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« Les aires protégées chassent les autochtones alors qu’ils ont un rôle essentiel pour la biodiversité »

"Ce n’est pas un hasard si 80 % de la biodiversité mondiale se trouve dans des territoires où vivent des peuples autochtones ! Toutes les études démontrent que leurs territoires ont une meilleure diversité biologique et souffrent moins de déforestation que les aires protégées classiques."

Censée protéger la biodiversité, la politique des aires protégées entraîne de profondes violations des droits humains et des spoliations de terres sans commune mesure dans l’histoire récente, ainsi que la transformation touristique de lieux jusque-là préservés. Pour dénoncer cet état de fait, l’ONG Survival International a organisé un congrès alternatif à Marseille, « Notre terre ! Notre nature », en marge de l’événement de l’UICN. Dans cet entretien, Fiore Longo, directrice de l’antenne française de Survival International, nous explique les dérives du « colonialisme vert » et la « conservation-forteresse », pourquoi y mettre fin et donne des pistes pour une protection de la nature qui considère enfin l’espèce humaine comme une de ses parties intégrantes.

Avant-propos et contexte

Accueilli du 3 au 11 septembre à Marseille, le congrès mondial de la nature se présente comme « le plus grand événement […] jamais organisé sur la biodiversité » : pendant dix jours, des milliers de scientifiques, associations, chefs d’État et d’agences gouvernementales doivent y évoquer les priorités mondiales de la protection de la nature et adopter plusieurs dizaines de résolutions. 

Au programme des discussions : la déforestation importée, la pollution plastique des milieux marins, la protection des loutres et des grands singes, les cours d’eau et les zones humides, les corridors biologiques, les conflits d’intérêts relatifs aux produits phytosanitaires, mais aussi le droit de l’environnement et la prévention des pandémies…

Organisatrice du congrès, l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), énorme ONG environnementale, souhaiterait orienter, par son événement, les décisions qui seront prises à Glasgow (Écosse) en novembre, lors de la COP26 sur le climat, et à Kunming (Chine) au printemps prochain, pour la conférence des Nations unies sur la biodiversité (COP15).

Outre les solutions fondées sur la nature (SfN) et la restauration de 20 % des écosystèmes prioritaires, la création de nouvelles « aires protégées » constitue sans doute la mesure phare du projet de cadre mondial des Nations unies, qui doit être adopté au terme de la COP15 et sur lequel tente de peser l’UICN.

Les aires protégées couvrent actuellement 17 % des terres et près de 8 % des mers. L’objectif serait de protéger 30 % de l’ensemble de la planète d’ici 2030 (d’où le nom « d’objectif 30×30 »). La France a d’ores et déjà passé le cap, en grande partie T (TAAF), très vastes et quasi désertiques.  

Aussi raisonnable qu’elle puisse paraître, la politique des aires protégées entraîne pourtant, dans les faits, de profondes violations des droits humains et des spoliations de terres sans commune mesure dans l’histoire récente : tel est le message que cherche à faire passer Survival International, en marge de l’événement de l’UICN.

Le 2 septembre, l’association de défense des peuples autochtones a en effet organisé un congrès alternatif à Marseille, « Notre terre ! Notre nature », afin de protester contre ce qu’elle nomme le « colonialisme vert » ou la « conservation-forteresse ». 

Historiens, anthropologues, journalistes, activistes, représentants de peuples indigènes, une quarantaine d’intervenants y ont discuté des politiques de protection « militaristes », « racistes » et « injustes », avant de se retrouver, le lendemain, à une « manifestation pour décoloniser la conservation de la nature », physique et virtuelle.

Pour mieux comprendre ce que désigne la « conservation-forteresse » et les conséquences méconnues des aires protégées, La Relève et la Peste s’est entretenue avec Fiore Longo, responsable de recherche à Survival International et directrice de l’antenne française de l’ONG.

La Relève et la Peste – Pour quelle raison votre association, Survival International, a-t-elle organisé un « congrès alternatif » avant celui de l’UICN ? 

Fiore Longo –La grande majorité des solutions débattues au congrès mondial de la nature sont de fausses bonnes solutions, à la fois injustes et inefficaces. Depuis que l’idée des pourcentages d’aires protégées est mise en application, des peuples autochtones, surtout en Afrique et en Asie, sont privés de leurs terres au nom de la protection de la nature. Leurs modes de vie sont détruits.

Et pourtant, au congrès de l’UICN comme aux autres rencontres de ce type, les populations spoliées ne sont jamais invitées à s’exprimer : on les ignore, tout simplement. Il n’y a aucune voix contraire aux approches de conservation coloniales et racistes.

Nous nous sommes dit que la meilleure manière de montrer le véritable impact des aires protégées était d’organiser un congrès alternatif. Nous espérions influencer les membres de l’UICN, qui n’est pas un sujet unique, homogène, mais un groupe de gouvernements, d’ONG, de scientifiques… avec un pouvoir de lobbying très important.

Nous voulions offrir aux peuples autochtones et à leurs défenseurs une sorte de tribune, une plate-forme d’expression qui trouverait un écho au congrès officiel.

Le vendredi 3 septembre, une marche de protestation a eu lieu à Marseille pour s’opposer au congrès de l’IUCN inauguré ce jour-là dans la même ville. La foule des manifestants s’est rendue de la Porte d’Aix au Vieux-Port, où ils ont illustré l’absurdité du projet des 30 % en délimitant un tiers de L’Ombrière, qui abrite une partie de l’esplanade piétonne en bordure du Vieux-Port. © Noé Gabriel

LR&LP : Frédéric Hache, cofondateur du Green Finance Observatory, a déclaré que le 30×30 constituerait « le plus grand accaparement de terres depuis Christophe Colomb ». Pouvez-vous nous expliquer ce qu’est le « colonialisme vert », qu’on appelle aussi « conservation-forteresse » ? 

Les « aires protégées » sont nées aux États-Unis. Le premier parc naturel de l’histoire a été créé à la fin du XIXe siècle, précisément en expulsant les peuples autochtones qui y habitaient, au prétexte qu’ils abîmaient, gaspillaient une nature que la science occidentale saurait mieux gérer.

Dès l’origine, la conservation s’est manifestée sous la forme d’une « forteresse » : la nature, pour être protégée, doit être séparée des hommes, parce que l’humanité la détruit.

Aujourd’hui, dans la plupart des cas, les aires protégées répondent à cette approche colonialiste. Les grandes ONG de protection de la nature, soutenues par les pays d’Europe ou d’Amérique du Nord, s’associent aux gouvernements africains ou asiatiques pour créer des zones vierges où plus aucune activité humaine n’est possible. Chasse et cueillette sont interdites aux peuples locaux, qui perdent tout accès à leurs moyens de subsistance, à la terre avec laquelle ils ont un lien identitaire, ancestral.

Or, ce ne sont pas les « humains », hommes et femmes, qui détruisent la nature, c’est un certain système de société, le capitalisme. Celui-ci n’est jamais remis en question par les ONG, qui font des partenariats avec les compagnies les plus polluantes de la planète pour promouvoir leur modèle de conservation.

Le résultat est que les autochtones sont chassés de leurs territoires, alors qu’ils ont un rôle essentiel dans la construction et l’entretien de la biodiversité. Ce n’est pas un hasard si 80 % de la biodiversité mondiale se trouve dans des territoires où vivent des peuples autochtones ! Toutes les études démontrent que leurs territoires ont une meilleure diversité biologique et souffrent moins de déforestation que les aires protégées classiques. 

Crédit : Survival International

LR&LP : Justement, les aires protégées protègent-elles vraiment l’environnement et le vivant ?

À l’heure actuelle, aucune étude n’a encore évalué l’impact social et environnemental des aires protégées. Avant de doubler leur superficie, ne devrait-on pas prouver qu’elles fonctionnent ? Comme les aires protégées sont créées dans des territoires déjà riches en biodiversité, il serait intéressant de connaître leur évolution dans le temps.

Pour ma part, j’ai constaté que partout où les autochtones sont expulsés, la nature se transforme en musée, les communautés sont remplacées par un tourisme de masse : hôtels, restaurants, jeeps et safaris, divertissement… Rien de cela ne me semble mieux favoriser la biodiversité que les peuples autochtones, qui restent les vecteurs de protection les plus efficaces.    

« Le nombre de touristes est très élevé, ils nous dérangent beaucoup. Les déchets plastiques que les touristes apportent, les animaux meurent à cause de ça. » Husain Swamy, Chenchu, Amrabad, Inde

LR&LP : En revanche, la création d’aires protégées entraîne un processus contigu de « militarisation de la nature ». Comment se manifeste-t-il ?

Une fois qu’une aire protégée est créée, il faut la « protéger ». C’est là qu’entrent en jeu les « écogardes ». Souvent armés, ils sont chargés de contrôler les entrées et les sorties, réprimer le braconnage, surveiller les populations des espèces. Dans les années 2011-2012, on a commencé à dire que le braconnage nourrissait le terrorisme — ce qui est loin d’être prouvé. La lutte contre les braconniers est devenue une lutte globale.

On a alors constaté une militarisation croissante des aires protégées : des gardes toujours plus armés, toujours mieux entraînés, reçoivent maintenant un bonus de performance chaque fois qu’ils arrêtent quelqu’un. Ils finissent donc par arrêter toutes les personnes qui entrent et qui sortent, même celles qui le font pour manger.  

Des fonctionnaires congolais remettent un fusil d’assaut au plus haut dirigeant (et employé du WWF) du parc national de Salonga. Certains gardes-chasse ont été accusés de viol collectif, de torture et de meurtre.© Sinziana-Maria Demian / WWF

LR&LP : Quel est l’impact de cette militarisation sur les peuples autochtones ?

Cette militarisation ne réduit pas le braconnage, qui dépend surtout de la demande. Par contre, elle a un impact dramatique sur les autochtones qui, chassant pour manger, sont arrêtés, torturés, emprisonnés, parfois violés dans leur cellule. Pendant des mois, des familles demeurent sans les hommes, meurent de faim.

Il y a des aires protégées où la militarisation est si extrême que les officiers sont autorisés à tirer sur les gens soupçonnés d’être des braconniers. Ce sont des exécutions extrajudiciaires qu’on n’accepterait jamais en Europe. Tout cela n’existe que pour que les écogardes puissent dire aux bailleurs de fonds : nous avons arrêté X personnes aujourd’hui et X cette année. Au niveau des statistiques, c’est parfait, on publie des chiffres édifiants. Mais pour les peuples locaux, que l’on punit parce qu’ils essaient de manger, c’est une catastrophe.

Là encore, on voit bien le racisme à l’œuvre dans ce type de conservation : un chasseur autochtone est un braconnier, un riche blanc payant 45 000 euros pour tuer un éléphant est un simple chasseur.

Akash Orang, un jeune garcon tribal âgé de 7 ans, a été mutilé à vie après qu’un garde lui ait tiré dessus dans le parc national de Kaziranga. Le parc autorise le tir à vue. Crédit : Survival International

LR&LP : Avez-vous un exemple de dérives avérées dans la conservation d’aires protégées ?

Je prends toujours comme exemple le parc géré par le WWF au nord-ouest du Congo, Messok Dja. Pour moi, c’est le plus éclatant. Ce projet réunissait tous les grands bailleurs de fonds engagés dans la protection des écosystèmes d’Afrique centrale : le Programme des Nations Unies pour le développement, la Commission européenne, WWF, etc. Tout le monde était là.

Ce qu’il s’est passé, c’est que le WWF, qui devait cogérer le parc avec le gouvernement congolais, a installé un centre de commandement et une base de gardes bien avant que l’aire protégée soit créée par décret.   

Pendant dix ans, alors qu’il n’y avait pas encore de parc, les écogardes ont terrorisé le peuple local de chasseurs-cueilleurs, les Baka. Ils arrivaient dans des voitures flanquées du logo WWF. Lorsque nous avons visité la zone, nous nous sommes aperçus que les communautés locales y étaient totalement opposées. Personne ne leur avait demandé leur avis. Elles pensaient même que le parc existait déjà, puisque les gardes les empêchaient de manger !

Après avoir constaté ces violations de droits humains, notre association a fait campagne contre l’ouverture du parc. Le Programme des Nations unies pour le développement, tout comme la Commission européenne, ont commandé une enquête interne, indépendante. Le premier a entièrement annulé le projet, la seconde l’a suspendu.

Et malgré ce scandale avéré, le WWF continue à promouvoir son parc. Il prétend faire un parc « inclusif », annonce consulter la population locale, mais comment demander le consentement de gens qu’on a torturés pendant dix ans ?

Personne n’est allé en justice, personne ne s’est excusé. C’est un exemple clair de la puissance de certaines ONG et du fonctionnement de l’industrie de la conservation.

LR&LP : Quelle conception de la nature se cache derrière l’écologie prônée par les gouvernements et les grandes ONG environnementales ?

C’est une conception de la nature qui émane des élites urbaines, de personnes qui vivent dans des modèles détruisant la nature. Plus ces élites détruisent la nature, plus elles essaient de la contrôler, la modifier, la réglementer.

L’idée essentielle des gouvernements et des ONG, c’est le « Half Earth », l’idée qu’il faudrait donner une moitié de la terre à nos sociétés super-technologiques, urbaines, et créer, dans la seconde moitié, une nature vide d’êtres humains, esthétique, qui n’existerait plus que comme capital, valeur économique. On a besoin d’air pour respirer, de pollinisateurs pour manger, d’eau pour se déshydrater, etc. La nature nous rend un service, nous fait gagner de l’argent, alors il faut la protéger.

Cette conception est complètement contraire à celle des peuples autochtones, pour lesquels la nature est une réalité, une relation, un échange, pas une entité abstraite ne relevant que des domaines de la science et de l’exploitation. 

LR&LP : Comment recommandez-vous d’agir ?

Survival International est un mouvement. Nous avons l’idée que si l’on change l’opinion, on peut changer les faits. Les gens ont une confiance absolue dans tous les organismes qui protègent la nature, comme le WWF. Il s’agit avant tout d’informer, de montrer ce qu’il se passe, de sensibiliser sur un sujet largement ignoré, y compris par la presse. 

Plutôt que de créer des aires « vierges », nous croyons qu’il vaudrait mieux reconnaître les droits territoriaux des peuples autochtones, qui protègent bien mieux la biodiversité. Parallèlement, nous devons demander un changement profond de politique à nos gouvernements, pour qu’ils agissent non sur les conséquences, mais sur les causes du déclin de la biodiversité : la surconsommation, la pollution, l’industrie.

Réduire nos émissions, changer notre mode de vie, punir les multinationales, voilà des solutions qui s’imposent et que personne ne veut prendre. 

Enfin, il n’y a pas d’écologie possible sans justice sociale. Il faut remettre les droits humains au cœur de nos politiques, questionner la manière dont, nous, économie capitaliste, société industrialisée, modèle de croissance éternelle, nous habitons cette planète. Ou alors nous ne créerons que des natures fausses, tout en continuant d’agir de façon injuste.

Augustin Langlade

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