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Jean-Baptiste Fressoz : « il n’y a jamais eu de transition énergétique, ni du bois au charbon, ni du charbon au pétrole »

" La chose fondamentale, c'est qu’en fait la consommation de bois explose dans tous les pays industriels au XIXᵉ et au XXᵉ siècle. Pourquoi ? Parce qu'à partir du moment où vous avez du charbon, vous avez des chemins de fer. Les chemins de fer, on aurait dû appeler ça des chemins de bois. Ils consomment plus de bois que de fer, ne serait-ce que pour les traverses. À la fin du XIXᵉ siècle, aux États-Unis, les simples traverses de chemin de fer coûtent plus cher que les locomotives."

Avec son livre Sans transition (éditions du Seuil, janvier 2024), Jean-Baptiste Fressoz raconte une nouvelle histoire de l’énergie. D’après ce chercheur au CNRS, nos sociétés industrielles sont dans une logique d’ « accumulation énergétique. » Il n’y a donc jamais eu de véritable transition, mais une « expansion symbiotique de toutes les énergies et de toutes les matières. »

Jean-Baptiste Fressoz est historien des sciences, des techniques et de l’environnement. Son interview a été réalisée par Radio REcyclerie, avec qui nous collaborons pour vous en proposer un extrait ici. Ce podcast met en ondes les voix du changement et les foisonnantes discussions enregistrées à la REcyclerie – une ancienne gare de la Petite Ceinture réhabilitée en tiers-lieu engagé à la Porte de Clignancourt de Paris. Plus d’infos : www.larecyclerie.com.

L’épisode entier est à écouter ici.

Radio REcyclerie: Vous êtes un historien des sciences, des techniques et de l’environnement. Dix ans après la publication de “L’Evénement Anthropocène”, un livre marqueur pour la pensée écologique, vous publiez en ce début d’année 2024 le livre “Sans transition » aux éditions du Seuil. Que signifie ce titre pour vous? Est-ce que cela signifie que le mot transition n’est pas un allié pour l’écologie ?

Jean-Baptiste Fressoz : C’est avant tout un livre d’Histoire. “Sans transition” décrit simplement ce qui s’est déjà passé. Historiquement, il n’y a pas eu de transition énergétique, du bois au charbon, du charbon au pétrole. C’est d’abord un constat empirique que le titre sert à désigner.

L’idée de transition énergétique est d’abord un concept de “futurologie”, créé par des personnes qui imaginaient des transitions au milieu des années 1970. Et les historiens l’ont repris sans trop de recul critique. C’était une manière de parler la langue des technocrates, et aussi de rendre plus pertinentes leurs analyses. Mais cela a produit un certain nombre de biais de compréhension sur les dynamiques du passé.

Il y a deux façons principales d’aborder l’histoire de l’énergie. La première, c’est de faire des grandes fresques, un genre datant des années 1960-70, de l’histoire énergétique de l’humanité. Elles ont toujours le même genre de chapitrage. Les premiers chapitres parlent de bois et d’hydraulique, ceux du milieu du charbon avec la machine à vapeur et la révolution industrielle, et le XXᵉ siècle du pétrole.

Vu que ces fresques se focalisent sur le nouveau à chaque époque, elles omettent ou camouflent un peu le fait que les renouvelables, ainsi que la force musculaire humaine et animale, explosent au XIXᵉ siècle, ou encore que le bois est extraordinairement important dans le système énergétique au XIXᵉ. Un oubli qui vaut aussi pour le XXᵉ siècle.

Une deuxième manière d’aborder l’histoire de l’énergie est celle des spécialistes d’une énergie : des historiens du bois, du charbon, ou du pétrole. Ce faisant, on étudie assez peu, voire pas du tout, les interactions entre ces énergies et ces matières. Le point de départ du livre “Sans transition”, c’est d’étudier ce qui se passe à l’intersection de ces énergies et de ces matières où se joue une bonne partie de la dynamique énergétique.

Radio REcyclerie : Pour résumer, les énergies sont clairement intriquées et même s’additionnent.

Jean-Baptiste Fressoz : Exactement. Elles sont dans une sorte d’expansion symbiotique de toutes les énergies et de toutes les matières. Le terme de transition énergétique est au départ une forme d’expertise qui vient de la physique nucléaire. C’est un électron qui change d’état autour de son noyau.

Dans les années 1960, le savant atomiste américain Harrison Brown, un ancien du projet Manhattan, recycle ce terme de physique nucléaire pour décrire le futur de l’énergie. A ce moment-là, ce terme est vraiment nouveau, personne n’emploie cette expression de transition énergétique.

Cela émane vraiment de ce petit milieu de savants atomistes qui sont aussi néo-malthusiens, c’est-à-dire obsédés par la question de la croissance démographique et de l’épuisement des ressources. Et la notion de transition énergétique est à l’intersection de ces deux imaginaires, de cet imaginaire atomique et de l’angoisse de l’épuisement des ressources.

Radio REcyclerie : Dans votre ouvrage, vous développez comment cette notion de transition s’applique désormais pour soi-disant résoudre le péril climatique. On utilise le même outil, le même élément de langage pour des problèmes qui sont totalement différents.

Jean-Baptiste Fressoz : C’est le propos de la deuxième partie de l’ouvrage. Comment se fait-il que cette futurologie-là, néo-malthusienne et pro-atome, qui pense le futur de l’énergie en trois ou quatre siècles et se dit qu’il y aura une transition parce qu’il n’y aura plus de fossiles, a fini par s’appliquer à la question du changement climatique ?

Alors qu’avec le dérèglement climatique, la transition doit avoir lieu non pas en trois ou quatre siècles, mais en trois ou quatre décennies. De plus, elle doit se faire à l’échelle globale, pas simplement pour les pays riches qui développeront le nucléaire. Enfin et surtout, elle doit se faire sans l’aiguillon de la rareté puisqu’on sait très bien qu’il y a encore énormément de pétrole et de gaz, et surtout de charbon, sous nos pieds.

Radio REcyclerie : C’est un peu un scandale scientifique qu’on ait recyclé cette futurologie de la “transition énergétique” pour penser un problème qui n’avait absolument rien à voir. 

Ce transfert s’est fait pour plusieurs raisons. La plus fondamentale, c’est que les économistes qui s’intéressent à la question de la crise énergétique dans les années 1970 sont ceux qui vont être les premiers associés à la question climatique. Ils vont donc recycler des modèles, des manières de réfléchir et d’évoquer un vocabulaire.

Prenons l’exemple de William Nordhaus, qui a joué un rôle très important et reçu un prix Nobel d’économie pour ses travaux sur le climat, alors qu’il a écrit énormément de choses très problématiques. Quand il a commencé à étudier la question du changement climatique dans les années 1970-80, il valait mieux attendre avant d’enclencher une transition énergétique à ses yeux. Pourquoi ? Parce que ce sera beaucoup plus facile de décarboner l’économie dans les années 1990-2000, quand il y aurait plein de nouvelles technologies et en particulier le “surgénérateur nucléaire”.

Le deuxième aspect important, c’est que les firmes pétrolières, en particulier Exxon, ont bien compris que la transition énergétique était un argument dilatoire parfait. En 1982, le PDG de la R&D d’Exxon, Edouard David, veut rassurer les climatologues en leur disant “que le système énergétique est un système dynamique qui évolue vers moins de carbone”. Et qu’il n’y a pas lieu de s’inquiéter. A ce moment-là, il ment éhontément parce que quelques mois plus tard, il dira à Pékin que « la grande énergie du XXIᵉ siècle, ce sera le charbon. » 

Troisième raison, c’est à mon avis la position de négociation des États-Unis dans les arènes internationales quand le GIEC a été créé en 1988. En perspective de la conférence de Rio de 1992, les États-Unis poussent cette idée de transition énergétique technologique, parce que pour eux, c’est également un bon argument dilatoire.

Les USA le font notamment via Robert A. Reinstein, le chef du groupe 3 du GIEC que Bush père avait nommé négociateur en chef des Etats-Unis pour les affaires climatiques. Robert Reinstein connaît bien Nordhaus car les États-Unis sont, à ce moment-là, à la fois les premiers émetteurs mondiaux et la première puissance technologique. La position des Etats-Unis est donc de dire “no money, no target, play the technology card » c’est-à-dire, jouons la carte technologique.

Jean-Baptiste Fressoz à La Recyclerie

Radio REcyclerie : On va revenir à une des idées clés du livre. Le XIXᵉ siècle, selon l’Histoire disons conventionnelle, serait l’âge du charbon. Dans le livre, vous dites que 95 % du charbon serait sorti de terre après 1900. Du XXᵉ siècle jusqu’à aujourd’hui encore, le charbon est finalement roi. Mais il arrive aussi en symbiose avec le bois qui lui-même entre en symbiose avec le pétrole. Pouvez-vous nous décrire ces mécaniques symbiotiques?

Jean-Baptiste Fressoz : Dans des livres de référence, vous avez des descriptions du mix énergétique, par exemple de l’Angleterre où le bois de feu est à zéro en 1860. Les Anglais ne se chauffent alors plus au bois ou très peu, ils ne font plus d’acier avec du bois et par contre le charbon explose.

Aux yeux des historiens, c’est une transition énergétique. En fait, ils oublient de mentionner le fait que le charbon consomme énormément de bois. C’est le point-clé des symbioses énergétiques : ce n’est plus du bois de feu, mais du bois d’œuvre, soit quand même du bois qui sert à faire de l’énergie.

Et puis, la chose fondamentale, c’est qu’en fait la consommation de bois explose dans tous les pays industriels au XIXᵉ et au XXᵉ siècle. Pourquoi ? Parce qu’à partir du moment où vous avez du charbon, vous avez des chemins de fer. 

Les chemins de fer, on aurait dû appeler ça des chemins de bois. Ils consomment plus de bois que de fer, ne serait-ce que pour les traverses. À la fin du XIXᵉ siècle, aux États-Unis, les simples traverses de chemin de fer coûtent plus cher que les locomotives.

Ensuite, au XXᵉ siècle, avec le pétrole, la consommation de bois explose. Déjà parce qu’il faut beaucoup de bois pour extraire le pétrole. Jusque dans les années 1920-30, les derricks sont en bois, les tonneaux aussi. Or, le pétrole fait exploser la production de tonneaux. C’est le genre de choses qui m’amuse en tant qu’historien des techniques. Le plus grand tonnelier au monde, c’est Rockefeller. Il a des tonnelleries absolument gigantesques pour transporter les produits raffinés.

A partir du moment où vous avez du pétrole, le prix du bois diminue parce que vous avez des tronçonneuses. Elles se diffusent surtout après la Seconde Guerre mondiale. Le coût d’accès au bois diminue grâce aux dessertes routières et camions permettant de transporter le bois. L’économie en croissance produit plus de marchandises qu’il faut emballer avec des cartons. Et les cartons, c’est une énorme consommation de bois.

Construction d’un pont sur le Chemin de fer national transcontinental, vers 1910 – Crédit : Wikimedia Commons

Radio REcyclerie : On est en plein dedans, aujourd’hui.

Jean-Baptiste Fressoz : Tout à fait. Ce phénomène m’a assez fasciné : la simple augmentation de l’emballage. Les cartons sont produits par l’industrie papetière qui est le quatrième consommateur industriel d’énergie en France. Cette industrie papetière utilise des résidus de bois, la lignine et des liqueurs noires (liqueur de cuisson issue de la fabrication du papier kraft, ndlr). On n’en parle jamais alors que cela fait exploser la consommation énergétique de bois.

Et puis, il y a eu une explosion du charbon de bois dans le monde pauvre après les années 1960 grâce aux camions. De nos jours, des villes comme Kinshasa (Congo), Lagos (Nigeria) ou Dar es Salam (Tanzanie) comptent plus de 10 millions d’habitants. C’est la première fois qu’on a des villes de cette taille qui consomment du charbon de bois. De nos jours, Kinshasa consomme environ 20 fois plus de charbon de bois que Paris en 1860. Tout cela grâce au pétrole et aux camions qui permettent de transporter le charbon de bois.

Ce récit où les énergies sont pensées comme des entités séparées et en compétition, cette vision classique et dominante de l’analyse des systèmes énergétiques, est en fait vraiment problématique. 

Les historiens ont trop pris au sérieux la notion de destruction créatrice d’un fameux économiste d’origine autrichienne qui s’appelle Joseph Schumpeter. Déjà, cela ne marche pas vraiment pour les technologies. Il n’y a pas de disruption, de technologies qui remplacent entièrement une autre, etc. C’est beaucoup plus compliqué. Et pour la matière, cela ne marche pas du tout, du tout.

Vue aérienne de Lagos, Nigeria – Crédit : AYOTOGRAPHY / iStock

J’adore la citation d’un forestier américain, qui en 1928 disait « Les matières premières ne sont jamais obsolètes”

Il voyait l’arrivée du ciment, avec ces grands gratte-ciel de ciment et d’acier qu’il voyait proliférer à New York. Et il pensait au futur du bois. Et il disait « Mais ne vous inquiétez pas, rien que pour coffrer du béton, on a besoin de plein de bois”. L’Histoire lui a donné entièrement raison.

Au cours du XXᵉ siècle, l’éventail des matières premières consommées s’est élargi et chacune a été consommée en quantité croissante. Il y en a une qui a décru, c’est la laine de mouton, mais c’est un peu exceptionnel. Le point à retenir, c’est que malgré la pléthore d’innovations qu’il y a eu au XXᵉ siècle, la chimie de synthèse, etc, toutes les matières premières ont été de plus en plus consommées. C’est quelque chose qu’il faut avoir en tête quand on parle un peu trop légèrement de solutions technologiques à la crise environnementale et au dérèglement climatique.

Radio REcyclerie : Dernière question : comment imaginez-vous le monde dans 20 ans ? A la lecture de votre livre, on ressort avec l’impression qu’il va être compliqué de dévier de la trajectoire actuelle. 

Jean-Baptiste Fressoz : Alors à 20 ans, il y a des choses qu’on peut faire. Ce sera un monde à mon avis, où on aura bien compris qu’il ne faut pas fantasmer sur les solutions technologiques, où on organise une forme de décroissance et donc de répartition, parce que sinon la décroissance sera absolument intolérable. Un monde où on réfléchit à l’utilité sociale du carbone, c’est-à-dire qu’il y aura du CO2 dans l’économie dans 20 ans, donc autant qu’il soit émis là où il est vraiment utile.

Un monde où on peut espérer aussi par exemple, que les centrales thermiques au charbon aient quasiment disparues, que les centrales au gaz ne fonctionnent que dans les périodes où il n’y a ni vent, ni soleil, mais que l’essentiel soit produit par des renouvelables.

Mon livre n’est pas du tout anti-renouvelable ou anti-technologie. C’est vraiment un livre qui plaide plutôt pour faire preuve de discernement technologique sur ce qu’on peut vraiment attendre des techniques et ce sur quoi il faut plutôt miser : la sobriété.”

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