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En Amazonie, une communauté autochtone soigne les singes orphelins ou victimes du trafic

Dans le centre, les nourrissons et les singes blessés sont nourris par les volontaires tandis que les autres singes se nourrissent par eux-mêmes dans la canopée gravitant autour de la maison où certains ont grandi, avant d’intégrer un groupe et de prendre leur envol.

A Mocagua, la fondation Maikuchiga – qui signifie « histoire de singes » en langue tikuna – soigne des singes d’Amazonie orphelins, blessés ou victimes du trafic, dans l’optique de les réinsérer à la vie sauvage une fois en bonne santé. Première structure de ce genre en Colombie, elle a été co-créée en 2006 par la biologiste américaine Sara Bennett et Jhon Jairo Vasquez. L’emblème de la fondation est le churuco, un singe laineux en danger critique d’extinction. Elle est gérée par les communautés indigènes locales. Un reportage d’Alexandre Habonneau.

John ouvre la marche, machette à la main. L’instrument ici est presque une prolongation du corps ; on ne sait jamais. Après une heure de marche dans la jungle depuis Mocagua, l’œil guettant l’apparition des serpents, le couvert des frondaisons s’éclaircit. La voici, comme un bateau sur sa cale, perchée sur pilotis : la maison-sanctuaire de la faune sauvage, temple tout en bois de trois étages. 

« Bienvenue à la fondation Maikuchiga », me glisse John en espagnol.

La Fondation Maikuchiga au coeur de la jungle – Capture d’écran du reportage AFP

C’est lui qui gère la Fondation, avec Saúl et Luiz. Tous trois sont Tikuna, originaires de Mocagua, un village de cinq cents âmes à une bonne heure de pirogue de Leticia, la ville à la frontière tripartite entre la Colombie, le Pérou et le Brésil. Les contrôles douaniers y sont rares, une aubaine pour le trafic d’espèces sauvages, qui représente au total 14,5 milliards d’euros chaque année dans le monde.

« C’est une manière de faire de gros profits avec peu de risques », explique John.

Si leur prix n’atteint pas les valeurs d’une corne de rhinocéros ou d’ivoire d’éléphant, un singe tamarin-lion peut se vendre entre 5 000 et 10 000€ sur le marché noir, un singe hurleur roux un peu plus, et un singe laineux – en danger critique d’extinction – plus de 30 000€. Leur prix est défini en fonction de leur rareté. 

« Souvent, les chasseurs tuent la mère pour sa viande et récupèrent les petits pour les revendre, précise John. Quand la police en intercepte, à Leticia, elle nous les amène ici. Le problème, c’est qu’ils doivent intercepter à peine 5% du trafic… »

De gauche à droite, Jhon Jairo Vasquez, Saúl Mendoza et Don Luis Marta – Crédit : Fundación Maikuchiga

Sur ces paroles, une boule de poils roussâtre lui grimpe sur l’épaule, enroule sa queue autour de son cou, et se blottit contre sa poitrine. « Je te présente Martin », lance John d’un sourire. C’est un bébé hurleur roux. Il vocalise quelques sons gutturaux : on dirait le croassement d’un extraterrestre, ou une porte de grenier qui grince, au choix. John finit par le déloger en l’attrapant par la queue : « Viens, je vais te présenter les autres. » 

A l’intérieur de la maison, les cages sont spacieuses, aménagées pour le jeu – avec des branchages, ou mini-hamacs – faites d’un grillage fin ressemblant à une moustiquaire.

« On y place là les blessés ou les bébés, m’explique John, pour ne pas qu’ils se fassent trop embêtés par les autres. Mais ils sortent le plus souvent possible. » 

Un bébé singe tamarin – Crédit : Fundación Maikuchiga

Il y a là Sancha, une femelle hurleur roux d’un an, au bras cassé, attaquée par un aigle, récupérée par un pêcheur bienveillant. Robi, une saïmiri – ou singe-écureuil – de trois mois, au pelage vénitien, des tâches banches autour de deux grands yeux noirs, à qui il manque une patte. Domingo, pas blessé lui, juste peureux, un douroucouli – ou singe-chouette – nommé ainsi parce qu’il passe sa vie à dormir et ne chasse que la nuit, avec ses grands yeux orangés. Camelo, un singe capucin blanc, les yeux brillants, l’air espiègle ; et tout autour, des tamarins en bandes, sautant de branches en branches, avec leurs oreilles de lutin et leur moustache blanche de samouraï.

« Chacun a son style ici, sa personnalité… détaille John. Ah, et voici Rocio ! »

C’est un singe laineux doux, lent, digne dans ses mouvements – la mascotte. Si le churoco est l’emblème de la Fondation, c’est que sa présence est vitale au bon fonctionnement de la jungle. Son alimentation participe à disséminer des graines dans toute la forêt, à travers ses déjections. Et s’il n’est pas le seul à le faire, c’est un champion en la matière : il peut disséminer 1034 graines par jour jusqu’à une distance de 577m de la plante-mère !

Rocio, la mascotte de la Fondation – Crédit : Fundación Maikuchiga

« Là derrière, il y a la cuisine, et la bibliothèque de Sara, poursuit John. Elle était ici les dix premières années… C’est elle qui m’a tout appris. Elle est âgée aujourd’hui, elle est tombée malade, puis est rentrée aux Etats-Unis pour se soigner. »

Entre les innombrables rangées de livres dédiés à l’étude des primates, à l’odeur de vieillot exotique, s’étend une collection de crânes de singes. Comme biologiste, le but du travail de Sara était de recueillir des données permettant de mieux comprendre les singes, les origines de l’humanité, et ainsi redéfinir les rapports entre humains et primates non-humains.

Si 98,5% de l’ADN humain est commun avec celui des chimpanzés, nous partageons aussi avec les grands primates l’utilisation d’outils, l’automédication, et l’apprentissage d’un langage… Consciente du risque de leur disparition prochaine, Sara s’est engagée pour leur conservation.

Sara Bennett organisant un atelier éducatif dans les années 2000 – Crédit : Fundación Maikuchiga

60% des espèces de singes sont menacées d’extinction, et 75% d’entre elles accusent déjà un déclin. En cause : la déforestation pour l’extraction minière, l’avancée des fronts agricoles ou les biocarburants, le braconnage et le trafic d’animaux exotiques.

Lire aussi : Amazonie : La déforestation a atteint son plus haut niveau depuis 2008

Le fameux churuco, l’un des plus grands singes d’Amérique du Sud, est classé « en danger critique » par l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature (UICN). En tant que grand singe, son taux de reproduction est faible (un bébé tous les trois ans), il a besoin d’un plus grand habitat, et est très recherché pour sa viande ou pour le marché noir d’animaux de compagnie. Pour un jeune vendu, dix femelles adultes seraient tuées.

A tous ces défis, s’ajoute celui du réchauffement climatique. Si, vue de l’intérieur, l’Amazonie peut paraître infiniment résiliente, le dérèglement climatique – avec des saisons sèches plus chaudes et des épisodes pluvieux plus violents – pourrait impacter la taille et l’abondance des fruits dont dépend la faune. En outre, la forêt tropicale humide ne peut jouer son rôle de puits de carbone que jusqu’à un certain seuil.

Lire aussi : L’Amazonie risque de plus en plus vite de se transformer en savane

Dans le centre, les nourrissons et les singes blessés sont nourris par les volontaires tandis que les autres singes se nourrissent par eux-mêmes dans la canopée gravitant autour de la maison où certains ont grandi, avant d’intégrer un groupe et de prendre leur envol, quand ce n’est pas John et son équipe qui les relâchent à plusieurs kilomètres d’ici, « lorsqu’ils sont prêts à retourner à la vie sauvage ».

Les singes laineux frugivores cherchant leur repas – Crédit : Angélica Martinez Alfonso

Donna Haraway propose de remplacer le terme d’anthropocène par celui de capitalocène pour souligner que la faute n’est pas à rechercher dans la nature de l’humain en soi, mais dans un certain système économique d’échanges historiquement déterminé. Dans cette économie de marché, la seule solution semble être de donner aux singes plus de valeur vivants que morts.

Vivant en partie de donations, John et son équipe développent également l’écotourisme. Un paradoxe : leur financement repose en partie sur les touristes qui viennent « consommer les singes » en prenant l’avion pour de courtes périodes, participant à la crise climatique. Le centre dépend donc d’une activité qui contribue à menacer l’habitat des animaux qu’il soigne.

L’industrie touristique va de pair avec d’immenses problématiques sociales – acculturation, uniformisation culturelle, importation de nouveaux rapports de pouvoir néocoloniaux. Mais en Colombie, elle est aussi vue comme une alternative bienvenue aux conflits armés et à la culture de la coca qui, depuis les années 1990, dévastent aussi bien les forêts que les populations.

« Ce qui est triste, déplore John, c’est que les touristes voient des singes, alors, que pour nous, ce sont des compagnons intimes, avec chacun leur propre sensibilité ».

Lucho, six mois, singe hurleur roux – Crédit : Fundación Maikuchiga

Le philosophe Whitehead a forgé un concept utile à ce propos : la « bifurcation de la nature ». Notre expérience du monde moderne ne relève plus que ce qui est apparent et quantifiable. Depuis Descartes, nous traitons les animaux comme des machines, des êtres déterminés par leur instinct, et ne relevons que leurs caractéristiques morphologiques. Pourtant, l’important est à chercher ailleurs selon Whitehead, dans leur intentionnalité, leur créativité, leur puissance d’agir. De ce fait, la nature se retrouve divisée en deux.

Lire aussi : « Nous ne protégeons pas les espèces, nous créons des musées du vivant. »

En plus de protéger nos milieux naturels, l’important est d’informer, d’apaiser les conflits et d’améliorer la coexistence entre les primates humains et non-humains. La fondation accueille aussi chaque semaine les enfants des villages du coin.

« On leur explique que comme les singes, les humains aussi sont très territoriaux et iront en guerre pour acquérir de nouvelles ressources, se défendre, se reproduire », explique John. Les motivations les plus simples sont souvent les plus profondes.

« Si je me bats tous les jours, c’est pour que mes enfants voient cette magie de leurs yeux, confie-t-il, et pas seulement dans les livres, sur un catalogue d’espèces disparues. Sinon, ils me diraient ‘’mais qu’est-ce que vous avez fait ?’’ et si je ne fais rien, je ne pourrais plus les regarder en face. » 

Les enfants découvrent les singes dans la jungle – Crédit : Fundación Maikuchiga

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