais, les résultats ne sont pas probants. Il faut donc changer les modalités de l’action climatiques, modifier les paramètres de l’équation et envisager les choses autrement ».
Pour changer de procédé, les Scientifiques en rébellion ont joué sur différents volets : conférences à la base sous-marine, projection de films, compositions et lectures musicales engagées, interventions de jeunes acteurices du TNBA et actions dans la ville – avec notamment cet appel lancé le premier soir depuis le pont Chaban Delmas, cette action avec les naturalistes des terres devant le Museum d’Histoire Naturelle le vendredi matin ou cette déambulation dans le quartier de la Victoire et du marché des Capucins à renfort de batucada le dimanche matin.
Jérôme Santolini, chercheur en biochimie
COP28, un besoin de changer de registre
Pour Julian Carrey, chercheur toulousain à l’INSA, membre de l’Atecopol et du labos1point5, cette Alter Cop a pour ambition de « parler des vrais sujets » – à savoir la décroissance, de sortie des fossiles, de la solidarité avec les pays du sud.
« Nous vivons dans un tel confort qu’il est difficile de remettre en cause nos modes de vie, mais tout cela n’est pas normal ni pérenne, si bien que nous devons travailler de nouveaux imaginaires » explique le quarantenaire pour qui intervenir dans la vie de la Cité fait partie de son métier.
Soucieux de cultiver l’utopie pour garder la force de se battre, il en appelle à l’émotion et à l’art : « Si certaines personnes sont touchées par une courbe du Giec, d’autres le sont par la fonte des glaciers ou par le fait de ne plus voir les étoiles le soir ».
Julian Carrey, dimanche 3 décembre place de la Victoire, à Bordeaux
Un besoin partagé par la chercheuse d’origine belge Andrée de Backer, spécialiste de la science des matériaux, entrée en rébellion suite à la « médiocrité du débat public » durant la présidentielle 2022.
À ses yeux, il est plus que temps de reconnecter les faits scientifiques aux conséquences sensibles pour contrer l’échec des sciences à dire le monde : « J’ai changé le jour où j’ai perçu la possibilité que l’on perturbe l’équilibre de notre planète – la première étape, c’est d’envisager que ce soit possible qu’un monde qu’on croyait si puissant s’effondre ».
Andrée De Backer, spécialiste de la science des matériaux
Une crise de sens et une prise de conscience
Aussi les Scientifiques en rébellion questionnent-iels plus largement la technocratisation, la marchandisation et l’instrumentalisation des sciences dans la société. C’est après avoir soutenu sa thèse que le jeune physicien Irénée Frerot a, par exemple, traversé une crise de sens :
« à quoi bon produire des connaissances alors que les applications servent davantage les solutions que les problèmes ? On finance mes recherches pour nourrir un progrès technique qui ne me donne pas l’impression d’être globalement positif », confie-t-il, désireux, comme beaucoup ici présents, de donner maintenant une dimension plus politique à son métier.
Irénée Frerot, physicien
« Pour être écoutés, les scientifiques ont longtemps misé sur la neutralité, quitte à ce que notre prudence se retourne contre nous, via les marchands de doute », commente aussi la géographe de l’environnement Fabienne Barataud, exerçant à l’INRAE de Nancy.
« Or, ne jamais questionner le modèle dominant, c’est faire un choix. J’ai pour ma part choisi d’être transparente sur mes engagements et ma façon de travailler. » Une honnêteté intellectuelle qui lui permet de passer à l’action et l’accompagne au quotidien dans son travail de terrain.
Fabienne Barataud à la rencontre du public à Bordeaux le dimanche 3 décembre matin
L’événement, dont le pic d’affluence a eu lieu le samedi (avec près de 300 personnes à chaque conférence), a connu de nombreuses retombées presse et parié sur sa portée symbolique et la volonté de créer, à terme, d’autres événements similaires avec l’ensemble des réseaux militants.
Si les responsables politiques n’étaient pas conviés, il est à noter que le ministre de la Transition écologique Christophe Béchu était, lui aussi, à Bordeaux le vendredi pour lancer la COP régionale aux côtés du président de région Alain Rousset, promoteur de la ligne TGV à grande vitesse et des retenues d’eau en Charente-Maritime et dans les Deux-Sèvres…
De quoi rappeler l’essentiel, pour Fabienne Barataud : « La seule façon de ne pas être désespéré, c’est d’être dans l’action. Le risque, c’est l’entre-soi, et la difficulté, c’est le retour à la réalité ».
Retrouvez le travail du photographe Ivan Mathie sur son site.
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