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Annuler les dettes des agriculteurs est indispensable pour permettre un changement de modèle alimentaire

La dette a un terrible pouvoir de coercition et de soumission, de silence, de honte et de stress, au point de générer des suicides dans des proportions particulièrement importantes au sein des métiers agricoles.

La production alimentaire est prise dans les mêmes logiques que des pans toujours plus vastes de notre société : concurrence, productivité, endettement, épuisement, perte de sens. Dans l’agriculture, les effets en sont particulièrement tragiques, et colère et détresse de ceux et celles qui ont faim, et des agriculteurs et agricultrices dans des situations financières catastrophiques, ne font que s’étendre et s’intensifier.

La crise sanitaire entraîne une crise alimentaire

En ces temps de pandémie, le net ralentissement des circuits logistiques internationaux a montré à quelle point l’organisation de la production agricole mondiale est fragile. Cela dit, ce sont encore les populations les plus précarisées d’un côté, et les agriculteurs et agricultrices de l’autre, qui paient le prix de cette organisation complètement dysfonctionnelle. 

Après plusieurs semaines de confinement et de perte importante de revenus pour une partie de la population, la question de la faim se pose dans des pays qui se prétendent à la pointe du développement et de la modernité. Au sein des populations qui ont encore les moyens de se payer une nourriture de qualité, on prête une plus grande attention aux circuits courts tout en réalisant qu’on est bien loin du compte.

Les gouvernements nous parlent de relocalisation de la production sans que les moyens ne soient mis en place pour y parvenir.

Pendant ce temps, poussés depuis des décennies dans une logique de production ultra-intensive et tournée vers l’exportation, des cultivateurs de France et de Belgique se retrouvent avec des centaines de milliers de tonnes de pommes de terre sur les bras faute de débouchés, alors que l’importation de pommes de terre extra-européennes continue.

Aux deux bouts de la chaîne agro-alimentaire se trouvent les dindons de la farce, agriculteurs et agricultrices, mangeurs et mangeuses. Alors qui rigole dans l’histoire ? On pense bien sûr aux multinationales de la chaîne agroalimentaire, mais il peut aussi être intéressant de remonter un peu plus haut.

Salon international de l’élevage SPACE à Rennes. – Martin Bertrand / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP

La concentration des richesses

Depuis 2008, le creusement des inégalités s’est accéléré : on a sauvé le système financier par un endettement public massif. Le choix de l’austérité, qui veut que la dette soit payée par la population à coup de réduction des budgets publics dans la santé, à coup de contrôle des allocataires sociaux ou de réduction des investissements dans les infrastructures… affecte particulièrement les personnes qui étaient déjà en situation de précarité.

De l’autre côté, en sauvant le système financier, on a aussi sauvé ceux qui en profitent le plus : la partie de la population dont le patrimoine était déjà grand et qui tire une part importante de ses revenus de loyers, de dividendes et autres plus-values. Sans surprise, l’appauvrissement des un.e.s a nourrit l’enrichissement des autres.

Tous ces capitaux accumulés de manière accélérée depuis 2008 cherchent encore et toujours des débouchés, des endroits, des activités, dans lesquelles « investir » pour en tirer de la valeur, et ce encore plus en période d’incertitude comme celle que nous traversons. Comme ce capital n’en finit pas de croître – et qu’il n’est pas confiné, lui – il lui faut toujours plus de débouchés ; et comme les marchés connaissent quelques remouds, les « investisseurs » courent à la recherche des opportunités de « placement » les plus rentables et sûres.

Les terres sont ainsi considérées par les investisseurs comme des « valeurs refuge » : on peut y mettre une partie de son capital à l’abri. Les « matières premières agricoles » (blé, riz, etc…) peuvent aussi devenir des « valeurs refuge ». L’intrusion des financiers sur ces « marchés » a contribué à faire monter les prix, à limiter l’accès des cultivateurs à la terre, et à rendre l’alimentation de base inaccessible pour des millions de personnes.

La chaîne agro-alimentaire est dominée par des multinationales qui produisent elles aussi des opportunités d’investissement, des débouchés pour les détenteurs de capitaux. Constructeurs de machines agricoles, semenciers, fournisseurs de produits phytosanitaires, industries de transformation alimentaire ou entreprises de la grande-distribution : toutes répondent à la même logique.

Ces entreprises sont dirigées par des individus dont le mandat est de contenter actionnaires et créanciers. La communication aux investisseurs est au premier rang de leurs préoccupations. L’action de leur entreprise doit être vue comme un investissement désirable, plus désirable que l’entreprise ou le secteur voisin, et pour cela, il faut générer toujours plus de bénéfices pour reverser toujours plus de dividendes aux actionnaires. Cela suppose de minimiser les coûts de production.

Ainsi, les industriels de l’alimentation chercheront à minimiser le prix auxquels ils achètent les matières premières, en l’occurrence, le fruit du travail des agriculteurs.

Cela suppose aussi de maximiser les revenus : les semenciers chercheront à vendre un maximum de leurs produits sur des territoires toujours plus grands, utilisant un marketing intense, usant de leur influence pour empêcher des réglementations qui risqueraient d’augmenter leurs coûts de production même s’il en va de la santé des agriculteurs

C’est la valeur de l’action et la satisfaction des actionnaires et créanciers qui est en jeu, car si on ne les contente pas, ils vendront leurs actions et la valeur de celle-ci baissera – et le bonus des dirigeants avec. Tout ce petit monde a donc intérêt à maintenir une pression constante, à la baisse sur les coûts, et à la hausse sur les revenus.

Mais comment faire en sorte que toutes ces machines toujours plus sophistiquées et coûteuses, tous ces intrants et semences toujours plus innovants, soient abordables pour des agriculteur.trice.s dont les revenus sont tellement sous pression ?

Crédit : Polina Rytova

L’emprisonnement du système-dette

Depuis ses débuts, le système agricole moderne et mécanisé, celui qui s’est déployé après-guerre, a reposé sur l’endettement : créer de la dette, pour faire tourner un nouveau système. C’est la même histoire que celle des ouvrier.e.s et employé.e.s dont les revenus ne suffisent plus à assurer une vie digne : on se tourne vers la banque, on contracte un crédit.

Les banques n’ont pas d’autre intérêt que celui de nous « offrir » un crédit : sans crédit, pas de revenus pour elles, elles ont besoin qu’on leur emprunte, et elles n’oublient pas de nous le rappeler à travers leurs campagnes de publicité. Elles pousseront d’ailleurs, s’il le faut, car elles aussi répondent aux attentes de leurs actionnaires.

Pourtant, la dette a un terrible pouvoir de coercition et de soumission, de silence, de honte et de stress, au point de générer des suicides dans des proportions particulièrement importantes au sein des métiers agricoles.

Ce système se moque des surproductions, il s’en nourrit : trop de lait, c’est un prix qui baisse et une marge plus élevée pour les multinationales du yaourt. Trop de céréales, c’est plus d’intrants vendus, plus de machines aussi. Trop, c’est plus de besoins d’investissements, plus de crédits, plus d’intérêts. Et puis il faut bien nourrir les pauvres !

Alors ils et elles deviendront la « poubelle de la surproduction agro-alimentaire ». Pendant ce temps, les entreprises agroalimentaires ont pris leurs bénéfices. Les actionnaires sont contents. L’enrichissement continue. Ce système les nourrit très bien, eux, ils n’ont donc aucun intérêt à le changer.

Nombreuses sont celles et ceux qui appellent à une transition du modèle de production agricole, mais peu évoquent sérieusement le sujet du poids de la dette. Pourtant, comment parler sincèrement de transition agricole sans se pencher sur ce qui tient le système actuel, sans parler des modalités d’annulation au moins partielle de cette dette ? Les agriculteurs et agricultrices ne peuvent pas porter une telle revendication seules, et pourtant elle doit être évoquée car elle constitue une condition nécessaire à la transition.

Une crise financière s’est déclenchée suite aux incertitudes liées à la crise sanitaire. Une crise bancaire pourrait encore suivre, et ce malgré les centaines de milliards déjà injectés dans le système. Les arrêts d’activité et pertes de revenus mettent des entreprises et des personnes dans l’incapacité de rembourser leurs crédits.

Le monde agricole ne fera pas exception : comment des agriculteurs et agricultrices déjà surendetté.e.s au point de détenir le triste record des taux de suicides pourraient faire face à ces récoltes qui pourrissent sur pied, sont détruites ou ne trouvent pas preneur ?

Les banques vont donc essuyer des pertes – et cela a déjà commencé. Alors pourquoi ne pas aller plus loin et en faire une opportunité pour que ceux qui en ont vraiment les moyens épongent ces pertes ? Les banques sont construites sur des montagnes de dettes : elles empruntent et continuent d’emprunter des quantités colossales de capitaux dont elles sont vitalement dépendantes. Elles empruntent aux marchés financiers : autres banques, multinationales, sociétés d’assurances, fonds de pension, fonds d’investissement, fonds monétaires, et derrière ces différents fonds, des particuliers.

En Belgique, 85% des titres financiers sont détenus par 10% de la population. Les 15% restants ne sont pas détenus par 90% de la population, puisque nombreux sont ceux et celles qui n’ont aucun titre financier en leur possession. En France, moins de 9 % de la population a un patrimoine lié à la bourse.

Cela signifie que si une banque est en difficulté au point de menacer de faire faillite, nous pourrions exiger que les pertes soient imputées aux créanciers de la banque, c’est-à-dire que ces créanciers ne récupèrent tout simplement pas leur mise. La question des « petit.e.s épargnant.e.s » ne manquera pas d’être alors posée, mais elle ne doit pas nous empêcher de penser l’annulation de ces dettes. Il faudra s’y confronter, en pensant par exemple à des compensations pour les personnes qui se retrouveraient véritablement en difficulté du fait de ces non-remboursement.

Il y aurait destruction de capital, ce qui diminuerait la pression que ce capital exerce – et au passage nous pourrions socialiser les banques. Est-ce que cela ne vaudrait dès lors pas la peine de soutenir des agriculteurs et agricultrices qui s’organiseraient pour amorcer un changement de modèle, avec pour objectif la construction d’une autonomie alimentaire à l’échelle d’une région, d’un pays, grâce à l’annulation de dettes qui les maintient dans des pratiques qui ne bénéficient à presque personne ? La mise en œuvre d’une telle proposition n’a certes rien d’évident, mais cela ne semble plus exagéré de dire que c’est une question de survie.

Aline Fares

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