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« Il est temps que la société exige l’interdiction définitive de la privatisation de l’eau »

Ce n'est pas un hasard si en Angleterre, un pays où une grande partie de la distribution d'eau et de l'assainissement est privée, un héritage de l'époque de Margaret Thatcher, face à la récente vague de chaleur et de sécheresse, on a commencé à parler de nationaliser ces entreprises privées, reconnaissant leur incapacité à gérer la crise.

Dans cette tribune, le militant environnementaliste brésilien Franklin Frederick dénonce les connivences entre les gouvernements de plusieurs pays occidentaux et les grands embouteilleurs d’eau, notamment Nestlé et Coca-cola, à travers le « Water Resource Group » un organisme international public-privé qui entraîne la privatisation de l’eau dans de nombreux pays du monde.

Changement climatique et Eau

La vague de chaleur intense qui a frappé l’Europe cet été s’est accompagnée de la plus grande sécheresse jamais enregistrée au cours des 500 dernières années, comme l’ont déclaré plusieurs scientifiques. De grands fleuves comme le Danube, le Rhin, le Pô et la Volga ont vu leurs quantités d’eau diminuer au point que, dans certains cas, la navigation est devenue impossible.

Les incendies se sont propagés au Portugal, en Espagne, en France et en Italie. Autant de signes clairs que le changement climatique est une réalité aujourd’hui, et non plus une menace pour demain.

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Dans un effort désespéré pour économiser l’eau, les piscines publiques ont été fermées en France et au Portugal, entre autres, et l’utilisation de tuyaux d’arrosage pour les jardins privés a été interdite en Angleterre ainsi que dans d’autres pays européens.

Mais au milieu de la confusion et des efforts intenses pour réduire la consommation d’eau, l’industrie de l’embouteillage d’eau n’a pas été touchée, augmentant même sa production pour répondre à la demande croissante due à la chaleur intense.

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Un exemple scandaleux de cette contradiction est celui des Vosges en France, où Nestlé a été autorisée à continuer à pomper l’eau des aquifères souterrains pour la mettre en bouteille alors que toute la région souffrait de sécheresse et que les autorités avaient déjà limité la consommation d’eau de divers secteurs et des habitants en général, comme l’a dénoncé le Collectif Eau 88.

Pour l’industrie de l’eau en bouteille, la canicule a servi à augmenter ses ventes. Cependant, la production et le transport de l’eau en bouteille contribuent de manière significative au réchauffement climatique et à la pénurie d’eau : la fabrication de bouteilles en plastique, notamment en PET, nécessite l’utilisation de grandes quantités de matériaux dérivés du pétrole ainsi que de beaucoup d’eau.

On estime qu’environ 3 litres d’eau sont utilisés pour chaque litre d’eau en bouteille. Le transport de ces bouteilles des usines de production aux supermarchés se fait principalement par camions, ce qui consomme davantage de combustibles fossiles.

Pire encore : l’eau embouteillée et transportée sur de longues distances – comme l’eau embouteillée par Nestlé à Vittel et exportée en Allemagne ou en Suisse – est retirée du cycle local de l’eau, ce qui contribue à la pénurie d’eau dans la région.

La plupart de l’eau utilisée pour la mise en bouteille provient d’aquifères souterrains qui mettent de très nombreuses années à se recharger naturellement.

Si la quantité d’eau exploitée dans ces aquifères est supérieure à la recharge naturelle, les aquifères présentent un risque sérieux d’épuisement, comme c’est le cas de l’aquifère qui alimente la ville de Vittel, ce qui a été vérifié par les autorités françaises compétentes. Certains aquifères sont constitués d’eau fossile, c’est-à-dire d’eau qui s’est accumulée dans le sous-sol, parfois il y a des milliers d’années. Dans ces cas, il n’y a pas de recharge et ces aquifères peuvent être exploités jusqu’à leur assèchement définitif.

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Le puissant lobby de l’industrie de l’eau en bouteille

Le fait qu’au milieu d’une crise aussi grave que la sécheresse de cet été, les embouteilleurs aient continué à exploiter les eaux souterraines alors que d’autres secteurs de la société ont dû réduire leur consommation d’eau, s’explique par l’énorme pouvoir économique de ces entreprises.

Nestlé, Danone, Coca-Cola et Pepsi sont les principaux embouteilleurs d’eau dans le monde. Dans la plupart des cas, les petites entreprises locales ne peuvent survivre sur le marché que grâce à des accords de distribution avec l’une de ces grandes entreprises.

À l’initiative de Nestlé et avec le soutien du gouvernement suisse, les grands embouteilleurs d’eau ont créé en 2011 le « Water Resource Group » (WRG), auquel participent actuellement aussi les gouvernements de plusieurs pays. L’objectif du WRG est de privatiser l’eau partout où cela est possible sur la planète et de défendre la production et la consommation d’eau en bouteille.

Il est important de rappeler que le bénéfice annuel d’entreprises telles que Nestlé ou Coca-Cola est supérieur au budget de nombreux pays dans le monde. Et si à ce pouvoir économique s’ajoute le pouvoir politique de pays comme la Suisse, il est clair que peu de pays peuvent résister à la pression de privatiser leur eau en donnant des concessions d’eau souterraine à ces sociétés privées pour de longues périodes, 20 ans ou plus.

La lutte du Collectif Eau 88 contre l’exploitation et la mise en bouteille des eaux souterraines de la région de Vittel par Nestlé est à nouveau un cas emblématique. Les citoyens engagés dans la défense de leurs eaux et de l’environnement, malgré toutes les preuves et les témoignages des dommages déjà causés à l’aquifère, ainsi que de la pollution de l’environnement par les déchets plastiques, font face à des difficultés presque insurmontables, principalement dues à la connivence des autorités publiques avec l’entreprise.

Des cas similaires de conflit entre des mouvements citoyens et la société Nestlé existent aux Etats-Unis et au Canada. La France, les États-Unis et le Canada sont des nations développées avec des démocraties bien établies et des institutions solides. Malgré cela, les groupes de citoyens de ces pays rencontrent d’énormes difficultés dans leur lutte pour préserver leurs eaux et leur environnement.

Que dire alors lorsque de tels conflits entre entreprises et groupes de citoyens se produisent dans des pays moins développés, dotés d’institutions démocratiques beaucoup plus faibles et ayant beaucoup moins accès aux moyens de défense légaux ou à la presse ?

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Dans de nombreux pays du Sud, comme au Brésil ou au Mexique, le WRG joue un rôle important dans la privatisation des entreprises publiques de distribution d’eau, dévalorisant la capacité de ces entreprises à fournir une eau potable de qualité à leurs citoyens et, surtout, habituant les classes moyennes locales à consommer de l’eau en bouteille. 

Les classes les plus défavorisées, qui n’ont pas les moyens d’acheter de l’eau en bouteille, se retrouvent pratiquement sans accès à une eau de qualité. Et dans les pays du Sud, la pollution causée par les bouteilles en plastique est un autre problème grave.

Même en France, en Allemagne ou en Suisse, il est impossible de recycler toutes les bouteilles en plastique, dont beaucoup finissent dans l’environnement, dans les rivières ou dans la mer. Dans la plupart des pays du Sud, le recyclage de ces bouteilles en plastique est minime. Mais la pollution causée par l’industrie de l’eau en bouteille est ce que les économistes appellent une « externalité », c’est-à-dire que les coûts environnementaux sont répercutés sur l’ensemble de la société, les entreprises ne faisant que des bénéfices.

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Les services publics de l’eau et le changement climatique

Les services publics de l’eau jouent un rôle essentiel dans l’atténuation des effets du réchauffement climatique afin de garantir l’accès à une eau propre et de bonne qualité, même face à des défis tels que la sécheresse ou les inondations – une autre conséquence du changement climatique tel qu’il se produit actuellement au Pakistan. 

Dans pratiquement toute l’Europe occidentale, vous pouvez boire l’eau du robinet. La contamination de l’eau provenant d’un système d’approvisionnement public est possible, mais en général ces cas sont rares et les contrôles sanitaires sont beaucoup plus stricts et fréquents que ceux effectués par l’industrie de la mise en bouteille de l’eau. 

Le fait que de nombreuses personnes aient davantage confiance dans la qualité de l’eau en bouteille (dont un récent scandale a encore démontré la présence de microplastiques) que dans celle de l’eau fournie par les entreprises publiques est un signe du succès de la campagne de propagande menée depuis des années par l’industrie de l’embouteillage pour dévaloriser la qualité des systèmes publics.

AUCUNE entreprise d’embouteillage ne dispose des mêmes compétences techniques et de l’expertise en matière d’assainissement qu’une grande compagnie des eaux publique.

Et il existe toujours des moyens démocratiques d’exiger – et de fournir – encore plus de qualité de la part des entreprises publiques qui doivent servir les citoyens. L’industrie de l’embouteillage de l’eau et les entreprises privées de distribution d’eau et d’assainissement ont pour principal objectif le profit.

Ce n’est pas un hasard si en Angleterre, un pays où une grande partie de la distribution d’eau et de l’assainissement est privée, un héritage de l’époque de Margaret Thatcher, face à la récente vague de chaleur et de sécheresse, on a commencé à parler de nationaliser ces entreprises privées, reconnaissant leur incapacité à gérer la crise.

La France, comme l’Allemagne, la Suisse et d’autres pays d’Europe occidentale, dispose d’excellentes compagnies d’eau publiques et l’eau en bouteille dans ces pays est en effet un luxe. Mais un luxe de plus en plus coûteux sur le plan social et environnemental.

La réalité du réchauffement climatique demande des changements profonds. La possibilité de sécheresses de plus en plus fréquentes signifie que les eaux souterraines doivent être considérées comme une réserve pour les générations futures, voire pour notre propre avenir. Ces réserves ne peuvent être épuisées pour servir le profit et la cupidité de quelques entreprises privées.

Il est temps que la société civile des pays d’Europe occidentale exige de leurs gouvernements une interdiction définitive de la production et de la commercialisation de l’eau en bouteille comme premier geste concret – et à portée de main – pour réduire la contribution de la consommation de ces pays au réchauffement climatique.

Après tout, si ces pays, qui peuvent offrir et offrent déjà une eau d’excellente qualité à leurs citoyens, où l’eau en bouteille est un luxe, ne peuvent faire ce petit pas, comment alors prendre au sérieux les engagements des gouvernements de ces pays face aux problèmes du réchauffement climatique ?

La France a une responsabilité symbolique importante dans cette affaire, car c’est dans ce pays, plus précisément à Vittel, qu’a commencé l’embouteillage de l’eau dans des récipients en plastique.

Auparavant, les bouteilles étaient en verre, ce qui limitait l’expansion de l’industrie de l’embouteillage de l’eau. C’est l’embouteillage en plastique qui a permis à l’industrie de l’embouteillage d’eau de se développer dans le monde entier.

A Vittel commence la pollution par les bouteilles en plastique qui va se répandre sur toute la planète. Le combat du Collectif Eau 88 à Vittel revêt donc une importance planétaire. Ce serait un geste important que d’initier en France la fin de la production d’eau en bouteille et que de Vittel parte un nouvel élan, cette fois contre la pollution et pour l’eau comme bien publique.

Au lieu de soutenir la privatisation de l’eau par les grandes entreprises d’embouteillage, il appartient aux pays européens de montrer qu’une autre voie est possible, celle qu’ont déjà montrée leurs entreprises publiques de distribution d’eau. Et donc soutenir, par tous les moyens possibles, les entreprises publiques de l’eau dans les pays du Sud.

                                                                                        Franklin Frederick

 

A propos de l’auteur : Écrivain et militant environnementaliste brésilien, Franklin Frederick habite en Suisse depuis 2010 et publie des articles sur des sites web dans différents pays tels que la Belgique, la France, l’Allemagne, le Brésil, la Grèce, l’Inde et l’Equateur. Il collabore régulièrement avec des mouvements sociaux tels que le Mouvement des Travailleurs Sans-Terre (MST) au Brésil, Wellington Water Watchers au Canada et le Collectif Eau 88 en France. En 2009, Franklin Frederick est honoré du prix Nord-Sud de la Romerohaus, une organisation liée à ‘Église catholique basée à Lucerne, Suisse, pour son travail au bénéfice de la défense de l’eau comme droit humain et bien public.

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