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La France et l’UE bloquent un traité onusien qui veut punir les multinationales pour leurs crimes

À l’échelle mondiale, tous les espoirs de responsabiliser, enfin, les multinationales reposent sur le traité de l’ONU actuellement en négociation.

Dans le cadre de l’ONU, la France et l’Union européenne freinent un projet de traité visant à mettre fin à l’impunité des multinationales, en les contraignant à respecter les droits de l’homme et l’environnement.

Bien des garanties, aucune contrainte

Alors que tous les yeux étaient déjà tournés vers Glasgow, en Écosse, où allait s’ouvrir la COP26, d’autres tractations, plus discrètes mais non moins cruciales pour l’avenir de l’humanité, se sont tenues la semaine dernière à Genève.

Du 25 au 29 octobre, la métropole suisse accueillait en effet la sixième session de négociations du projet de traité des Nations unies (ONU) visant à mettre fin à l’impunité des multinationales, en les contraignant à respecter les droits de l’homme et l’environnement.

À l’heure actuelle, plus de 3 400 traités sur le commerce et l’investissement garantissent les intérêts des multinationales. Certains sont entrés en vigueur, d’autres vont voir le jour, tous favorisent la marche du libre échange au mépris des droits fondamentaux.

« Ce processus a commencé dans les années 1970, avec le développement des traités bilatéraux, nous explique Juliette Renaud, responsable de campagne aux Amis de la Terre, qui coordonne la coalition des associations françaises en faveur du traité de l’ONU. Aujourd’hui, au niveau européen, les plus récents sont le TAFTA avec les États-Unis, le CETA avec le Canada ou l’accord UE-Mercosur, le marché commun d’Amérique latine. »

La plupart de ces traités contiennent des dispositions similaires, notamment des clauses de règlement des différends entre États et investisseurs : grâce à ce mécanisme, les multinationales peuvent poursuivre, devant des cours d’arbitrage internationales, les pays qui les ont lésées ou ont nui à leurs investissements.

Récemment, les actionnaires russes de Montagne d’Or, méga-projet minier guyanais jugé incompatible avec la transition écologique, ont par exemple engagé une procédure d’arbitrage international pour obtenir un dédommagement de la part de la France (4 milliards d’euros), en se fondant sur un traité bilatéral passé au début des années 1990 avec la Russie.   

En revanche, malgré une multitude de déclarations et de principes auxquels souscrivent les États, aucun texte international ne contraint, à ce jour, les multinationales à respecter les droits de l’homme et l’environnement.

Parfois plus riches que les États censés les réguler, les firmes transnationales se développent dans d’autres pays en y implantant des filiales, ou en y engageant une myriade de sous-traitants. Grâce à ces sociétés « tampons », elles échappent aisément à leurs responsabilités, en cas de pollution ou de violation des droits de l’homme, entre autres. 

« Dans la plupart des États du monde, constate Juliette Renaud, il n’est pas possible de poursuivre les firmes devant des tribunaux nationaux, pour des dommages commis dans des pays étrangers. Cette situation injuste permet aux multinationales de jouir d’une impunité presque totale. »

Lire aussi : La justice d’exception accordée aux multinationales menace nos droits et notre environnement

Du Rana Plaza au devoir de vigilance

Selon la militante des Amis de la Terre, l’exemple le plus emblématique est sans doute la catastrophe du Rana Plaza : cet immeuble de la banlieue de Dacca, capitale du Bangladesh, s’est soudainement effondré un matin de 2013, faisant au moins 1 130 morts et plus de 2 000 blessés.

Le bâtiment abritait des ateliers de confection œuvrant pour diverses marques occidentales : Mango, Benetton, Primark, Carrefour, Zara, H&M… Au lieu d’ouvrir des usines, celles-ci avaient confié la fabrication de leurs vêtements à des agents locaux, chargés d’organiser la chaîne de production.

Pour réduire les coûts, les sous-traitants avaient alors multiplié les négligences coupables : occupation excessive des locaux, violation des normes de sécurité élémentaires, corruption des autorités, etc. L’immeuble avait fini par s’effondrer sous l’effet des vibrations de générateurs d’électricité installés sur un toit trop fragile, pour alimenter les ateliers.

En 2013, la catastrophe du Rana Plaza a ému le monde entier. Et pourtant, les entreprises donneuses d’ordre n’ont jamais été considérées comme juridiquement condamnables ; la faute revenait à leurs seuls sous-traitants, sur lesquels elles s’étaient déchargées de toutes leurs responsabilités. 

Les cas de ce type pourraient faire l’objet d’une énumération infinie : Chevron en Équateur, Union Carbide à Bhopal (Inde), Total en Ouganda, Casino en Amérique du Sud… Et il ne s’agit là que des plus connus.

En France, la catastrophe du Rana Plaza a conduit à l’adoption, en 2017, de la loi « relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordres ».

Pionnière et encore unique au monde, cette loi a été conçue pour responsabiliser les grandes firmes vis-à-vis des questions de sécurité, de droits de l’homme, de dangers sanitaires et de risques environnementaux.

Toutes les entreprises françaises employant plus de 5 000 salariés en France (ou 10 000 dans le monde), sont contraintes, quel que soit le pays dans lequel elles sont implantées, de « mieux maîtriser les risques de toute nature associés à leur chaîne de sous-traitance », selon les mots du ministère de l’Économie.

Cela veut dire qu’une maison-mère est tenue de surveiller les activités de ses filiales, de protéger les droits de l’homme, d’éviter de financer des activités illégales et d’évaluer l’impact environnemental et climatique de tous les projets qu’elle subventionne ou supervise.

Lire aussi : « Quatre ans après l’adoption de la loi sur le devoir de vigilance, 27 multinationales françaises ne s’y conforment toujours pas »

Un traité menacé

À l’échelle mondiale, tous les espoirs de responsabiliser, enfin, les multinationales reposent sur le traité de l’ONU actuellement en négociation.

Le projet est né en 2014, à l’initiative de l’Équateur et de l’Amérique du Sud. Toutes les tentatives précédentes avaient échoué. Depuis cette date, les négociations se sont succédé à raison d’une par an. C’est lent. Mais elles semblent désormais connaître une certaine accélération.

« Ce sont des négociations de longue haleine, nous indique Juliette Renaud. Mais pour la première fois, la semaine dernière, les États ont négocié en direct le texte par voie d’amendement, tout en laissant la société civile intervenir dans les débats. »

Présidant le processus, l’Équateur compte mettre en place, prochainement, un groupe de pays « amis de la présidence » pour préparer la prochaine session de négociations, afin de la rendre plus efficace. Les États de ce groupe pourront, pendant l’année, se partager les différents articles du traité et engager des consultations avec les autres parties.

Cependant, le projet doit affronter un obstacle de taille : la réticence de pays pesant très lourd dans le jeu des négociations. Le 25 octobre, les États-Unis ont ainsi appelé les États à « faire un pas en arrière » et à « considérer des alternatives ».

La Chine, la Russie et le Brésil, « hostiles à un traité ambitieux », se sont également employés, selon les Amis de la Terre, à amputer le texte de dispositions clés, comme celles visant à protéger les « défenseurs des droits de l’homme » ou à garantir un « droit à un environnement sûr, propre, sain et durable ».

Double jeu de l’Europe et la France

Présentes à Genève, l’Union européenne et la France n’ont pas directement participé aux négociations, après avoir cherché, les années précédentes, à faire boycotter, voire annuler le processus. 

« C’est ubuesque ! abonde Juliette Renaud. L’Union européenne nous dit qu’elle ne peut pas participer aux débats, car elle ne dispose pas de mandat pour le faire. Mais d’un autre côté, elle ne laisse pas les pays européens s’exprimer en leur nom propre, car ces négociations relèvent des compétences de l’Union. » Autant d’excuses pour bloquer l’avancée du traité.

La Commission européenne aurait même refusé de fournir aux États membres une analyse juridique du texte, pourtant nécessaire à l’intégration du droit international dans le droit européen.

« Les négociations avancent sans nous, déplore la responsable des Amis de la Terre. La France et l’Union européenne sont spectatrices, paralysées. Elles s’autocensurent, mais il va bien falloir qu’un jour ou l’autre, elles prennent le train en marche. »

On explique facilement cette volonté de statu quo : le processus de négociation est né dans des pays du Sud, où sont perpétrées la plupart des violations des droits de l’homme et de l’environnement. Les pays du Nord, eux, hébergent les sièges des multinationales et sont davantage soumis aux pressions de leurs lobbies, qui veulent à tout prix éviter un texte contraignant. 

Emboîtant le pas à la France, la Commission européenne prépare une directive sur le devoir de vigilance des multinationales, en matière de droits de l’homme et d’environnement ; mais ce projet de première importance, plombé par le lobbying et les divergences entre États membres, tarde à se concrétiser.

Louable, le projet de directive ne doit cependant pas servir d’excuse pour entraver le traité onusien, « beaucoup plus large et ambitieux », nous souffle Juliette Renaud, « car il inclut des éléments plus poussés comme les régimes juridiques, pour condamner les entreprises, la coopération internationale ou la protection des victimes ».

Pour l’heure, on ne sait pas quand ni comment aboutiront les négociations du traité. Elles pourraient encore durer plusieurs années et ne manqueront pas de subir de nombreux torpillages.

« La France et l’UE exigent que les grandes entreprises soient davantage associées au processus, ajoute Juliette Renaud. Mais cette position les placerait en conflit d’intérêts majeur. Comme les lobbies participent déjà aux négociations, via la chambre de commerce internationale, par exemple, nous pensons que l’ONU doit absolument limiter l’influence des firmes sur le texte, afin qu’il soit le plus efficace possible.

Selon un sondage YouGov publié le 13 octobre dernier, plus de 80 % des citoyens européens souhaiteraient que des législations ambitieuses tiennent les entreprises juridiquement responsables des violations des droits de l’homme et des atteintes à l’environnement qu’elles commettent, notamment à l’étranger.

Ce chiffre révèle, s’il en était encore besoin, à quel point les questions d’impunité et de régulation ont imprégné de larges couches de la société. Rien ne sera plus difficile que de les inscrire durablement dans le droit.

Augustin Langlade

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