Devant le phénomène d’accaparement des terres agricoles par des sociétés privées engendrant de la spéculation, les paysans sont passés à l’action, aidés de militants écologistes. Samedi 29 janvier, 600 personnes ont investi une parcelle viticole de 2 hectares, laissée à l’abandon depuis 2008, pour la défricher et la préparer à de nouveaux paysans à Passenans dans le Jura.
Accaparement de terres agricoles par le privé
Samedi 29 janvier, le mouvement des Soulèvements de la Terre et la Confédération Paysanne ont allié leurs forces dans le Jura, à Passenans, pour une action décisive : récupérer 2ha de terres laissées en friche depuis plus de dix ans, afin de permettre l’installation de jeunes vigneron.ne.s en devenir.
A travers cette action, les deux organisations veulent dénoncer l’accaparement des terres agricoles par des sociétés privées, dont le montage financier leur permet d’échapper à la préemption qu’aurait pu imposer des services de l’Etat et autres organismes comme la SAFER.
« Depuis relativement peu de temps, on assiste à un phénomène inquiétant : des transactions de foncier agricole dans le Jura, essentiellement autour de la terre à vigne, sous forme sociétaire. L’achat et revente de parts sociales de sociétés fait que les terres agricoles passent de main en main sans que la SAFER puisse intervenir. C’est le cas de la parcelle qui a été défrichée par les 600 personnes mobilisées samedi. Les porteurs de capitaux, à la suite de cette transaction, ont liquidé le domaine et la terre a été laissée en friche. Parmi les trois investisseurs propriétaires de cette terre, il y a un expert-comptable fiscaliste et tous ont plusieurs sociétés. On suppose qu’en générant des pertes sur une de leurs sociétés, ils trouvent un intérêt fiscal ailleurs. » explique Steve Gormally, vigneron d’un domaine de 5ha et porte-parole de la Confédération paysanne du Jura, pour La Relève et La Peste
Les terres du Jura sont victimes de leur succès. Avec l’engouement du public pour les vins jurassiens, cultivés à plus de 50 % en agriculture biologique, les terres sont de moins en moins abordables pour les jeunes aspirants qui voudraient les cultiver. Cela laisse alors le champ libre aux spéculateurs bénéficiant de bien plus grands moyens financiers, qui peuvent les laisser à l’abandon en attendant que les prix augmentent.
Et le phénomène s’étend à toute la France. Couplé à la logique d’agrandissement et de mécanisation des exploitations agricoles perpétrée par la PAC, ce sont près de 16 000 paysan-ne-s qui disparaissent chaque année en France, alerte la Confédération Paysanne.
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Grâce à ce type de montage financier, le groupe China Hongyang, spécialisé dans la fabrication et la commercialisation d’équipements pour les stations service et l’industrie pétrolière, avait ainsi acheté 1 700 hectares de terres agricoles dans l’Indre début 2016.
La reprise des terres, un impératif social et écologique
La difficulté d’accès au foncier est aussi bien engendrée par ceux qui spéculent, que ceux qui vendent les terres.
Fin novembre 2021, le viticulteur jurassien Jean-François Ganevat, couronné vigneron de l’année en 2018 par la Revue du Vin de France, a ainsi créé la polémique. Il a vendu ses 13ha de vignoble à l’oligarque russe Alexander Pumpyanskiy, déjà propriétaire depuis 2008 du domaine Prieuré Saint-Jean de Bébian, en Languedoc, pour une somme supposée de dix millions d’euros, ce coût comprenant à la fois les hectares mais aussi les bâtiments et les stocks.
Si la presse parle de 48 000 euros l’hectare, le coût réel est impossible à connaître en raison du montage juridique et financier choisi pour conclure la vente, « un obstacle courant qui empêche de répartir les terres et moyens de production aux publics prioritaires » explique la Confédération Paysanne.
« Censé devenir « consultant » de l’oligarque russe sur son ancienne exploitation, Jean-François Ganevat vient de se positionner sur le rachat d’un autre domaine alors qu’un jeune salarié du lieu était en train de le reprendre. A cause de lui, la vente a été arrêtée pour ce jeune. On va devoir bouger là aussi pour l’aider : le sujet n’en est qu’à son commencement et c’est déjà en train de prendre une proportion hallucinante. » détaille Steve Gormally, porte-parole de la Confédération paysanne du Jura, pour La Relève et La Peste
En France, la situation des agriculteurs est loin d’être facile, et nombre d’entre eux se retrouvent surendettés à cause de choix politiques les poussant toujours plus à l’agrandissement et à la mécanisation. Si d’ici dix ans, la moitié des agriculteurs français seront partis à la retraite, la transmission de ces terres à des jeunes devient impossible, faute de moyens financiers et matériels.
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« On vient de vivre 3 années de gel avec des récoltes très faibles, des domaines se retrouvent en grande difficulté dont un certain nombre de vignerons dans le Jura. Ceux pas très loin de la retraite se disent alors que c’est une opportunité pour eux de vendre au plus offrant et de faire une belle opération. On entend un certain nombre de paysans se défendre de cet état d’esprit, mais comment est-ce que les gens vont réellement se comporter et quel est le type de choix qu’ils vont faire, sachant que cette question du prix est primordiale ? Évidemment qu’il y a une question de retraite et de valorisation du travail accompli au cours d’une vie, mais de là à faire une bascule sans rapport avec ce bien commun : il faut absolument que la terre reste accessible aux nouvelles générations. » plaide Steve Gormally, porte-parole de la Confédération paysanne du Jura, pour La Relève et La Peste
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Un sentiment partagé par de nombreux acteurs du monde paysan, et la jeunesse écologiste qui souhaite construire une société plus résiliente et sobre, portée par une vision radicale. C’est pourquoi plus de 600 paysan-ne-s et activistes des Soulèvements de la Terre ont mené cette action samedi.
Depuis plus de dix ans, les propriétaires de la parcelle de Passenans promettent d’installer quelqu’un sans que rien ne se passe. En tout, ils détiennent 8ha de vignoble. La Confédération Paysanne aimerait que ces 8ha soient repris par un collectif porteur d’un projet de remise en culture cohérent et résilient face aux enjeux écologiques actuels, qu’il s’agisse du changement climatique ou de l’extinction de la biodiversité.
A présent, les paysans espèrent que cette action les aidera à lancer une négociation avec l’État sur la question du droit d’usage, afin de mettre en demeure les propriétaires pour qu’ils remettent en culture les parcelles.
« Cette action n’est qu’un début : dans le Jura comme ailleurs, nous continuerons à reprendre les terres aux spéculateurs. Pour défendre ce commun qu’est la terre, rendons-la aux paysan-ne-s ! » conclut le collectif les Soulèvements de la Terre
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