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Sauternes : un riverain obligé de raser son peuplier pour l’ombre qu’il faisait sur la piscine du voisin

« Auprès de sa souche éventrée, à l’automne, je le lui promets, un de ses fils sera planté et s’élèvera dans le ciel. Comme à son défunt père, nous lui serons redevables pour le dioxyde de carbone qu’il engloutira, pour l’oxygène et l’eau pure qu’il produira, pour le sol qu’il créera, pour l’écosystème qu’il recréera et pour l’ombre et la fraicheur qu’il nous apportera. »

Nous recevons régulièrement des alertes et messages, parfois d’espoir, parfois de joli succès, souvent de luttes locales et malheureusement aussi parfois symboliques de l’absurdité de ce monde consumériste. Florence et Serge s’aiment et partagent un amour profond pour le monde végétal. Alors quand ils ont été obligés de raser leur peuplier le plus robuste âgé de 18 ans, qu’ils avaient planté ensemble l’année de leur rencontre, à cause de l’ombre qu’ils faisaient sur la piscine de leur voisin, cela a été un vrai crève-cœur. Loin de céder à la colère et au désir de vengeance, ils ont souhaité partager avec nous ce texte magnifique pour clamer à nouveau l’importance de planter des arbres, « ces symboles de la vie qui appartiennent à la Terre », et remettre de l’humanité dans les campagnes françaises.

« Ceux qui manquent d’intelligence devraient s’inspirer des plantes. »

C’est la phrase, provocatrice, que mon épouse Florence a écrit sur sa page Facebook, s’inspirant d’un ouvrage de Stephano Mancuso, pour dénoncer la coupe rase du plus beau peuplier de notre jardin. Un acte barbare, un crime d’écocide, commis à la demande de nos plus proches voisins par un bûcheron de leurs amis.

Âgé de 18 ans, vigoureux, dans la force de l’âge, il s’élevait à plus de 25 mètres de hauteur, soutenu par un tronc de 80 centimètres de largeur. Il était pour moi qui l’ai planté un point d’exclamation au milieu d’un désert viticole.

Le principal motif de sa condamnation était lié à sa taille, il produisait de l’ombre sur la piscine, en fin de journée. Les brindilles, le pollen et les feuilles mortes qui tombaient dans l’eau constituaient une autre raison d’inimitié à son encontre.

Ce peuplier, nous l’avions planté, Florence et moi, l’année où nous nous sommes rencontrés, en compagnie de trois autres peupliers aujourd’hui orphelins. Ils étaient les témoins de notre union et de notre communion avec la vie végétale. Arbres enfants, nous les avions adoptés, choyés et vus grandir. Aujourd’hui, sous les mâchoires d’une tronçonneuse, le plus grand, le plus robuste, n’est plus.

De point d’exclamation, il est devenu point de suspension, et motif d’exclamation. Pour moi qui l’ai planté, il est à présent l’arbre gisant.

Hier, j’ai déposé sa dépouille, branche par branche, feuille par feuille, rondin par rondin, au pied de ses frères. Il ne sera pas brûlé, ni transformé, il reposera là parmi les siens. Sous l’Arc de triomphe, à Paris, se trouve la tombe du soldat inconnu. Sous trois peupliers orphelins, à Sauternes, j’ai érigé la tombe de l’arbre connu.

Connu des oiseaux qui venaient s’y percher ou nicher, connu des promeneurs qui du lointain se repéraient, connu des mulots, des couleuvres, des hérissons qui venaient fouiller le sol à ses pieds. A présent il ne manque pas qu’au paysage, il manque aussi et surtout à tous ses habitants.

L’importance des arbres dans la campagne

Par malheur, nous avions mal déterminé la distance de plantation par rapport aux limites de propriété. L’arbre empiétait de vingt centimètres la distance « dite » légale. J’avais pensé, naïvement, que la protection qu’il nous apportait à l’encontre des pesticides projetés sur les vignes situées au-dessus de nos jardins, se révèlerait un argument suffisant pour qu’il ne soit pas menacé. Je me trompais.

Cet arbre, nous l’avions planté, mais il ne nous appartenait pas. Un arbre, ce n’est pas un objet, il n’était pas un de nos biens, il n’était pas un bibelot planté au fond du jardin, il était le symbole de la vie, il appartenait à la terre.

Nous sommes en effet à la campagne, une campagne ravagée par la monoculture. C’est ici que la mondialisation n’est pas une valeur ajoutée, mais une menace rajoutée. Le nom du village que nous habitons – Sauternes – est réputé mondialement pour son vin. Il devrait l’être aujourd’hui pour ses pesticides.

Au bout des terrains d’habitation, sur le haut de la colline, il y a les vignes qui, jour après jour, année après année, sont bombardées par des robots tentaculaires équipés de canons qui crachent leur venin.

Au-delà des peupliers, pas un seul bosquet à l’horizon, de lourds engins manœuvrent en écrasant le sol et en projetant des nuées de gaz chimique dans l’air, produisant l’effet d’un paysage d’après-guerre.

Les vignobles de Sauternes – Crédit : Megan Cole

Ces peupliers constituaient, avec d’autres arbres et arbustes imbriqués, un coupe-vent et une barrière contre ces produits à la toxicité prouvée. 

Je pensais que cet argument aurait suffi. Je me rends compte de mon erreur, il n’en fut rien. Il est par contre évident que pour des personnes qui craignent plus le pollen et les feuilles qui tombent en automne que les produits chimiques qui encombrent l’air, tuent les sols et polluent les eaux, aucun argument écologique ne peut valoir.

Là où il y a l’ignorance, il ne peut y avoir production de raisonnement. Plus je relis cette phrase, plus elle fait partie de moi, plus j’y crois. Plus j’apprends des plantes, plus je raisonne avec elles, et plus je me sens éloigné de ces voisins ignorants, dont le mari vient d’être fraichement élu à la mairie de la commune.

A une époque où des châteaux viticoles commencent à entamer une conversion vers la viticulture biologique, à changer totalement leurs pratiques – des chevaux de labour et du fumier font maintenant partie du paysage – sous l’impulsion probable de la Région Aquitaine qui vient de lancer un important programme d’aide à la conversion vers la viticulture biologique, alors que la Métropole de Bordeaux affiche l’ambition de planter un million d’arbres, j’ai l’impression de redescendre soixante-dix ans en arrière, et d’être confronté à un problème d’un autre temps.

Ce temps où la « presque » bourgeoisie se donnait des allures de noblesse en régentant le petit peuple soumis à l’idéologie dominante proto-capitaliste. Nous sommes en effet à la campagne, une campagne ravagée par la pensée unique de « l’ultra droite. » C’est d’ailleurs ce qu’a produit l’autre campagne, celle des dernières élections municipales.

Nous n’avons encore aujourd’hui certainement pas des élus portés par des valeurs humaines et universelles, donnant la priorité au social et à l’écologie, offrant aux citoyens disponibilité, écoute et bien-être, mais comme encore beaucoup trop de communes françaises nous plaçons à la tête de nos institutions des personnes dont les valeurs restent la réussite personnelle (gagner, vaincre, sur les axes économiques et financiers) et le pouvoir individuel (qui peut être résumé par le terme globalisant de manager, être celui qui décide, le dominant), toutes deux arrimées à la dimension narcissique de la personnalité.

Je ne fais pas un procès. Je décris et j’écris ce que je perçois et ressens.

« La justice n’est pas le légal » nous dit Erri de Luca. « La justice est un sentiment. Le légal peut être injuste. »

Pour un peuplier qu’on abat dans la force de l’âge, il n’y a pas de légal qui tienne, il n’y a que de l’injustice. Les peupliers l’expriment avec le pollen, moi je l’exprime avec des mots. Florence me rappelle que « l’intelligence est aussi dans le contournement » comme l’a formulé Michel de Certeau.

Contourner le légal est un acte en soi démocratique.

Auprès de sa souche éventrée, à l’automne, je le lui promets, un de ses fils sera planté et s’élèvera dans le ciel. Comme à son défunt père, nous lui serons redevables pour le dioxyde de carbone qu’il engloutira, pour l’oxygène et l’eau pure qu’il produira, pour le sol qu’il créera, pour l’écosystème qu’il recréera et pour l’ombre et la fraicheur qu’il nous apportera.

Je parle de cet arbre qui a été abattu, mais plus loin d’autres arbres ont aussi subi le même sort. Lorsque j’évoque autour de moi cette histoire, je m’aperçois que tout le monde a une histoire semblable à me raconter. Nous sommes à la campagne, une campagne ravagée par l’exode des villes.

La campagne est aujourd’hui peuplée de gens avec des envies citadines. La campagne est aussi devenue une grande industrie à ciel ouvert.

Des forêts entières – celles de mon enfance – ont aussi été abattues. Toute l’aberration de ce monde vient échouer ici. A la place des arbres et des populations de végétaux, d’insectes, d’oiseaux et d’animaux qui vivaient dans ces forêts, on trouve maintenant des « exploitations » de pins ou de vignes, ou de grandes étendues de maïs, de larges bandeaux de bitume pour faire passer les camions et voitures, ici des zones peuplées de grands hangars où sont entreposés du matériel ou des marchandises, là-bas des plantations de maisons individuelles dans lesquelles s’entasse une population aux habitudes citadines qui préfigure la banlieue d’une future mégapole.

Les forêts de feuillus sont les premières victimes de l’industrie et de l’exode des villes.

Le peuplier abattu était le symbole de la vie. Il l’était et il le restera. Le terme « résister » pour moi a du sens, le sens donné par mes parents et mes grands-parents, qui ont connu la dernière grande guerre, le sens qui m’est aussi apporté par le peuplier qui donnera la vie post mortem à un rejeton.

Au fond du jardin, là où seul le vide remplace aujourd’hui l’arbre mort pour avoir créé de l’ombre, un autre peuplier poussera, un arbre « résistant ».

C’est aussi ce que nous enseigne la morale de cette histoire. Ainsi, cet hiver, les vignes qui se trouvaient au-delà des peupliers ont été arrachées sur plusieurs hectares. J’ai appris qu’à cet endroit un parc arboré allait prendre place.

Comme si les arbres s’étaient passés le mot, une forêt s’apprête à venir au chevet du peuplier gisant. J’y trouve un sentiment de justice. Le « Tu ne tueras point » des Dix commandements s’applique aussi aux arbres.

Serge Salvagnin – Sauternes, le 04 avril 2021

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