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« Oui, une crise alimentaire peut frapper à l’automne »

« Pour l’instant, personne ne sait quand la crise sanitaire va se résorber complètement. Et une sortie de crise en France ne veut pas dire une fluidité des approvisionnements au niveau global. Etant donné que l’alimentation est maintenant considérée comme n’importe quel produit, elle est soumise aux échanges mondiaux, de la mécanisation, au pétrole et aux bras. Même si elle a encore de grosses capacités de production, l’agriculture française dépend de perfusions étrangères à de nombreux niveaux. Et le coronavirus est une petite vague par rapport à la grosse vague de la crise climatique. » rappelle le locavore Stéphane Linou

Rassurant, le Ministre de l’Agriculture Didier Guillaume le promet : il n’y aura pas de pénurie alimentaire en France. Pourtant, cette affirmation fait abstraction d’un fait primordial : le coronavirus ne fait qu’exacerber les dysfonctionnements de nos sociétés, et vient se rajouter à tous les risques auxquels nous faisons déjà face en terme de sécurité alimentaire. Il ne s’agit pas d’être catastrophiste, mais réaliste. Une crise alimentaire est possible voire imminente, et l’urgence de la situation actuelle ne doit pas empêcher les populations de s’y préparer.

Les alertes des Nations Unies sur les risques d’un système alimentaire mondialisé

Dans un système alimentaire mondialisé qui dépend de la fluidité des échanges internationaux, la logistique est le point de friction qui pourrait causer une pénurie alimentaire en cas de rupture dans les chaînes d’approvisionnement.

C’est pourquoi les Nations Unies ont lancé l’alerte pour prévenir des dangers des mesures protectionnistes mises en place par certains États qui mettent en péril le marché alimentaire mondial. Parmi eux : restriction de l’export des céréales pour la Russie, le Kazakhstan et l’Ukraine, et interdiction temporaire sur les exportations de certains produits alimentaires de base par les pays membre de l’Union économique eurasiatique (UEEA) jusqu’au 30 juin 2020.

« Nous risquons une crise alimentaire imminente si des mesures ne sont pas prises rapidement pour protéger les plus vulnérables, préserver les chaînes d’approvisionnement alimentaire mondiales et atténuer les effets de la pandémie sur l’ensemble du système alimentaire. Mais ce n’est pas le moment de céder à la panique. Au niveau mondial, il y a assez de nourriture pour tout le monde. Les décideurs politiques du monde entier doivent veiller à ne pas répéter les erreurs commises lors de la crise alimentaire de 2007-2008 et à ne pas transformer cette crise sanitaire en une crise alimentaire. » explique ainsi l’organisation

Autre organisme à avoir alerté les autorités : le Programme alimentaire mondial (PAM) qui fournit une assistance alimentaire à 87 millions de personnes à travers le monde. Inquiet de la fermeture des frontières, le PAM a déjà commencé à faire des stocks de nourriture pour trois mois dans les pays les plus fragiles en Afrique de l’Ouest, en Afrique centrale et au Moyen-Orient.

Depuis décembre dernier, la Corne de l’Afrique est envahie par des essaims gigantesques de criquets pèlerins, qui dévastent les ressources alimentaires et mettent en danger de famine les populations rurales.

La situation en France

En France métropolitaine, la panique populaire qui avait fragilisé la chaîne d’approvisionnement des supermarchés laisse peu à peu la place à de nouvelles habitudes de consommation pour les confinés qui le peuvent. Dans l’hexagone, des initiatives solidaires se sont mises en place pour favoriser les circuits courts et la vente directe à la ferme, et aider les paysan.ne.s en difficulté.

Le gouvernement, qui avait d’abord privilégié la grande distribution pour l’approvisionnement, a fait volte-face et s’est finalement déclaré favorable à la réouverture des marchés de plein air et des halles alimentaires. Pour cause, le marché est le lieu où l’agriculture française vend 30% de sa production de frais, de fruits et légumes. De la même façon, d’abord exclus de la liste, les graines et les plants potagers sont devenus des produits de première nécessité suite à une mobilisation parlementaire.

« Cette décision est extrêmement révélatrice de ce qui se joue en ce moment : la sécurité alimentaire des populations. On a perdu des millions de plants qui ont été jetés et la main-d’œuvre manque dans les champs. Nous sommes à la période des semis au printemps, il est désormais possible qu’à l’automne, il y ait des difficultés pour se nourrir. Tout autour de moi, les gens se mettent au jardin parce qu’ils ont vu quelques annonces et qu’ils réfléchissent. Si on veut avoir un minimum d’approvisionnement alimentaire de proximité, la base de notre alimentation quotidienne, il faut qu’on s’en occupe nous-mêmes. » explique Philippe Desbrosses, agronome et auteur de la tribune « assurer la sécurité alimentaire des populations », pour La Relève et La Peste

Effectivement, les problèmes structurels au système alimentaire industriel existaient avant le coronavirus. Si la France est souvent perçue comme un grand pays exportateur, elle aurait en fait un déficit commercial agricole de plus de 6 milliards d’euros sans le vin et les spiritueux ! En juin 2019, un rapport du Sénat prédisait ainsi que « la France constatera son premier déficit agricole en 2023 ».

Et dans le cas présent, ce qui est intéressant n’est pas la force commerciale de l’agriculture française, mais sa capacité à nourrir la population. Or, près d’un fruit et légume sur deux consommés en France est aujourd’hui importé, principalement d’Espagne et du Maroc. Ce sont ainsi 1400 tonnes de fruits et légumes qui sont acheminés chaque jour de Perpignan à Rungis. Que se passera-t-il si des blocages internationaux coupent cette chaîne d’approvisionnement ?

« Pour l’instant, ça tient. Le Ministre de l’Agriculture conduit des « Etats généraux de l’alimentation » au jour le jour. Il y a une bonne gestion des stocks : les distributeurs jouent le jeu, les producteurs arrivent à écouler leur marchandise pour la plupart, les citoyens sont solidaires. Mais il y a des problèmes sur le lait, les œufs (plutôt dû au manque de boîtes à œufs) et le fromage.  Dans les DOM-TOM par contre, la situation est beaucoup plus précaire, car les îles sont extrêmement dépendantes des importations, et les algues empêchent certains bateaux d’arriver. » explique Françoise Laborde, Sénatrice qui a défendu le projet de résolution « Résilience alimentaire et sécurité nationale », pour La Relève et La Peste

Les graines et les plants potagers sont devenus des produits de première nécessité
Crédit : Francesco Gallarotti

L’impact de la crise climatique sur la production agricole

De plus, les chaînes d’approvisionnement du système alimentaire ne concernent pas seulement la distribution de nourriture, mais aussi les échanges de biens et services nécessaires au bon fonctionnement de l’agriculture, et tout particulièrement de l’agriculture industrielle : importations de soja américain et brésilien pour nourrir l’élevage industriel, énergies fossiles et phosphate pour les pesticides, les herbicides et les engrais chimiques.

« Pour l’instant, personne ne sait quand la crise sanitaire va se résorber complètement. Et une sortie de crise en France ne veut pas dire une fluidité des approvisionnements au niveau global. Etant donné que l’alimentation est maintenant considérée comme n’importe quel produit, elle est soumise aux échanges mondiaux, de la mécanisation, au pétrole et aux bras. Même si elle a encore de grosses capacités de production, l’agriculture française dépend de perfusions étrangères à de nombreux niveaux. Et le coronavirus est une petite vague par rapport à la grosse vague de la crise climatique. » rappelle le locavore Stéphane Linou, auteur du livre « Résilience Alimentaire et Sécurité Nationale », pour La Relève et La Peste

Car oui, cette crise sanitaire ne doit pas en occulter une autre, tout aussi massive et encore plus imprévisible : la crise climatique, qui bouleverse les saisons et crée des étés de plus en plus chauds chaque année.La production agricole est l’une des plus impactées par ses conséquences : lors de la canicule de 2003, la France avait ainsi perdu 25% de ses récoltes ! Et 2019 a été particulièrement difficile pour les agriculteurs : sécheresses et cultures calcinées, stress hydrique, tempête de grêle, raréfaction de l’eau.

« Pour moi, les besoins physiologiques de base et de sécurité sont étroitement reliés. Tant qu’on n’aura pas mis sur la table la pyramide de Maslow, et qu’on ne se sera pas mis d’accord ensemble pour sécuriser l’étage le plus important qui dépend des biens réels (de l’humus, des terres, de l’eau, des semences), on sera dans une illusion de sécurité alimentaire. C’est pour ça qu’il faut repenser notre modèle économique et prendre cette pyramide comme boussole des politiques d’adaptation aux divers effondrements en cours et à venir. Il va falloir créer un Conseil National de la Résilience où tout le monde doit se mettre d’accord sur l’essentiel.  » explique le locavore Stéphane Linou, auteur du livre « Résilience Alimentaire et Sécurité Nationale », pour La Relève et La Peste

Pour Stéphane Linou, résilience alimentaire et sécurité nationale doivent être liées et incluses dans la future Politique Agricole Commune qui est actuellement en cours de négociation, pour rappeler un objectif de base : l’agriculture doit avant tout servir à nourrir les populations.

En juin 2019, une tempête de grêle a ravagé la quasi-totalité des productions en Ardèche, dans la Drôme et l’Isère
Crédit : PHILIPPE DESMAZES / AFP

Gérer l’urgence et organiser la résilience

Le confinement provoque déjà des drames, avec des enfants qui ne disposent plus de la cantine scolaire pour se nourrir une fois par jour, et des personnes privées de l’accès à leurs jardins familiaux alors qu’ils constituent parfois une ressource essentielle pour pouvoir les nourrir, faute d’argent. De la même façon, de nombreuses associations d’aide à la personne ont été durement touchées par les mesures de confinement pour continuer leur travail de récolte et distribution de denrées alimentaires.

La question de la sécurité alimentaire ne peut donc pas être laissée à la seule initiative d’un foyer, ou de paysans courageux. Elle doit être pensée et encouragée collectivement, à différentes échelles, pour que chacun ait accès à une alimentation saine, quels que soient ses revenus.

Une agriculture résiliente face à la crise climatique existe déjà : c’est l’agroécologie qui prend différentes formes de culture et d’élevage pour « régénérer les sols, économiser l’eau, réduire la mécanisation, et boucler les cycles du carbone, de l’azote et du phosphore » comme le précise Philippe Desbrosses dans sa tribune où il exhorte chaque municipalité et chaque intercommunalité à faire l’inventaire de son territoire avec ses citoyens.

Cela sous-entend un changement de fonctionnement sociétal important : d’abord regarder nos besoins alimentaires, puis ensuite penser l’aménagement du territoire en cohérence avec ces besoins. En France, un tel état des lieux est proposé à travers le « Projet Alimentaire Territorial » créé par la loi d’avenir pour l’agriculture, l’alimentation et la forêt du 13 octobre 2014.

« Les PAT ont le mérite d’exister mais ils ne sont pas obligatoires et il n’y a pas d’argent alloué pour mettre en place ce qu’ils prévoient. Le plus gros des manques, c’est qu’il n’y a pas le volet que je mets en avant : la sécurité alimentaire. Dans les objectifs, il n’y a pas celui de nourrir les populations. Oui, les PAT valorisent l’emploi local mais ils n’orientent pas les documents de planification territoriale. Hors, pour être contraignants il faudrait que les PAT soient supérieurs aux documents d’urbanisme. Là, ça aurait une vraie valeur. Là, on comprendrait, on pourrait sanctuariser le foncier nourricier. » détaille le locavore Stéphane Linou, auteur du livre « Résilience Alimentaire et Sécurité Nationale », pour La Relève et La Peste

La perte des terres arables concerne toute l’Union européenne alors que d’autres grands États augmentent considérablement leur surface agricole utile (Brésil, Chine, Argentine) ou parviennent à la maintenir (États-Unis, Russie).

En 2018, un rapport parlementaire alertait déjà des risques liés à la perte des terres agricoles en France, causé par l’artificialisation des sols et la vente de ces terres à des investisseurs privés, et parfois étrangers. Au mois d’août 2018, des centaines d’agriculteurs avaient ainsi manifesté contre l’achat de 1600 hectares de terres agricoles par une entreprise chinoise. En 2019, rebelote, le rapport du Sénat met en garde contre « l’érosion du potentiel productif de la France ». En clair : la perte des terres agricoles et l’enjeu du renouvellement des agriculteurs en France.

« Si ce mouvement se poursuit, l’agriculture ne couvrira plus l’ensemble du territoire français. Ce serait un drame pour de nombreuses régions en matière d’aménagement du territoire. Les zones les plus exposées sont celles où la rentabilité de l’activité agricole est la moins assurée, c’est-à-dire celles où les pratiques agricoles sont les plus difficiles. » prévient ainsi le rapport

Au total, la surface agricole dédiée à l’agriculture a chuté en France de –17% depuis 1961, soit près de –60000 km², c’est-à-dire l’équivalent de la région Grand-Est.

Le rapport précise ainsi qu’il est essentiel de maintenir à court-terme une politique volontariste d’aides à l’installation et au maintien des agriculteurs, « en particulier à destination des zones les plus fragiles par le biais des indemnités compensatoires de handicaps naturels (ICHN) ». Or, pointe le rapport, les dernières négociations européennes tant sur le budget de la PAC que sur la cartographie des ICHN ne vont pas dans ce sens. Il est urgent de les modifier dès maintenant.

Hier soir, Emmanuel Macron a proclamé le besoin de « rebâtir une indépendance agricole, industrielle et technologique française ». Il y a un mois, le 12 mars, le Président de la République avait déjà déclaré qu’il n’entendait plus « déléguer notre alimentation, notre protection, notre capacité à soigner », ni les laisser « aux lois du marché ». N’attendons pas une crise alimentaire en automne pour préparer la résilience de notre système alimentaire. Il faut agir maintenant.

Laurie Debove

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