Pour empêcher leurs terres pleines de vie de mourir étouffées par le béton, les jardiniers de France vont se retrouver aux Assises des Jardins Populaires à Besançon les 2 et 3 avril. En pleine explosion de la paupérisation de la population et de sa difficulté d’accès à une alimentation saine, ils et elles défendent un droit à cultiver la terre pour des habitant·e·s sans titre de propriété. Voici leur tribune initialement parue dans Libération, et signée par une centaine de chercheurs·euses, intellectuel·les, paysan·nes, artistes, et personnalités, dont la rédactrice-en-chef de La Relève et La Peste.
Depuis 2005, les 34 hectares des terres des Vaîtes à Besançon sont menacés par un projet d’écoquartier qui rencontre une opposition déterminée. Deux visions du monde se font face : d’un côté, la volonté acharnée de préserver le vestige de la ceinture maraîchère de Besançon avec ses exploitations horticoles et maraîchères survivantes.
Sur ces terres soustraites au profit et à la prédation immobilière pendant des années, car classées non constructibles, ont pu s’installer des jardiniers et jardinières de toutes origines, arrivé·e·s au fil des migrations, amenant leurs semences, leurs savoir-faire, leurs cultures.
Dans une forme d’autogestion non théorisée, ils et elles ont construit leurs cabanes, ont creusé des mares et ont planté des arbres. Les jardinièr·e·s sans terre ont trouvé où poser leurs outils et s’enraciner. Dans ce fouillis de jardins et de nature, les habitant·e·s des hautes barres d’immeuble promènent leur chien.
Les chauves-souris nichent au creux des vieux arbres fruitiers. Les nuits chaudes d’été, on peut entendre la courtilière commune qui stridule, accompagnée par les grillons, sous fond de clochette du crapaud alyte accoucheur et de «ouh» de hibou moyen-duc. Le jour, les oiseaux – serin cini, chardonneret élégant, bruant zizi, mésanges, milan royal… – tiennent la vedette et accompagnent les jardinièr·e·s et promeneur·ses.
Dans cet espace unique mélange de jardins, de serres agricoles, de zones humides, de vergers anciens ou nouveaux, êtres humains et non humains ont trouvé comment cohabiter.
De l’autre côté, plane la menace technocrate du projet d’écoquartier promu par la mairie. Pour eux, les terres non construites des Vaîtes ne sont qu’une « dent creuse » à urbaniser. Les cabanes en bois et en tôle des jardinièr·e·s ne sont qu’un « bidonville ». La nature n’y est que « ordinaire » et déjà bien trop anthropisée.
Le fouillis vivant de jardins, entremêlés de ronces et de friches, n’est qu’un terrain vague où il faut « retravailler les reliefs, les plantations, les ambiances ». François Grether, l’architecte-urbaniste historique de l’écoquartier, reconduit par la nouvelle municipalité, s’angoisse : «Si rien n’est fait, la vie continuera, et cela se fera de manière anarchique.»
Que la vie continue, c’est justement notre souhait. Nous, chercheur·es, militant·e·s, artistes, demandons l’abandon total du projet écocide d’écoquartier des Vaîtes.
Un système dévastateur légèrement verdi
Pensé en 2005, il pouvait alors passer pour un projet écologique, progressiste, vert : pour un bel exemple de « développement durable » sur le modèle du quartier Vauban de Fribourg. Nous ne doutons pas que de bonne foi, des écologistes aient alors pu adhérer à ce projet.
Mais depuis, la conscience écologique a fait un bond chez chacun et chacune. A l’heure du réchauffement climatique inéluctable, de la sixième extinction de masse, des pandémies mondiales, et de l’incertitude globale, comment défendre aujourd’hui la bétonisation de jardins ? La destruction d’espaces boisés pour laisser place à des parkings ? L’imperméabilisation de zones humides ? La gentrification d’un quartier de jardins populaires ?
Le terme « développement durable » est utilisé aujourd’hui pour justifier la perpétuation du même système dévastateur légèrement verdi ; les écoquartiers deviennent la forme urbaine nouvelle privilégiée du capitalisme vert.
La question qui se pose aujourd’hui aux Vaîtes est éminemment sociale. A qui les écoquartiers de ces villes qui se rêvent métropoles profitent-ils réellement, quand on gratte sous le vernis de « mixité sociale » ? Car actuellement les jardinièr·e·s sont de toutes nationalités, de tous âges, habitant souvent les immeubles des quartiers populaires voisins de Palente et Clairs-Soleils : la mixité est déjà là.
Nous défendons un droit à cultiver la terre pour ces habitant·e·s sans titre de propriété. L’autonomie alimentaire des villes passe par ces jardins vivriers qui sont essentiels dans le budget de beaucoup.
« Pour faire un jardin, il faut un morceau de terre et l’éternité », dit Gilles Clément : nous revendiquons le droit au temps long pour ces habitant·e·s de quartier populaire toujours ballotté·e·s d’un endroit à l’autre par des politiques d’urbanisme surplombantes.
L’écologie doit être sociale. Cela vaut aussi pour l’agriculture paysanne urbaine. La production de légumes pour classes urbaines moyennes ou aisées ne peut se faire sur le dos de paysannes précaires gagnant à peine le smic dans le meilleur des cas.
Nous demandons l’installation de paysan·ne·s avec des baux agricoles aux Vaîtes, parce que cela protège les terres cultivées de toute forme de prédation immobilière à venir, parce que cela protège les paysan·ne·s.
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Nous ne pouvons trouver satisfaisante la solution présentée comme un « consensus » par la mairie. Votée en septembre 2021, elle consisterait à bétonner 11,5 ha plutôt que 16,5 ha de terres dans la première phase d’urbanisation. Ce premier recul n’est pas à la hauteur des enjeux.
L’existant actuel nous semble riche de potentialités pour reconstruire demain une agriculture urbaine, un nouveau rapport au vivant et à la prise de décision politique. Il est une graine d’espoir qu’il ne faut pas stériliser en l’ensevelissant sous du béton ou en la contraignant à se mouler dans un cadre urbanistique déconnecté du lieu.
Un projet écocide et inutile
Dans la lignée de l’appel « Aux Vaîtes et aux Lentillères défendre les terres », signé par plus de 60 organisations, et après le succès de la marche du 27 mars 2021 qui ouvrait les mobilisations des Soulèvements de la Terre, nous réaffirmons que le projet de bétonisation des Vaîtes est un projet écocide, inutile, et qu’il doit être totalement abandonné, pas revu à la baisse ou réaménagé.
Nous sommes à la croisée des chemins. L’écologie ne peut pas être un accompagnement de l’extinction du vivant, sous la forme d’un écoquartier « moins pire ». Elle doit être une écologie de lutte contre tous les projets destructeurs. L’époque l’exige. Le monde d’après doit advenir. Et ce projet d’écoquartier n’en fait pas partie.
Les 2 et 3 avril 2022, une nouvelle mobilisation des Soulèvements de la Terre se tiendra aux Vaîtes à Besançon. Tout comme aux Vaîtes, d’autres jardins sont menacés ou d’ores et déjà brutalement attaqués en ville (Jardins d’Aubervilliers, Jardins joyeux de Rouen, jardins du quartier libre des Lentillères…). Des assises des jardins populaires en lutte se tiendront à cette occasion pour organiser la résistance à grande échelle.
Tribune signée entre autres par
Gilles Clément et Alain Baraton, Jardiniers paysagistes des plus reconnus de France
Philippe Descola, Anthropologue, Collège de France
Philippe Quesne, Metteur en scène
Nicolas Girod, Porte-parole de la Confédération paysanne
Corinne Morel-Darleux, Autrice
Emilie Hache, Philosophe, écoféministe
Nastassja Martin, Anthropologue
Alessandro Pignocchi, Auteur
Raphaël Pradeau, Porte-parole Attac
Bernard Friot, Réseau salariat
Geneviève Azam, Essayiste
Baptiste Morizot, Philosophe
Didier Aubé et Murielle Guilbert Pour l’Union syndicale Solidaires
Khaled Gaiji, Président des Amis de la Terre France
Benoit Teste, Secrétaire général de la FSU
Léna Lazare, Porte-parole de Youth For Climate
Vincent Munier, Photographe animalier
plusieurs chercheur·s·es au CNRS et à l’Inrae comme Matthieu Adam, Christian Amblard, Barbara Glowczewski, Nicolas Martin, Antoine Marin
Pour voir la liste complète des signataires : ici
Crédit photo couv : Jardins des Vaîtes