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Protéger les forêts pour protéger l’eau, donc la vie : tribune d’un forestier

Et si cette protection des sols et de la résilience forestière naturelle, qui a juste besoin du temps et de l’espace nécessaire, ne deviennent pas une priorité absolue, si l’on ne prend pas conscience qu’il faut dès à présent s’adapter au temps dont elle a besoin, et non plus essayer de l’adapter au temps de nos courtes générations, alors nous allons, très vite, le payer, et très cher.

Ecrit en fin d’année 2019 par un forestier de l’ONF, membre du Snupfen-Solidaires de Franche-Comté, nous avons décidé de relayer son cri du cœur, plus que jamais d’actualité. Alors que l’ONF est en proie à une privatisation qui menace les forêts françaises, son témoignage nous appelle à regarder les choses en face, à faire le deuil de ce que nous avons déjà perdu, et à agir.

J’ai commencé en 1998… Une autre époque. Un triage de 800 hectares, deux communes. Le temps de faire les choses bien, propres, dans le détail. Le temps de discuter avec le papy qui sort son bois de la tourbière avec sa brouette, d’échanger avec les bûcherons, les ouvriers, pour qu’ils me racontent aussi, qu’ils m’apprennent.

Les plus beaux hêtres se tranchaient à 3500 francs du mètre cube, et les feuillus précieux flambaient, vendus à la pièce sur les parcs à grumes, jusqu’à 90 000 francs du mètre cube ! Du jamais vu…

En ce temps-là, les marteaux étaient toujours au coffre, à la division, gardés comme un trésor. On ne coupait les feuillus qu’en hiver, hors sève, et on attendait le gel pour débarder. Le bûcheronnage était saisonnier… comme les dégagements sylvicoles.

Et puis, le 26 décembre 1999, j’ai compris. J’ai compris qu’on ne maîtrise rien, tout forestier qu’on soit. Qu’on ne sait rien de l’avenir, du possible ou de l’impossible. Que la nature, quoi qu’il arrive, a le dernier mot. J’ai vu mes collègues perdre toute leur vie de travail en deux heures. Perdre tous leurs repères…

Le monde entier est venu acheter du bois : on a rempli des wagons, des containers, qui partaient jusqu’au bout du monde. On a cubé pendant des mois, tous les jours, des milliers de mètres cubes, des kilomètres de grumes le long des routes. On était les forestiers de l’an 2000, et on avait l’impression de vivre l’apocalypse forestière…

Mais la forêt a repoussé, riche de cette glandée qu’on attendait depuis quinze ans, de toutes cette fructification miraculeuse, juste avant Lothar.

Elle savait, la forêt.

Crédit : Zoë Gayah Jonker

Nous, forestiers de l’an 2000, allions passé notre vie à mener ces peuplements issus de cette terrible tempête. Mon premier triage ravagé, j’ai découvert la sylviculture extensive, le cassage, le traitement irrégulier. Dans des trouées de 200 hectares, les ouvriers ont repris le croissant. Et ils étaient contents. Et c’était beau toute cette régé mélangée, riche, vive…

C’était beau, même s’il fallait lutter encore, pour que les crocodiles qui voulaient profiter de la tempête ne mettent pas la main sur ces forêts, ne massacrent pas les sols pour en faire des lotissements, des routes, des carrières, à coup de milliers d’euros.

Des millions promis en masse aux communes sinistrées, et même aux directions qui voyaient d’un bon œil arriver les 12% de ces jolis millions promis… Il a fallu convaincre, défendre, tenir bon malgré les menaces, montrer aux élus toute la richesse de ces milieux meurtris mais si importants…

Et puis il y a eu la réforme aussi. On a lutté, oui, de toutes nos forces je crois. C’était beau. Nous étions ensemble, solidaires. Je pense vraiment qu’on a réussi à éviter le pire, malgré tout. Mon deuxième triage, sur 7 forêts, a pris d’abord une, puis trois, puis 5 forêts supplémentaires au fil des années. On m’a changé d’équipe, on m’a retiré les forêts debout pour des forêts rasées. On a eu la canicule aussi, en 2003, son lot de chenilles, de scolytes…

On s’est mis à marteler à la peinture, toute la journée, toute l’année. A couper les bois en toute saison, à débarder par tous les temps, pour les ventes. Tout s’est mis dans le même rythme. Mais toujours, toujours la forêt repoussait.

On nous disait tout ce qu’on ne ferait plus, que tout irait bien, parce que les communes s’en débrouilleraient plutôt que de payer. Mais elles payaient, les communes, cash, pour que surtout rien ne change.

A la seizième forêt qu’ils m’ont rajouté, j’ai dit non. Stop. J’ai laissé mes 500 cessionnaires, mes papys, mes conseils municipaux, mes petites et grosses mairies, mes bucherons caractériels. J’ai choisi la montagne, plus loin, plus dure, plus rude, mais si belle aussi… La forêt des pentes et des roches, mélangée, jardinée. La francomtoise. J’y ai retrouvé le marteau et les saisons…

Crédit : Thomas Tixtaaz

Et moi qui m’étais juré de ne jamais porter d’étiquette, j’ai sauté le pas : j’ai pris des engagements, vraiment, au Snu. J’ai porté ses valeurs, son cri, car c’était aussi les miens : quelles forêts pour nos enfants ?

On a lutté oui, de toutes nos forces, défendu ces forêts et leurs forestiers.

J’ai découvert le mépris aussi, de ceux qui font semblant de nous écouter mais qui n’entendent rien, parce qu’ils savent mieux. Mais le mépris aussi de ceux qui se demandent toujours : « Mais que font les syndicats ??? » J’ai pris la morsure des sous-entendus…

Ben oui parce que quand tu sièges tu n’es pas sur ton triage, donc tu ne fais rien. Et quand tu n’obtiens pas ce que veulent ceux que tu représentes, c’est que tu ne sers à rien, que tu es vraiment nul, que tu vas juste glandouiller avec tes potes pendant que les autres bossent !

Et si tu ne sièges plus parce que cette mauvaise foi en face est juste insupportable, ce gouffre entretenu entre la direction et notre réalité quotidienne, la malhonnêteté des promesses jamais tenues, quand en face de toi les dirigeants eux-mêmes s’assoient sur la loi pour faire la leur, quand tu renonces parce que même si tu dis non ça ne change rien, les autres, ceux qui restent en forêt sans surtout en sortir, tu les entends encore : mais que font les syndicats ?

Et toi, tu fais quoi ?

J’ai vu les dépressions des collègues autour de moi, les burn-out. Les départs en retraite non remplacés. Les collègues déçus, aigris, plein d’amertume, partir soulagés en nous souhaitant bonne chance et bon courage. Les contractuels non renouvelés.

Mais il y a eu des belles choses aussi. J’ai vu les jeunes arriver, motivés, heureux. On s’est mis à garder des bois bio, à tenir compte ça et là des sols, des oiseaux, de toutes ces espèces en train de disparaître. Les réseaux naturalistes se sont développés. Je me suis enrichie de toujours plus d’expériences, d’échecs et de réussites, de petites victoires et de grandes déceptions.

Et puis, toujours, nourrissant, ces petits moments de grâce dans le quotidien du forestier : la lumière dans les houppiers dans les fins de journée d’automne, le givre qui fige la moindre brindille au petit matin, le faon niché et tremblant sous la ronce, la mer de nuage sous la crête… Le chant d’une Tengmalm au détour du chemin, le grand tétras levé au bout d’une virée … Tous ces petits riens qui font de ton métier l’un des plus beaux, que tu ne changerais pour rien au monde.

On s’est adapté aux nouveaux services, aux nouveaux départs, aux expérimentations, au TDS, aux nouvelles directives, aux contre-ordres, aux notes de service, à Teck, à ProdBois, aux services qui se vident, aux postes jamais pourvus, aux intérims interminables.

J’ai appris à dire non, encore. C’est très mal vu, mais salutaire.

On a aussi martelé des peuplements entiers de chênes de 45 au-dessus de rien, parce qu’il y avait du retard dans les aménagements, parce que la surface d’équilibre, parce que ceci, parce que cela. J’ai vu les prix des bois chuter toujours plus bas, remonter parfois avant de redescendre, la direction demander de prélever plus pour compenser.

J’ai vu des bûcherons payer toujours plus de charges sans pour autant gagner un euro de plus. 100 francs du mètre cube en 1999, 15 € en 2019 : étrange, mais ça n’a pas bougé. J’ai vu des gros bois partir en tritu : des siècles de croissance pour finir en lamellé collé dans un meuble en kit qui finira à la déchetterie dans dix ans… Pour 38 €, 250 balles…

Je ne m’y fais pas, ça me fait toujours mal, à chaque fois. Je préfère les savoir mourir en forêt de leur belle mort.

J’ai vu des machines de plus en plus grosses, de plus en plus lourdes, sortir tout de la forêt, parfois jusqu’aux feuilles et aux aiguilles. J’ai vu des forestiers retourner marteler parce que l’objectif n’était pas atteint. J’ai senti l’amertume de ceux qui n’avaient pas eu le concours, l’examen, des contractuels payés au lance-pierre et gentiment remerciés. Pour boucler le budget on a fermé le campus, vendu les Arcs, vendu le siège pour mieux le louer ensuite.

J’ai vu le bon sens se perdre, comme fondu, au nom du chiffre, des objectifs, et du budget …

Et puis il y a eu 2019. Ce printemps-là, j’ai compris plus encore. En 2019, les sapins se sont mis à sécher même en hiver… Même les plus beaux, surtout les plus beaux, les plus vieux, les plus grands, les uns après les autres, se sont éteints, comme ça, soudain. Il s’est mis à pleuvoir des feuilles et des aiguilles, en plein été, même dans les jeunes peuplements, même dans les peuplements les plus mélangés, les plus sains, même en RBI.

En plus des frênes qui mourraient déjà, se sont mis à sécher les hêtres, les sapins, les épicéas. Le paysage a changé, très vite, en quelques mois… J’ai marqué des bois secs ou en train de mourir tous les jours. Tous les jours.

Crédit : congerdesign

Et j’ai compris que moi, forestier de l’an 2000, je ne laisserai peut-être rien derrière moi… Rien du travail de toutes ces générations de forestiers, rien de ces vingt ans à y croire si fort.

Le gibier en surpopulation bouffe tout en dessous, tout sèche au-dessus. Le gel de mai a cramé les feuillus, puis ils ont pris la canicule de juin, puis celle de juillet, puis celle d’août. En octobre, les scolytes continuaient encore dans les épicéas.

Et j’ai pleuré, oui, j’ai pleuré. Je n’ai pas honte de le dire.

J’ai pleuré en martelant des sapins centenaires, qui se dressaient si fièrement hier encore. Je leur ai demandé pardon, à eux qui ont traversé les deux guerres, la sècheresse de 76 et celle de 2003, qui ont survécu à Lothar, à la neige, au vent, aux orages et aux crues…

Pardon, pardon pour les hommes… pardon pour tout ce carbone rejeté sans conscience, pardon pour cette insouciante surconsommation perpétuelle, pardon pour cette chaleur implacable qui vous tue… On savait, depuis longtemps, mais on a continué, comme si de rien n’était… Pardon, pardon…

On a tous, chacun, notre responsabilité. Parce qu’on n’a pas entendu, pas cru, parce qu’on a pensé que c’était pour demain, et que demain ce ne serait pas pour nous, pas pour eux… Parce qu’on s’est laissé convaincre, qu’on a laissé gouverner les crocodiles, préservé notre petit confort… Parce que la lutte n’a pas suffi…

J’ai compris que mes petits enfants ne connaitraient pas ces forêts de grands bois, si fiers, si riches… Que le monde qu’on a connu jusqu’ici ne sera plus jamais le même. Il y a, à un moment donné, quelque chose qui s’est brisé en moi…

On m’a dit de ne pas m’inquiéter, que ce n’était pas si grave. Que ça allait s’arranger. S’arranger ? Les étés à venir ? Les canicules, les sécheresses, les parasites, les tempêtes, les crues ? Non, soyons réalistes, honnêtes avec nous-même. Ça ne va pas s’arranger. Nous le savons très bien.

Les sapins, les hêtres, ne sont pas faits pour des températures de 40°, des nuits sans rosée. Le chalara, les chenilles, les scolytes, non, ça ne va pas s’arranger.

Au bout de six mois, oui, finalement tout le monde a reconnu qu’il y avait là une crise, grave. Il y a des embauches de CDD, non affectables aux triages vacants bien sûr, des financements pour les camions qui emmènent les bois au large. Mais le feuillus précieux partent chez Ikea, les scieurs locaux n’ont plus de contrats, il a fallu leur vendre nous-même nos lots sans le service bois. On continue de marcher sur la tête, à l’envers…

Mais depuis quelques semaines, je sais, moi, forestier de l’an 2000, quel est mon projet pour les 20 prochaines années. Parce que comme il y a vingt ans, les crocodiles vont revenir à l’assaut, auprès des communes démunies. Ils vont essayer de convaincre, promettre les milliers, les millions d’euros.

Si nous n’avons, nous, en face, qu’un argument de dépenses et de plantations aléatoires à leur proposer, qui s’adapteront peut-être malgré les printemps secs, malgré le gibier, à coup de subventions, ou pas, si c’est ça notre réponse, on va droit dans le mur.

Mais la forêt, résiliente, toujours, s’adaptera. Il faut juste lui laisser le temps et l’espace nécessaire. Préserver à tout prix, cet espace, et ces sols.

Ce ne seront plus les mêmes forêts, les mêmes arbres. Le climat nouveau est arrivé, et ce sont d’autres essences, d’autres équilibres qui vont se mettre en place. La forêt nouvelle s’adaptera. Laissons-lui juste le temps, les dizaines d’années nécessaires.

Mais en attendant, nos arbres ne tiendront plus les sols de montagne, les roches, ne retiendront plus les crues, ne réguleront plus l’eau, là-haut. Alors partout, jusqu’au plus bas de la plaine, tous en subiront les conséquences. Nous n’en avons pas fini avec les inondations, ni avec les sécheresses.

Malheureusement si nous, forestiers, sommes aux premiers fronts, je crains que tant qu’il y a de l’eau au robinet, peu de gens prennent vraiment conscience de l’urgence, de la gravité de la situation. Mais il va venir très vite le moment où l’eau ne coulera plus au robinet. Bien plus vite qu’on ne le pense, car nous sous estimons largement la part de la biosphère dans les équilibres climatiques.

La disparition de la forêt, même juste pour un temps, même juste pour une ou deux générations humaines, c’est la disparition de la régulation de l’eau.

Crédit : Jp Valery

Et ce n’est pas en jouant aux apprentis sorciers, en espérant accompagner les migrations des espèces végétales sans que l’on sache du tout quelle sera l’évolution du climat dans 10, 20, 60 ans, en plantant tout et n’importe quoi n’importe où, qu’on va éviter ça.

Non, le boulot du forestier d’aujourd’hui et de demain ne sera plus de produire ou de récolter du bois, ouvrons les yeux, mais bel et bien de protéger les forêts pour protéger l’eau, donc la vie.

Protéger les forêts pour protéger l’eau, donc la vie. Pas seulement celle de la faune et de la flore, mais toute la vie, de toutes les espèces, nous compris.

Et si cette protection des sols et de la résilience forestière naturelle, qui a juste besoin du temps et de l’espace nécessaire, ne deviennent pas une priorité absolue, si l’on ne prend pas conscience qu’il faut dès à présent s’adapter au temps dont elle a besoin, et non plus essayer de l’adapter au temps de nos courtes générations, alors nous allons, très vite, le payer, et très cher.

J’ai reconnu cette brisure en moi, je l’ai reconnue car je l’ai vue dans les yeux de mes collègues en 2000. Mais cette brisure j’en ai fait une force aujourd’hui : mes yeux sont ouverts, je sais où est ma place, quel est mon rôle. Si le quotidien reste difficile, je sais, moi, mes priorités absolues.

Et je sais combien chacun a besoin du forestier pour être là, pour protéger ce qui survit des feux à venir, de la destruction des sols forestiers, de la pollution et des crocodiles. Gageons qu’il faudra beaucoup, beaucoup de temps avant que cette prise de conscience monte jusqu’aux cerveaux encombrés de nos dirigeants.

Espérons que lorsque l’eau ne coulera plus au robinet, que lorsque la Seine aura envahi Paris, ils feront le lien, et réfléchirons non plus en euros, mais avec du bon sens, non plus à échéance électorale, mais à l’échelle de la vie.

Je suis forestier de l’an 2000, et la première chose que j’ai apprise, lorsque j’avais vingt ans, c’est que le forestier doit avant tout préserver sa surface forestière, l’état forestier. C’est ce qu’il y a de plus difficile, mais c’est notre métier, avant tout. Il est plus que jamais fondamental aujourd’hui. Tout ce que nous pourrons préserver donnera une chance supplémentaire à nos enfants, à nos petits-enfants, de connaître les arbres, les forêts, l’eau. De survivre… Ne l’oublions jamais.

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