Frappé par la sécheresse inédite qui frappe l’Espagne depuis le début de l’année, et alors que le pays pourrait devenir un désert avant la fin du siècle, le journaliste Juan Bordera Roma sonne l’alarme sur l’assassinat du printemps. Co-auteur de l’ouvrage “L’automne de la civilisation”, il analyse ici la nécessité d’opérer un changement majeur de la gestion de l’eau dans le pays, ainsi que de réduire drastiquement les émissions de gaz à effet de serre. Initialement publié dans le média espagnol “Contexto y accion”, la traduction de ce reportage a été faite par Théo Guillaumin, cofondateur de l’entreprise Beyond Growth, qui accompagne les entreprises engagées dans leur développement.
Le printemps est en train de disparaître progressivement devant nos yeux. Mais il ne s’agit pas d’un phénomène naturel. Le printemps est assassiné silencieusement.
Un mois d’avril avec des températures de juillet, des réservoirs avec des niveaux d’été, des sols et une végétation desséchés qui brûlent en mars, hors de contrôle, lors d’un méga-incendie des plus précoces de notre histoire.
Les cultures qui épuisent les eaux souterraines compromettent la biodiversité des parcs nationaux, tandis que l’eau potable manque à Cordoue ou en Catalogne. Les céréales ne pourront pas être récoltées. Des têtes de bétail n’auront rien à manger et qui seront sacrifiées parce que leur nourriture devait être produite au printemps.
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Les océans, les plus grands régulateurs thermiques de la planète, ont absorbé jusqu’à 90% de l’excès de chaleur et ont déjà montré des signes clairs de déstabilisation, en battant des records de température.
De précieuses populations d’abeilles, de coléoptères et de sauterelles meurent. Dans certains endroits du monde, la pollinisation doit même être faite à la main, ajoutant un autre risque à la sécurité alimentaire déjà compromise. Et malgré toutes les preuves incontestables, le négationnisme règne en maître dans les émissions de télévision en prime time.
En ce printemps d’élection, certains d’entre nous observons, incrédules, un système marchand non négociable : la promesse politique irresponsable et délétère d’augmenter l’irrigation des fraises sous serres avec de l’eau protégée (issue des puits clandestins construits à proximité du parc naturel de la Doñana, une zone humide protégée, ndlr). Nous observons la folie collective d’accepter que quelqu’un promette aux agriculteurs de l’eau miraculeuse à Doñana.
Cela ne peut pas être résolu par des actions individuelles, mais par une action collective déterminée qui impose la raison.
Neruda était trop optimiste quand il disait « ils pourront couper toutes les fleurs, ils n’empêcheront pas la venue du printemps ». Bien sûr qu’ils le pourront. Et plutôt deux fois qu’une !
Mais alors qui est responsable ? Et comment en sommes-nous arrivés là ? Les grands entrepreneurs et investisseurs, ainsi que la plupart des responsables politiques (qui le sont aussi, inévitablement, de la crise socio-environnementale que nous traversons), ont sans aucun doute la plus grande part de responsabilité.
Mais nous acceptons presque tou.te.s les règles du jeu et nous permettons aux problèmes de s’aggraver sans réagir, que ce soit le chaos climatique ou l’épuisement des ressources en eau. Ces défis ne peuvent pas être résolus par des actions individuelles, mais par une action collective déterminée qui impose la raison et arrête les atermoiements qui nous enlisent dans l’inaction.
Les 100 000 personnes qui ont paralysé le centre de Londres pendant quatre jours en septembre 2019 pour exiger des mesures décisives comprennent bien cette évidence. Les médias qui ont ignoré cet appel pacifique et massif, tout en mettant en avant des actions plus discutables et minoritaires, le savent aussi parfaitement.
Notre première difficulté à nous sortir de cette impasse est que nous n’arrivons pas à nous exprimer clairement. Nous mentons et acceptons les mensonges. Par intérêt à court terme, par ignorance ou par passivité. Et en ne parlant pas clairement, nous nous créons huit grands obstacles qui nous empêchent de progresser dans la résolution de la grave crise environnementale et sociale, qui engendre des pandémies, des tensions géopolitiques, des désastres financiers et le réchauffement de l’atmosphère et des océans.
Ces obstacles vont du déni de la réalité à la pression de l’égoïsme, de l’hypocrisie organisée au techno-solutionnisme, de la fuite en avant à la tendance à l’autodestruction, de la croyance aux miracles, aux faux-semblants environnementaux, également connus sous le nom de greenwashing.
Ces obstacles témoignent d’une société malade (la cupidité tue plus de personnes que la pollution atmosphérique) et, surtout, d’une société bloquée, incapable de mûrir et d’accepter que, surtout maintenant, moins c’est plus, et que s’arrêter peut être le seul moyen d’avancer. Si vous vous trouvez au bord d’un précipice, est-ce vraiment une bonne idée de continuer à avancer ?
Le printemps est silencieusement assassiné par l’ignorance, l’arrogance, l’excès d’optimisme, le manque de coopération et de courage.
Dans l’excès d’optimisme, par exemple, nous avons plusieurs cas évidents : la capture et le stockage du carbone, qui ne fonctionnent pas, l’hydrogène vert, un concept qui est encore aujourd’hui un oxymore – et qui dans notre région sans pluie est clairement une option très dangereuse -, ou encore la fusion nucléaire, qui est à 50 ans de distance depuis 50 ans.
Presque n’importe quoi est valable. Tout cela pour éviter de faire face à l’évidence que ce dont nous avons besoin, plus que de faux espoirs qui nous font attendre des miracles, c’est de l’action et une grande dose de réalisme.
L’espoir, oui, toujours, mais dans la juste mesure. Et mêlé de colère, ingrédient indispensable à tout progrès en matière de droits tout au long de l’histoire.
Le droit de vote des femmes, la journée de travail de huit heures ou les progrès de la décolonisation sont toujours venus des luttes, de la désobéissance civile, du conflit. Et maintenant, nous jouons quelque chose d’encore plus important, car sans écosystèmes sains et sans climat stable, il n’y aura pas grand-chose à sauver ou à conserver de notre espèce et du Vivant.
Cependant, il semble que nous continuions à ne pas comprendre que le dialogue, les rapports et les articles de presse ne suffisent pas. Le conflit est notre allié pour empêcher une situation d’injustice d’être passée sous silence.
Peu importe le nombre de sources d’énergie renouvelable qui sont installées –de manière souvent très questionnable, avec peu de participation des locaux et avec une vision court-termiste en quête du bénéfice économique– la consommation énergétique continue d’augmenter, et le résultat est sans appel : 2022 signe un record d’installation de renouvelables et, en même temps, un record d’émissions.
La transition écologique indispensable est un problème plus culturel que technique, c’est plutôt une question de réduction – consommation superflue, gaspillage, inégalité de richesse – que d’ajout de panneaux solaires et d’éoliennes sans planification. Les alternatives réalistes que l’on souhaite présenter à la société doivent intégrer cette dimension, ou elles resteront bancales.
Nous sommes à bord de la locomotive trépidante de l’histoire, qui accélère de plus en plus, au point que l’utilisation du charbon a augmenté à nouveau. Et cette locomotive va si vite qu’il y a de moins en moins de gares où s’arrêter. Qu’arrivera-t-il à une locomotive qui ne sait plus où s’arrêter, et qui a de moins en moins de carburant? Rien de bon.
Nous devrions être en train de réduire les émissions de gaz à effet de serre à toute vitesse, mais il semble que seule l’inertie prend de l’élan, une inertie qui nous mène inévitablement vers la fin du voyage.
Lorsqu’en 1962, la biologiste marine Rachel Carson a écrit « Printemps silencieux », alertant sur les dangers du DDT, les groupes industriels qui allaient être affectés par sa recherche ont réussi à la ridiculiser. Discréditer une femme chercheuse à cette époque était très facile.
Rachel Carson est morte jeune, deux ans après avoir publié son œuvre la plus importante, et n’a pas pu voir comment elle a changé le monde, mais elle l’a fait. Le DDT a été interdit dans les années 1970, et grâce à son travail acharné, d’innombrables espèces et vies humaines ont été sauvées. Grâce à elle, notre monde est meilleur.
Mais à présent, le silence règne à nouveau au printemps. Les oiseaux continuent de décliner à l’échelle mondiale. On ne voit presque plus les insectes qui autrefois s’écrasaient sur les pare-brise des voitures lors de n’importe quel voyage. Et l’effondrement des populations d’insectes est le prélude à d’autres types d’effondrements encore plus dangereux.
Actuellement, une colère monte chez ceux d’entre nous qui n’ont aucun problème à accepter ce qu’un petit enfant comprend sans difficulté : on ne peut pas croître indéfiniment sur une planète finie.
De la même manière qu’un immeuble ne peut pas croître jusqu’à l’infini parce que, plus il grandit, plus il met en question son propre équilibre. De la même manière qu’une personne, une fois arrivée à maturité, cesse de grandir, et se stabilise. De la même manière que rien ne croît indéfiniment dans l’univers – à ce que l’on sache – sauf la stupidité humaine.
Alors voilà, bien qu’il y ait de plus en plus de littérature scientifique sur la nécessité d’abandonner la croissance comme objectif, bien que les organismes internationaux, de nombreux experts et de plus en plus de politiciens – même des chefs de gouvernement – n’ont plus peur d’en parler, il est curieux de voir que la réponse – surtout du secteur économique – est de nier l’évidence et de s’entêter dans une idée suicidaire, même pour le développement économique lui-même.
Le capitalisme non contrôlé est son pire ennemi : alimenté par une cupidité infinie, il compromet l’avenir de l’humanité, y compris sa propre existence en tant que modèle socioéconomique.
Le printemps est assassiné. Puis l’automne tombera. Jusqu’à ce que nous soyons sans saisons stables, sans carburant et sans freins, et que la locomotive dans laquelle nous sommes montés s’écrase inévitablement. Et qui se tait, consent. Le silence nous rend complices. Complices d’un assassinat que nous pouvons encore éviter en nous organisant pour stopper ceux qui ne s’arrêteront jamais. C’est le peuple qui commande.