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Une sécurité sociale alimentaire pour assurer notre résilience face aux défaillances du système actuel

Si le coût apparent de l’alimentation est modique, ce sont les agriculteurs et la collectivité qui en paient les externalités : nous n’avons en réalité probablement jamais payé aussi cher le coût d’un système alimentaire défaillant.

Cette tribune a été écrite par l’association Les Greniers d’Abondance qui oeuvre pour la résilience alimentaire des territoires en étudiant la vulnérabilité des systèmes alimentaires contemporains face aux bouleversements écologique, climatique et énergétique. L’association vient de lancer CRATer, un calculateur de résilience alimentaire des territoires.

La résilience alimentaire correspond à la capacité du système alimentaire à garantir notre sécurité alimentaire – soit la « possibilité physique, sociale et économique de se procurer une nourriture suffisante, saine et nutritive » – et ce malgré des perturbations variées et imprévisibles. Or aujourd’hui, en plus de ne pas assurer la sécurité alimentaire de toute la population française, notre système alimentaire montre de profondes vulnérabilités face aux bouleversements écologiques et sociaux – menaces qu’il contribue lui-même à aggraver.

Notre manière de produire, transformer, transporter et consommer notre nourriture doit connaître une véritable révolution si nous voulons assurer notre sécurité alimentaire dans un contexte de changement climatique, d’effondrement de la biodiversité, de raréfaction des ressources énergétiques et de récession économique. La responsabilité de cette transition n’incombe pas à la seule profession agricole, ni aux seuls consommateurs. Nous devons collectivement revoir les règles du jeu afin de généraliser des pratiques plus résilientes et soutenables. Une sécurité sociale de l’alimentation permettrait de faire un grand pas dans cette direction.

La sécurité sociale alimentaire, c’est à dire ?

Aujourd’hui, la sécurité alimentaire se trouve hors du champ de la responsabilité publique. Cet état de fait, récent sur le plan historique, n’a rien d’évident lorsque l’on pense que les pouvoirs publics ont à charge de veiller à la satisfaction des autres besoins sanitaires de base : la fourniture d’eau potable, le traitement des déchets, les soins médicaux…

Il s’ensuit que le système alimentaire s’auto-organise selon les conventions économiques dominantes, dans les limites que lui impose le cadre législatif et réglementaire. Cette logique mène à une concentration accrue des profits et des pouvoirs de négociation. Le système agro-industriel moderne se caractérise en effet par une structure « en sablier », dont une poignée de firmes de l’agroalimentaire et de la grande distribution forment le goulet d’étranglement.

Concentration des activités de transformation et de distribution alimentaires en France. Les fusions-acquisitions successives ont contribué à la construction d’un oligopole de groupes internationaux bénéficiant d’économies d’échelle importantes et d’un fort pouvoir de négociation. Source : Les Greniers d’Abondance, d’après les données Agreste (2019) et Kantar World Panel (2016)

La poursuite de leurs intérêts économiques diverge notoirement de l’intérêt général. Non parce qu’elles visent délibérément à fragiliser notre sécurité alimentaire, mais simplement parce que leur bilan n’inclut ni l’épuisement des ressources naturelles, ni les impacts écologiques, ni la dégradation de la santé publique.

De part et d’autre du sablier, les huit-cent mille agriculteurs et les soixante-sept millions de consommateurs n’ont qu’une marge de manœuvre limitée pour transformer le système. Si le coût apparent de l’alimentation est modique, ce sont les agriculteurs et la collectivité qui en paient les externalités :

nous n’avons en réalité probablement jamais payé aussi cher le coût d’un système alimentaire défaillant.

La sécurité sociale de l’alimentation (SSA), imaginée par un collectif d’organisations, vise à corriger ces dysfonctionnements. Elle consiste à mettre en place des caisses démocratiques locales (à l’échelle départementale par exemple) en charge de « conventionner » certains produits alimentaires. Les différentes étapes de production de ces aliments seraient régies par des cahiers des charges décidés collégialement, et un budget spécifique serait alloué à chaque citoyen pour y accéder.

Concrètement, ce conventionnement des produits peut se fonder sur un « système participatif de garantie », au sein duquel siègent systématiquement des producteurs, des entreprises de la transformation et de la distribution alimentaire, et des consommateurs. En France, la réussite du mouvement des AMAP (Associations pour le Maintien d’une Agriculture Paysanne) témoigne de la popularité et de l’efficacité de ces systèmes alimentaires basés sur la collaboration entre producteurs et consommateurs.

Si un mode de financement par cotisation est adopté pour la SSA, cela constitue une opération blanche pour la majorité des consommateurs : par exemple 150 euros cotisés pour 150 euros récupérés pour l’achat spécifique de produits alimentaires conventionnés. Un ajustement peut être réalisé pour les plus précaires.

Le coût de fonctionnement du dispositif représenterait un montant faible par rapport au budget alimentaire en jeu (de l’ordre de 20 euros par personne en se basant sur les coûts actuels de gestion de l’assurance maladie) et surtout au regard des économies importantes qu’il permettrait de réaliser. A titre d’exemple, aux États-Unis, qui ne disposent pas de couverture universelle de santé, les soins reviennent en moyenne deux fois plus cher par habitant que dans les pays européens.

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Bénéfices pour les consommateurs

Le premier intérêt de la SSA découle de son caractère universel : elle offre à chacun l’accès à des produits de base de qualité, indépendamment de ses conditions de revenus. Huit millions de Français ont à ce jour recours à l’aide alimentaire institutionnalisée, et la situation s’aggrave en raison de la récession économique actuelle : les demandes d’aides alimentaires auprès du Secours populaire ont récemment connu une hausse de 45 %.

Plutôt que de généraliser les dispositifs de gestion de crise et les politiques ciblant les populations pauvres, la SSA propose une réponse systémique au problème. Elle garantit une couverture alimentaire universelle et égalitaire, exactement comme le fait la sécurité sociale pour l’accès à des soins médicaux de base.

Les consommateurs sont libres de choisir parmi la diversité des produits conventionnés et de compléter avec les produits non conventionnés qu’ils souhaitent.

Outre l’accès équitable à l’alimentation, la SSA occasionnerait des bénéfices considérables sur la santé publique, aujourd’hui largement dégradée par un système alimentaire n’ayant pas pour vocation première de nourrir sainement la population. En France, le taux d’obésité a presque triplé en une trentaine d’années, passant de 6,5 % de la population adulte en 1991, à 17 % en 2019. Près de la moitié des adultes sont en surpoids.

Ici encore, les inégalités sociales s’expriment lourdement : dès l’âge de 6 ans, les enfants d’ouvriers sont quatre fois plus touchés par l’obésité que les enfants de cadres.

La publicité incite à l’adoption de comportements directement antagonistes aux objectifs de santé publique. Elle favorise les enseignes de la grande distribution et de l’agro-industrie au détriment des circuits de distribution et des produits locaux et accorde une place centrale aux produits hyper-transformés et aux fast-foods.
Source

Rejeter la cause sur les consommateurs revient à les tenir comptables de transformations du système alimentaire sur lesquelles ils n’ont aucune prise : marketing, orientation de l’offre, faible qualité nutritionnelle des produits…

En plus de leurs conséquences délétères sur la qualité de vie, ces pathologies génèrent d’importants coûts de santé publique (diabètes, maladies cardiovasculaires, cancers) supportés par la collectivité. Leur prévention coûterait bien moins cher et serait bien plus efficace que leur traitement. C’est ce que permet la SSA en levant simultanément les obstacles économiques et socioculturels qui entravent aujourd’hui une alimentation saine.

Garantir un accès universel à des produits frais, peu ou pas transformés, et de qualité, c’est tout simplement reconnaître le rôle fondamental de l’alimentation dans la santé humaine.

Crédit : Maarten van den Heuvel 

Bénéfices pour les producteurs

Sur 100 euros d’achats alimentaires, seuls 6,50 euros reviennent aux agriculteurs français. Comment la répartion de la valeur ajoutée peut-elle être aussi inéquitable ?

Avec la concentration économique croissante des firmes de l’agro-industrie, les producteurs se sont retrouvés intégrés dans des filières agroalimentaires verrouillant les circuits de commercialisation et la fixation des prix.

En France, quatre groupes de meunerie contrôlent la moitié de la filière de la farine. Les dix premiers groupes de transformation laitière produisent à eux seuls plus de 90 % du lait en bouteille, du beurre et des yaourts, et plus de 80 % du fromage français. La moitié de la viande est issue d’une vingtaine d’abattoirs industriels.

La concentration n’est pas moindre du côté de la grande distribution, où les centrales d’achat de six enseignes (Auchan, Système U, Carrefour, Casino, Leclerc et Intermarché) se partagent 92 % du marché. Les capacités de négociation échappent totalement aux agriculteurs, contraints d’écouler leur production auprès de leur coopérative ou d’un client unique.

Répartition de la valeur ajoutée sur 100 euros d’achats alimentaires en France.
Source : FranceAgriMer (2020) Observatoire de la formation des prix et des marges des produits alimentaires. L’euro alimentaire

Les prix dérisoires en sortie de ferme incitent les exploitations à s’agrandir continuellement pour augmenter leur production et bénéficier de plus d’aides de la PAC – aujourd’hui majoritairement versées en proportion de la surface cultivée.

La profession agricole sort dans l’ensemble perdante de cette course au productivisme : 25 % des agriculteurs touchent moins de 650 euros de revenu brut mensuel et, hors subventions, la moitié des exploitations auraient un résultat négatif.

Cet état de fait est un frein majeur aux nouvelles installations, à l’heure où la profession représente moins de 1 % de la population française, et où moins de la moitié des départs à la retraite sont compensés.

Évolution du nombre d’exploitations agricoles en France depuis 150 ans, et projection tendancielle pour la décennie 2020-2030 : un quart des exploitations risque de disparaître. Source : Les Greniers d’Abondance, d’après Duby G. et Wallon A. (1977) L’Histoire de la France Rurale, tome III et IV. Le Seuil, Paris. et Agreste (2019) GraphAgri 2019. Exploitations en France

En offrant un débouché immédiat aux produits conventionnés, et en associant directement les producteurs au processus de conventionnement, la SSA procure l’assurance de prix rémunérateurs et facilite les nouvelles installations agricoles.

Un levier puissant pour rendre plus durable la production agricole

En plus des souffrances psychologiques qu’elle occasionne, cette pression structurelle exercée sur la majorité des agriculteurs favorise l’hyper-spécialisation, l’homogénéisation des paysages et l’utilisation massive d’intrants. Les exploitations n’ont aucune latitude pour évoluer vers des modèles de production durables.

La consommation nationale de pesticides n’a jamais été aussi élevée, malgré les plans « Écophyto » et autres politiques mises en œuvre, alors que les populations d’insectes s’effondrent à un rythme vertigineux – et avec elles des services écosystémiques tels que la pollinisation. Le linéaire de haies est passé de deux millions de kilomètres au début du 20e siècle, à six-cent milles dans les années 2000, et ce déclin se poursuit alors que les arbres sont essentiels pour faire face aux sécheresses (effet brise-vent, ombrage) et stocker du carbone.

L’opinion publique semble pourtant très concernée par ces enjeux. Cela laisse présager qu’avec un cahier des charges établi démocratiquement , la préservation de l’environnement occuperait une place prioritaire dans le cahier des charges des produits conventionnés.

Le débat public « ImPACtons » invite les citoyens à hiérarchiser les dix enjeux clés de la future PAC. Un rapport d’étape intermédiaire montre que les participants accordent une importance prioritaire aux enjeux de climat, de ressources naturelles et de biodiversité. Inversement, les enjeux jugés les moins prioritaires sont ceux de « modernisation, de transition numérique et d’innovation » ainsi que « renforcer la compétitivité ».

Par le biais d’un pouvoir d’achat garanti affecté à des aliments issus de modes de production durables, la SSA fournit une incitation importante à changer de pratiques. Elle donne aux agriculteurs une vision à long terme leur permettant d’engager des changements structurels sur leur exploitation pour répondre aux demandes sociétales : diversification des activités, diminution des intrants, pratiques agroécologiques… Ces évolutions sont indispensables pour rendre les exploitations plus résilientes.

Crédit : Warren Wong

La SSA développe l’ancrage local du système alimentaire

Le paysage agricole français, très diversifié jusqu’à la première moitié du XXe siècle, pourvoyait à une grande partie des besoins alimentaire à l’échelle locale. Puis, l’essor des transports et l’abondance énergétique ont laissé les territoires se spécialiser à l’extrême.

Comme le résume Françoise Laborde, sénatrice de Haute Garonne : « Aujourd’hui, production et consommation ne sont plus territorialisées, et même les zones rurales sont alimentairement vulnérables, perfusées par le ballet des camions de la grande distribution. ».

Chaque jour, ce sont l’équivalent de 30 000 semi-remorques qui traversent la France pour collecter des denrées, approvisionner les marchés de gros ou les usines agroalimentaires, consolider les flux de marchandises, et livrer les surfaces de vente. Anticiper le déclin de la production pétrolière nécessite de diminuer fortement les distances parcourues par les aliments et les consommateurs en déployant des réseaux de distribution locaux.
Crédits : Marcin Jozwiak, Creative Commons

Dans une perspective de déclin de la production pétrolière mondiale, réduire les distances parcourues par les marchandises agricoles et alimentaires est un impératif.

Le fonctionnement de la SSA en caisses de gestion décentralisées permet de créer un lien direct entre producteurs, transformateurs et consommateurs : le conventionnement privilégiera les produits locaux dès lors que ces derniers sont disponibles, et favorise ainsi la diversification des productions agricoles et la reconstruction de filières à l’échelle territoriale.

La SSA aboutit ainsi à la mise en place de multiples systèmes alimentaires territoriaux à la fois relativement autonomes et interconnectés. Une perturbation donnée se propage alors plus difficilement et les territoires peuvent se soutenir mutuellement en cas de besoin.

Les processus classiques d’accumulation et de déréglementation liés au régime politique et économique dominant ont conduit notre système alimentaire dans une impasse et menacent à terme notre sécurité alimentaire collective. Il est indispensable de transformer en profondeur ce modèle en redéfinissant ses objectifs : passer d’une production de masse destinée à maximiser les profits des acteurs économiques dominants, à une production soutenable destinée à nourrir sainement la population.

Même s’ils le voulaient, les acteurs économiques dominants, enfermés – de bonne grâce ! – dans une logique de maximisation des profits et de concurrence internationale, ne pourraient guère aller au-delà de quelques aménagements marginaux. Seul un changement significatif des règles du jeu est à même de lever les multiples verrous qui empêchent aujourd’hui toute transformation du système à la hauteur des enjeux.

La mise en œuvre d’une sécurité sociale de l’alimentation serait en ce sens une réponse systémique tout à fait pertinente, générant un effet levier majeur et permettant de construire un système alimentaire plus équitable, résilient et soutenable.

plus d’infos sur l’auteur :

Fondée en 2018, l’association Les Greniers d’Abondance s’intéresse aux vulnérabilités de notre système alimentaire face aux  changements globaux et explore les voies de résilience qui s’offrent à nos sociétés. Réunissant des chercheurs, experts, acteurs de terrain et bénévoles aux parcours variés, l’associaiton mène des travaux de recherche et des actions de sensibilisation, et met au point des outils pour accompagner les citoyens, les professionnels et les institutions dans le renforcement de la résilience alimentaire de leur territoire.

Dans le rapport Vers la résilience alimentaire, l’association dresse un état des lieux transversal et détaillé du système alimentaire  français et de ses vulnérabilités, et propose des outils concrets et réalistes aux acteurs du territoire pour bâtir un système alimentaire plus résilient. Le Calculateur de Résilience Alimentaire des Territoires est une application internet permettant de générer automatiquement un diagnostic à l’échelle de votre collectivité.

crédit photo couv : les serres d’Almeria en Espagne, JOSE LUIS ROCA / AFP

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