L’Europe est sous le choc face à l’invasion armée de la Russie en Ukraine. Si les observateurs politiques espéraient qu’il s’agisse d’une simple démonstration de force, les mouvements militaires autour de Kiev laissent présager un autre scénario : celui de l’annexion d’un territoire considéré comme historiquement lié à la Russie par Vladimir Poutine lui-même. Alors que les dirigeants occidentaux hésitent sur la marche à suivre, ce conflit armé refait surgir la question de la dépendance énergétique de l’Europe à la Russie, mais aussi du poids des ressources stratégiques que représente l’Ukraine pour le Kremlin.
La flambée des matières premières
La guerre menée par la Russie en Ukraine a déjà des effets très concrets sur notre économie. Le prix des matières premières s’affole, le gaz, le pétrole (le prix du baril a dépassé 100 dollars pour la première fois depuis 2014), le blé (344 euros la tonne jeudi à la mi-journée), le maïs (304 euros la tonne) ou encore le colza (780 euros la tonne) ont atteint des pics inédits.
La raison : l’arrêt des flux logistiques à travers la mer Noire. Il n’y a plus d’exportations possibles depuis la Russie et l’Ukraine, mais aussi un défaut de livraison de ce qui a été contractualisé, ce qui affole les marchés. Depuis 2018, la Russie est le premier pays exportateur de blé, et l’Ukraine, en cinquième position, assure 12% de l’exportation mondiale de cette céréale.
Or, la dernière récolte de blé a été mauvaise en Russie en raison des aléas climatiques et notamment une importante sécheresse. A l’inverse, l’Ukraine, grâce à ses terres exceptionnellement fertiles, a augmenté sa production sans besoin d’intrants chimiques. L’Egypte et l’Indonésie sont ses deux premiers acheteurs.
En reconnaissant l’indépendance des deux régions du Dombass, Vladimir Poutine s’est déjà assuré le contrôle d’une part importante de la production de blé ukrainien, dont 8 % de la production provient de Lougansk et Donetsk. Au total, l’Est de l’Ukraine produit jusqu’à 40 % du blé ukrainien.
Et cela pourrait bien être le début. Pour Sébastien Abis, chercheur à l’Iris et directeur du club Demeter spécialiste du monde agricole, Vladimir Poutine cherche à étendre son pouvoir en transformant le blé comme une arme d’influence géopolitique. La Russie pourrait représenter un tiers des exportations mondiales si elle mettait la main sur les régions productrices ukrainiennes.
Pour la France, elle-même exportatrice de blé, le risque de rupture d’approvisionnement est faible, voire nul. Mais cette envolée des prix du blé pourrait avoir des répercussions sur le coût de l’alimentation des animaux d’élevage, qui en est composée. Point d’inquiétude majeur pour l’Hexagone : le marché des huiles de tournesol, que nous importons à plus de 50% d’Ukraine, le premier producteur mondial. L’Ukraine produit en effet 1 graine de tournesol sur 3 dans le monde. Cette huile sert pour l’alimentation, mais également pour la production de biocarburants.
Autre impact sur les marchés : l’accès aux engrais azotés, dont le coût a triplé à cause de la fulgurante augmentation du prix du gaz, ce dernier étant l’ingrédient indispensable à l’ammoniac à partir duquel sont fabriqués les engrais azotés. La France est le premier consommateur de ce type d’engrais au sein de l’UE. Or, toute augmentation du prix des engrais a un impact direct sur le coût de production des céréales.
Cette volonté de la Russie de s’emparer des ressources agricoles ukrainiennes fait écho à ce qu’il s’est passé en 2014, lors de l’annexion de la Crimée par Vladimir Poutine. Face aux sanctions européennes, le président russe avait décrété un embargo alimentaire sur les produits laitiers européens, et en a profité pour réinstaurer la souveraineté alimentaire du pays. Depuis, les producteurs européens n’ont plus jamais disposé des mêmes débouchés sur le marché russe.
Une leçon qui devrait servir d’exemple à tous les pays européens, dont la France, devenus dépendants des importations extérieures pour assurer la continuité de leur système agricole et alimentaire. Un objectif tout à fait réalisable.
Selon une étude du CNRS parue en juin 2021, il est possible d’assurer la résilience alimentaire de l’Europeà condition d’éliminer les engrais azotés et de végétaliser notre alimentation en supprimant l’élevage industriel au profit de fermes alliant petit élevage et cultures diversifiées.
La dépendance énergétique de l’Europe
Pour condamner la reconnaissance des indépendantistes prorusses du Dombass par Vladimir Poutine, l’Allemagne a stoppé le 22 février le gazoduc Nord Stream 2, reliant le pays à la Russie. Bien qu’il soit achevé, ce gazoduc controversé de 130 kilomètres, propriété de la compagnie russe Gazprom, ne fournit pour l’instant pas l’Europe mais aurait permis aux Russes de doubler leurs capacités d’échanges avec l’Allemagne, qui importe à 55% son gaz de Russie, sous la mer Baltique.
Ces dernières années, l’Union Européenne est devenue largement dépendante du gaz russe en raison de sources de gaz européennes qui se sont taries, à l’inverse de la Russie qui a augmenté sa production. Le pays fournit désormais 48,4% du gaz consommé en Europe, ce qui représente un volume de 200 milliards de m3 de gaz à l’année.
Cette production massive ne peut actuellement pas être remplacée par d’autres pays producteurs, même si le Qatar, la Norvège et l’Algérie combinaient leurs efforts, ni par l’importation de Gaz Naturel Liquéfié (dit GNL), plus longue, plus coûteuse et difficile à tenir sur le long terme avec un impact environnemental délétère quand il provient du gaz de schiste américain. Ainsi, la France dépend principalement de la Norvège pour son approvisionnement en gaz, mais reste tributaire des cours des prix du marché.
Résultat, ni lors de l’annexion de la Crimée en 2014, ni à l’heure où nous écrivons ces lignes, les pays membres de l’UE n’ont choisi d’imposer un embargo sur les importations pétrolières et gazières de la Russie. Nord Stream 1, le gazoduc actif entre Russie et Allemagne depuis 2012, continue de fonctionner.
Si la Russie décidait véritablement d’annexer l’Ukraine entière, sa capacité de producteur gazier en serait immédiatement renforcée. L’Ukraine est la 3ème réserve européenne de gaz de schiste (22 milliards de mètres cubes), soit la 13ème réserve mondiale, et dispose du 2ème plus grand réseau de gazoducs d’Europe et du 4ème au monde (142,5 milliards de mètres cubes de capacité de débit de gaz dans l’UE).
Or, si l’UE a pour l’instant besoin du gaz russe, l’inverse est également vrai. « Je suis beaucoup plus dépendant du client européen que l’inverse » a ainsi déclaré Poutine lors de son discours retraçant l’idéologie impérialiste russe et la place de son pays au sein du commerce mondial. Mais pour combien de temps ?
Les exportations de gaz vers l’Europe représentent actuellement 15% du PIB de la Russie, c’est pour cela que cette dernière s’est tournée vers les marchés émergents : le Brésil, l’Inde et surtout la Chine. Le 4 février dernier, Poutine a signé un accord avec Xi Jinping pour la livraison de 10 milliards de m3 supplémentaires de gaz russe par an, renforçant la coopération entre les deux puissances.
Entre les deux pays, le tournant stratégique remonte à 2014, deux mois à peine après l’annexion de la Crimée, où avait été conclu un accord gazier historique de 400 milliards de dollars sur une durée de 30 ans. Depuis un premier gazoduc a été construit, nommé « Force de Sibérie », il a été inauguré en 2019.
Et le gaz n’est pas le seul trésor de l’Ukraine que Vladimir Poutine pourrait vouloir obtenir. Dès 2014, les observateurs avisés listaient les richesses du pays : qu’il s’agisse des mines houillères du bassin de Donbass, de l’immense gisement de fer de Krivoï-Rog ou du célèbre gisement de manganèse de Nikopol.
L’Ukraine dispose de ressources stratégiques : c’est la 1ère réserve européenne de minerais d’uranium ; 2e réserve européenne de minerais de titane – soit la10e réserve mondiale ; 2e réserve mondiale de minerais de manganèse (2,3 milliards de tonnes, soit 12% des réserves mondiales) ; 2e réserve mondiale de minerais de fer (30 milliards de tonnes) ; et 2e réserve européenne de minerais de mercure.
Moscou est déjà un acteur incontournable du palladium avec près de la moitié de la production mondiale (43% en 2021), 12% de la production mondiale de platine – indispensable aux piles à combustible -, 4,5 % de la production mondiale de cobalt – présent dans les batteries ou les éoliennes – ou encore 2,2% de la production mondiale de tungstène – très présent dans l’électronique. Energie, denrées agricoles, minerais, l’Ukraine représente une manne substantielle pour la Russie qui pourrait bien rebattre les cartes géopolitiques du monde tel que nous le connaissons actuellement.
« Du point de vue russe, l’ordre politique mondial connaît actuellement de profondes mutations. L’ère de domination unilatérale des américains touche à sa fin, les chinois ont assis leur position et aux yeux de la Russie on est désormais dans un ordre mondial multipolaire avec à la clé une redistribution des cartes. La Russie envisage de devenir l’un des pôles de domination au sein de ce nouvel ordre mondial et cherche justement à disposer d’un veto sur toutes les politiques de sécurité en Europe. Elle veut aussi ménager des zones tampon notamment entre la Russie et l’OTAN, je pense qu’elle a décidé d’aller au bout de ce qu’elle a commencé en 2014 avec l’annexion de la Crimée et la guerre du Donbass et elle cherche à ce qu’on lui reconnaisse cette zone d’influence. » analyse le Dr. Stefan Meister, Politologue à l’Institut Allemand de Politique Etrangère pour Arte
Comme en 2014, la Russie a lancé une offensive militaire que les dirigeants occidentaux ne croyaient « pas possible ». Le chef de l’Etat Russe a maintenant les yeux rivés sur les réactions de ses adversaires politiques, Etats-Unis en tête, avant de lancer son prochain mouvement. Le salut viendra-t-il de la résistance du peuple ukrainien, première victime du conflit, de l’opposition de la population russe à la guerre, ou de négociations politiques internationales contraignantes ?
Aujourd’hui, personne ne peut prévoir ce qu’il va se passer.