Avec leur ouvrage « Avoir 20 ans à Sainte-Soline », les chercheurs du collectif du Loriot donnent à entendre les témoignages de jeunes adultes présents à Sainte-Soline. Une façon de produire un « contre-récit », à contre-courant du discours politique et médiatique dominant.
Les traumatismes de Sainte-Soline
25 mars 2023, Sainte-Soline. Celles et ceux qui étaient présents dans les Deux-Sèvres lors de cette journée de mobilisation historique contre les méga-bassines n’en ont rien oublié. Au contraire, face aux 3 200 gendarmes et policiers mobilisés, et aux plus de 5 000 grenades tirées, nombreux sont les manifestants à toujours porter les séquelles des violences qu’ils y ont observées et souvent subies.
A cette violence, depuis largement documentée notamment par la Ligue des droits de l’Homme qui a conclu à un usage « disproportionné » des armes à Sainte-Soline, est rapidement venue s’ajouter une autre violence, plus sourde, plus insidieuse aussi : celle du discours politique et médiatique dominant, qui a stigmatisé les manifestants, invisibilisé leurs revendications contre l’accaparement des ressources en eau, et minimisé le très lourd bilan humain.
Une violence symbolique à laquelle le collectif du Loriot, composé de six enseignants-chercheurs en sciences sociales de l’université de Poitiers, a tenté de répondre à travers son ouvrage collectif Avoir 20 ans à Sainte-Soline.
Produire un « contre-récit »
Paru en mars dernier aux éditions La Dispute, cet ouvrage donne à entendre le témoignage d’une dizaine de jeunes âgés de 17 à 29 ans, tous présents lors de la mobilisation à Sainte-Soline. Une façon pour les enseignants-chercheurs, tous également présents à la manifestation, de participer à construire un « contre-récit », loin des caricatures et raccourcis trop souvent entendus.
« En revenant de la manifestation de Sainte-Soline, on a eu le sentiment de faire face à une seconde forme de violence, rembobine Hélène Stevens, l’une des membres du collectif du Loriot, pour La Relève et La Peste. Dans la voiture en écoutant la radio ou bien à la maison en regardant la télé, les discours que l’on entendait ne correspondait en rien à notre expérience ou à celle vécue par les étudiants avec qui nous étions en contact ».
« On a eu le sentiment d’être dépossédé de ce qui s’était déroulé sur place. On a donc voulu rétablir les faits en donnant la parole à celles et ceux qui étaient à Sainte-Soline, et qui n’ont pas pu s’exprimer pendant la séquence politique et médiatique qui a suivi. »
Composée d’une dizaine de témoignages, accompagnés de textes de chercheurs et militants, l’ouvrage du collectif du Loriot rend compte de l’hétérogénéité des manifestants présents lors de la mobilisation, ainsi que des logiques multiples qui les ont conduits à se rendre à Sainte-Soline.
Ancienne maraîchère de 27 ans, Annaëlle explique par exemple avoir dû mettre un terme à son activité dans les Deux-Sèvres en partie à cause du manque d’eau. Pour la jeune femme, être à Sainte-Soline lors de la mobilisation du 25 mars relevait donc de l’évidence. Bachelier au moment de la mobilisation, Mathis,17 ans, s’est lui politisé lors de différentes manifestations antérieures, notamment contre la réforme des retraites, avant de s’engager contre les mégabassines. Artiste plasticien basé entre Londres et Paris, Yaël, 27 ans, a lui fait le choix de s’engager dans les luttes locales des Deux-Sèvres lorsqu’il a été amené à résider dans le Poitou pour ses projets artistiques.
Autant de parcours et de trajectoires de vie qui viennent battre en brèche l’image d’une jeunesse homogène, composée d’« écoterroristes » rassemblés au sein des black blocs.
« Avec notre ouvrage, on a voulu rendre justice à une réalité sociale beaucoup plus complexe, détaille Benoît Leroux, autre membre du collectif du Loriot, pour La Relève et La Peste. En faisant nos entretiens, on s’est rendu compte que beaucoup de jeunes avaient souvent eu la possibilité de se former aux questions politiques par la socialisation primaire ou secondaire, mais aussi qu’ils avaient souvent des trajectoires différentes. »
Et de renchérir : « D’ailleurs, leurs répertoires d’action ne sont pas toujours les mêmes. Certains s’autorisent à aller à la confrontation, mais d’autres préfèrent rester en retrait. »
« Ça donne encore plus envie de se battre »
Quelles qu’aient été leurs trajectoires et leurs modalités d’action avant et pendant la journée du 25 mars, les jeunes adultes qui témoignent dans Avoir 20 à Sainte-Soline dépeignent de façon unanime l’ambivalence de cette journée. D’une part, tous racontent leur sidération face à la violente étatique qui leur a été opposée. De l’autre, ils insistent avec force sur leur volonté de continuer à lutter.
« Ça donne encore plus envie de se battre », assure Louise, 28 ans, professeur d’espagnol en lycée. Membre du collectif Bassines non merci 79, Noémie, 28 ans, se dit également « soulagée de voir que le découragement et la terreur n’ont pas gagné ».
Gravement blessée pendant la manifestation, Alix, 20 ans, assure elle aussi que « malgré toute la violence qu'[elle a] subi, tout cela [lui] donne encore de la force » : « C’était là-bas qu’il fallait être et j’espère que je serai encore là quand il faudra où il faudra », dit-elle. Des propos que la jeune femme a d’ailleurs réaffirmé avec force sous les applaudissements du public à Paris, en mars dernier, lors de la projection en salle du film « Sainte-Soline, autopsie d’un carnage ».
Produit par Reporterre et Off Investigation, le documentaire, désormais en accès libre sur YouTube, retrace avec brio la journée du 25 mars à travers la voix de celles et ceux qui y étaient, avec une ambition commune à celle du collectif du Loriot : redonner une voix aux manifestants de Sainte-Soline, comme Alix.
Continuer à documenter les luttes
Coïncidence ou pas, lors d’une rencontre organisée en librairie à l’occasion de la sortie de l’ouvrage du collectif du Loriot, Hélène Stevens a été interpellée par une jeune femme qui a porté secours à Alix lorsque celle-ci a été blessée le 25 mars.
« Depuis Sainte-Soline, cette jeune femme n’avait pu parler à personne de ce qu’elle avait vécu là-bas, raconte Hélène Stevens avec émotion. Pendant cette rencontre, on a pu en parler et j’ai pu l’orienter vers des personnes en capacité de l’aider. » Et de renchérir : « De façon générale, les rencontres autour du livre sont très marquantes. Il reçoit d’ailleurs un très bon accueil. »
Preuve en est que les 2 000 exemplaires d’Avoir 20 ans à Sainte-Soline ont été écoulés en quelques semaines à peine. Une deuxième impression est actuellement en cours. En parallèle, le manifeste des Soulèvements de la terre, Premières secousses, sort en librairie ce 19 avril.
« En tant que chercheurs, nous avons l’opportunité, mais aussi la responsabilité de documenter les luttes du point de vue de ceux et celles qui sont directement concernés, conclut Hélène Stevens. Avec cet ouvrage, nous avons pris conscience que ce qu’on fait permet aux gens de parler de ce qu’ils ont vécu, continue l’enseignante-chercheuse, convaincue de l’importance pour les chercheurs en sciences sociales de s’impliquer dans les combats actuels, au même titre que le font certains chercheurs en sciences fondamentales, notamment au sein de Scientifiques en Rébellion.
« On continuera donc à prendre part aux luttes », sourit-elle, déjà tournée vers la mobilisation à venir, cet été, dans le Poitou pour la défense de l’eau.