La décroissance reste décriée comme une philosophie dangereuse par la majorité des décideurs économiques et des médias dominants. Pourtant, face à la destruction des ressources naturelles et l’explosion des inégalités, ce concept permet d’envisager une façon de faire société plus juste et soutenable. Tour d’horizon avec Vincent Liegey, auteur du livre « Décroissance » en collaboration avec Isabelle Brockman, récemment paru aux Editions Tana.
LR&LP : Avant toute chose, comment définissez-vous la Décroissance ?
Vincent Liegey : J’en donne trois définitions. La première, c’est cette idée surprenante qu’on a eu il y a 20 ans pour trouver un slogan provocateur avec deux objectifs qui s’avèrent justes aujourd’hui. D’abord, de s’attaquer au cœur intellectuel du système, c’est à dire la religion de la croissance qui fait toujours figure d’autorité.
De nos jours, les politiques, les économistes, les grands médias sont incapables de penser la société hors de cette logique du « toujours plus », toujours faire gonfler le PIB, avec le mythe du découplage qui fait croire que le progrès technique va sauver la croissance tout en préservant la planète.
Or, une croissance infinie dans un monde fini est impossible. Si on ne remet pas en question le capitalisme, la croissance, et notre modèle économique, on ne trouvera pas de solutions car les impacts environnementaux continuent à augmenter avec la croissance. Il faut donc sortir de ce logiciel-là.
Notre autre intuition, qui s’est avérée bonne aujourd’hui, c’est que l’on voulait un terme qui ne soit pas récupérable par le système. On a pu voir au cours des deux dernières décennies comment les prises de conscience écologiques et sociales ont été systématiquement récupérées dans les discours politiques, à la façon dont la COP26 est devenue une espèce de compétition à celui qui fera le plus de greenwashing.
La deuxième définition de la décroissance est celle d’une pensée multidimensionnelle qui fait le lien entre les limites physiques à la croissance, avec tous les indicateurs planétaires dans le rouge aujourd’hui, et les limites culturelles à la croissance.
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Avoir toujours plus ne rend pas nécessairement heureux, voire le contraire : on l’observe dans les sociétés occidentales qui ont une empreinte écologique insoutenable et sont loin d’être dans une joie de vivre à la hauteur de leur niveau de saccage environnemental et social.
La décroissance permet de repenser le sens qu’on donne à nos vies, la question du rapport à la nature, au temps au travail, à l’économie, à l’écoféminisme, au care, aux communs, à la joie de vivre.
Enfin, la décroissance est aussi le nom d’un mouvement qui fait le lien entre différents niveaux sur toutes ces questions-là dans la pratique et porte des propositions politiques et sociétales à travers des actions de désobéissance civile, entres autres.
LR&LP : Concrètement, si l’on souhaitait appliquer la décroissance en France, comment le ferions-nous ?
V.L : La première étape est vraiment démocratique : initier partout à travers le pays, à la fois par territoire et secteur d’activité économique (comme l’aérien, l’énergie, l’agriculture) des délibérations citoyennes sur ce que sont nos besoins fondamentaux et comment y répondre de manière juste et soutenable.
Cela prendrait en compte les limites environnementales et le fait que la France n’a ni pétrole, ni énergies fossiles avec des ressources limitées. Donc on s’arrête, on réfléchit et « c’est pas triste ! » Il y a vraiment l’urgence de ralentir et de débattre !
L’expérimentation de la Convention Citoyenne pour le Climat montre ce que la décroissance met en avant depuis très longtemps. Elle prouve que la délibération citoyenne est tout à fait pertinente et efficace par rapport aux enjeux qui sont les nôtres.
Quand on fait confiance aux gens et qu’on leur donne un cadre de travail qui permet de se poser les bonnes questions avec des informations contradictoires, en général on obtient des propositions qui s’inscrivent dans le partage et le bon sens.
Ces propositions doivent ensuite être mises en place à travers la législation et des changements d’organisation de nos modes de production et de consommation, développées dans le livre « Un projet de décroissance ».
En particulier, la première des décroissances est avant tout la décroissance des inégalités ! Avec l’instauration de limites à travers, par exemple, un revenu maximum acceptable, et aussi un débat autour de l’héritage et du droit de propriété quand celui-ci va à l’encontre du droit d’usage et de l’intérêt général.
En parallèle, la population doit s’auto-instituer un filet de sécurité pour toutes et tous en ouvrant le débat sur la dotation inconditionnelle d’autonomie, et un revenu de base partiellement démonétarisé.
Il ne serait donc pas versé uniquement en euros, mais aussi en droit d’accès à un certain nombre de ressources et services publics pour avoir une vie digne. Une autre partie de ce revenu pourrait être versée en monnaies locales. C’est du pouvoir de vivre, pas du pouvoir d’achat.
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Face à l’explosion de la spéculation immobilière et la crise du logement, il faudrait instaurer la réquisition de bâtiments vides, pareil pour les terres agricoles, pour créer des espaces collaboratifs et participatifs afin d’expérimenter d’autres choses que celles que nous impose le modèle économique dominant.
LR&LP : Malheureusement, la gestion politique de la crise Covid s’est traduite en France par une explosion des inégalités. Quelle est votre analyse de cette gestion et du plan de relance français ?
Ce plan de relance a été le plan du dernier espoir pour les tenants du « monde d’avant » pour les maintenir à flot. Tout ce qui aurait pu être mis en place comme le fait d’octroyer des minima sociaux à toutes et tous, plutôt que maintenir des emplois nocifs pour la société et l’environnement, d’organiser de manière réfléchie des transitions et des réorganisations industrielles, tout est passé à la trappe.
Le gouvernement a donné de l’argent à des tas de secteurs d’activité qu’il faudrait réduire de manière intelligente et juste. Je pense à l’aérien qui a été au cœur de vifs débats. Le gouvernement français a donné des sommes faramineuses à AirFrance sans réfléchir au sens qu’il y a derrière, et sans contreparties exigées. On aurait pu donner directement l’argent au personnel d’AirFrance qui aurait pu en profiter pour se reconvertir et réfléchir à la suite.
La France est complètement passée à côté d’une opportunité unique de décroissance. Mais c’est logique car si l’on met en place des systèmes d’autogestion, on démantèle le modèle capitaliste vertical et patriarcal qui repose sur l’aliénation économique d’une majorité de personnes par une minorité.
C’est pourquoi le plan de relance n’a pas répondu aux aspirations des gens qui se sont exprimés durant le premier confinement. Tous les textes et témoignages de personnes confinées ont rappelés l’essentiel dans la vie, et ne voulaient plus d’une « vie à la con ».
Durant cette pandémie, les plus privilégiés ont pu faire des pas de côté, avec un énorme exode urbain des cadres métropolitains, mais cela laisse le reste de la société sur le banc de touche.
Les inégalités criantes en ville se sont ainsi déplacées dans les campagnes françaises et les populations locales en paient aujourd’hui le prix en n’ayant plus accès au logement à cause de la spéculation immobilière, ou en n’ayant plus les revenus nécessaires pour suivre l’inflation provoquée par l’arrivée de ces nouveaux arrivants.
Une relocalisation ouverte et solidaire doit donc être mise en place, avec une logique de dialogue et de rencontres. Ces nouveaux arrivants doivent apporter leur pierre à l’édifice en s’imprégnant des cultures locales, plutôt qu’en créant des formes de néocolonialisme.
Cette situation injuste est au cœur de ce que questionne la décroissance, qui est un des problèmes centraux de cet ultralibéralisme dans lequel nous sommes aujourd’hui : l’argent ne se régule pas par lui-même mais crée toujours plus d’instabilité économique et de domination.
LR&LP : Vous parlez d’un débat apaisé, mais la décroissance reste le « grand vilain » dans les discours politiques et médiatiques dominants. La décroissance est-elle une philosophie taboue qui fait peur aux gens ou s’agit-il d’une instrumentalisation de la part des décideurs économiques ?
Toute une batterie d’études et d’enquêtes d’opinion, avec des ordres de grandeur significatifs, montrent que les valeurs prônées par la décroissance, qui sont des valeurs de sobriété, de justice sociale et de partage, recueillent une adhésion populaire plus large que ce que les médias nous martèlent à longueur de journée : la croissance verte, l’innovation technologique qui doit soi-disant nous permettre de continuer à vivre de la même manière sans polluer, Zemmour, la théorie fumiste du Grand Remplacement.
Il y a un décalage assez flagrant entre ce à quoi aspire la société civile et ce que mettent en avant les médias dominants, détenus par une oligarchie financière qui n’a aucun intérêt à remettre en question les dominations sociales et l’ordre économique établi.
Ceci dit, lors de la primaire écologiste, Delphine Batho a tout de même eu un accueil plutôt bienveillant de la part des médias, ce qui était beaucoup moins le cas pour Sandrine Rousseau qui portait l’écoféminisme.
Delphine Batho a même bénéficié d’un résultat électoral tout à fait honorable face scepticisme sur la possibilité de mettre en place la décroissance aussi vite, et à la peur de l’autre sur la capacité des gens à faire des choses constructives, propagée par les médias dominants.
LR&LP : La décroissance est souvent assimilée à une récession qui fait écho au discours de l’écologie punitive. Que répondez-vous à ces critiques ?
Le livre apporte deux réponses très claires à ces attaques malhonnêtes. La première chose : tous les ordres de grandeurs montrent, qu’on le veuille ou non, qu’on a atteint les limites de ce modèle ultraconsumériste. Soit on décide de changer de modèle de société et on fait en sorte que ça se passe bien, soit on fonce vers le crash.
Un tiers du livre porte sur les solutions et je vois peu de choses punitives ; à part peut-être pour une minorité des extrêmement riches. C’est ce qu’on dit et qu’on met en avant régulièrement : plus on est riche, plus la décroissance va amener à se remettre en question et changer son mode de vie ; plus on est pauvre, et plus la décroissance va permettre de réapproprier des espaces de liberté et de sécurité.
Face aux ordres de grandeur, l’idée n’est pas d’établir une règle de 3 pour diviser la consommation de chaque foyer, mais bien de revoir en profondeur notre modèle de société. Transformer nos modes de vie ne nécessite pas de se serrer la ceinture stupidement, mais d’établir de nouvelles façons de faire qui soient émancipatrices pour la population.
LR&LP : Face à la situation actuelle, êtes-vous plutôt optimiste ou pessimiste sur la mise en place d’une société plus égalitaire ?
Les deux. J’ai des moments où je suis très pessimiste : quand je regarde l’accélération des phénomènes environnementaux avec l’accélération de la crise climatique et la destruction de la biodiversité ; l’omniprésence de l’oligarchie financière qui continue à dicter ce dont on doit parler à travers la publicité et les médias dominants ; quand je vois que nous avons des institutions politiques totalement inadaptées à ce que l’on devrait faire d’un point de vue démocratique ; quand je vois le fait que le public et les institutions sous forme de commun ont énormément reculé au profit du privé.
Aujourd’hui des multinationales comme Facebook sont beaucoup plus puissantes dans la construction d’une narration collective que des entités politiques que pouvaient être une mairie auparavant.
Il y a donc énormément de bonnes raisons d’être pessimiste, mais aussi énormément de bonnes raisons pour lesquelles on peut être optimiste quand je vois que les idées dont on parle autour de la décroissance sont de mieux en mieux comprises et suscitent de plus en plus d’adhésion, avec un véritable désir sociétal de rompre avec le modèle économique dominant.
Il y a d’ailleurs de nombreuses initiatives et mouvements citoyens en ce sens, et je crois qu’il ne faudrait pas grand chose pour que la société bascule, sortir de l’impasse dans laquelle on est et construire d’autres espaces de vivre ensemble.
L’Histoire nous a appris que les choses ne sont jamais toutes blanches ou toutes noires, mais toujours dans un entre-deux, et l’enjeu de la décroissance est de pousser le curseur le plus possible vers la sobriété, la solidarité, le vivre-ensemble, la démocratie, pour minimiser le plus possible la montée des haines et des replis sur soi, ainsi que les catastrophes environnementales.