Le « ti coin charmant », comme le chantait le ségatier Luc Donat, embrumé par les gaz lacrymogènes, personne n’avait jamais vu ça à la Réunion. Depuis 22 semaines, des collectifs de citoyens, artistes et associations environnementales militent pour la protection des jardins de Manapany les Bains, fermés sans concertation par la mairie de Saint-Joseph pendant le confinement. Ils défendent la préservation du lézard vert endémique, des activités socio-culturelles et du caractère populaire du lieu.
Un article de Jéromine Santo-Gammaire du Collectif Parallèle Sud
22e dimanche de mobilisation à Manapany les Bains. Cet écrin de verdure, un quartier calme et résidentiel, est niché entre la montagne luxuriante qui plonge dans l’océan et la ville de Saint-Joseph qui marque sur la carte de l’île de la Réunion le début du Sud sauvage. Le lieu est très prisé le week-end.
Les manifestants ont posé un stand à côté du bassin en roches et font signer aux badauds venus profiter du soleil et des vagues des lettres qu’ils déposeront comme chaque semaine à la procureure et à la sous-préfecture.
L’objectif est clair : solliciter une médiation auprès du sous-préfet afin d’ouvrir un dialogue entre le maire et les citoyens dans le conflit qui les oppose depuis le 2 août dernier.
A la fin du confinement, en mai dernier, les habitants du quartier découvrent avec surprise que la mairie de Saint-Joseph a fermé l’accès aux seuls jardins des lieux, situés à côté du parking, sans concertation ni arrêté municipal.
« C’était ouvert depuis plus de 20 ans, c’est là que se faisaient les baptêmes et les mariages », explique Gabrielle*. « Il y avait même des aménagements pour le public comme une borne wifi, l’éclairage public, un gardien… »
Le lieu accueillait aussi des festivals de musique et activités culturelles organisées par l’association les 3Peaks qui loue le local municipal situé dans les jardins.
La nouvelle de la fermeture suscite une vague d’incompréhension et, le dimanche 2 août, premier jour de manifestation, une centaine de personnes bravent l’interdiction pour pique-niquer avec toute la famille dans les jardins comme cela se faisait avant. Le rassemblement entrainera quelques semaines plus tard la création du collectif des usagers des jardins de Manapany et du collectif des riverains. Une pétition est lancée, en quatre mois, elle a recueilli près de 7 500 signatures.
« C’est pas facile de faire parler une société entière sur un sujet. » Zavyé du QG Zazalé, un groupe actif de militants basé sur un rond-point au Tampon, fait le bilan de ces quatre mois de mobilisation.
« Aujourd’hui, les gens font attention aux élagages, aux arbres endémiques, on a parlé de gentrification, ça a créé des débats, on s’est demandé ce qu’on veut pour la Réunion de demain. La bataille n’est pas finie. C’est la seule fois de l’année où la lacrymo a été utilisée sur l’île, ça a été une des plus grosses mobilisations citoyennes de l’année. »
« Que se passe-t-il à Manapany », demandent incessamment les manifestants. Depuis le 2 août, et après un mois de silence, la mairie se borne à répliquer qu’il s’agit d’un terrain « communal privé », acheté en 1967, et qu’elle ne fait qu’exercer son droit.
Construction d’un hôtel de luxe dans les hauteurs
Rapidement, les regards interrogateurs se tournent vers l’hôtel qui doit être construit un peu plus haut et qui jusqu’à présent n’avait pas soulevé de contestation particulière. Des rumeurs circulent, certains craignent une privatisation des jardins.
Le Manapany Bay, un complexe hôtelier 4 étoiles, devrait compter 30 chambres mais pourrait être étendu à 50 chambres. L’installation de l’hôtel, dont la livraison est prévue pour fin 2022, doit entrainer des aménagements routiers dans le quartier.
Des membres du QG des Zazalés alertent dès le début de la mobilisation sur le risque d’une gentrification du quartier. Avec l’installation d’un hôtel de luxe, l’implantation possible de restaurants ou commerces destinés à une classe sociale plus aisée et les aménagements routiers à venir, certains manifestants craignent une hausse des prix dans tout le quartier.
« La chance qu’on a, entre guillemets, c’est que le quartier constitue l’habitat naturel du gecko », pointe Tiphaine, membre du collectif des usagers.
En effet, les cours des particuliers et la végétation du littoral abritent une espèce unique au monde, le gecko vert de Manapany, un petit lézard vert endémique tâcheté de rouge, en danger critique d’extinction. La présence du lézard vert sur une bande littorale de 10 km est une des spécificités de la zone. Son habitat est donc protégé et sa modification soumise à un certain protocole.
Face aux sollicitations, la mairie accepte de recevoir une délégation de citoyens le 21 septembre mais la réunion aboutit à une impasse. Au même moment, les services techniques municipaux entament la construction d’un grillage autour du jardin.
Un bois noir, des branches de vacoas et les racines d’un ficus sont coupés sans en avertir les services de la Direction de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Deal) et alors que le lézard vert est en période de reproduction. Les événements sont vécus par les manifestants comme une provocation.
« Vous êtes un con-tribuable en deux mots »
Cette semaine marque un tournant dans les rassemblements pour la réouverture des jardins de Manapany. Le lendemain, une vidéo devient virale. Visionnée 180 000 fois, on y voit à la 39e minute le maire insulter les manifestants qui demandent des réponses sur les projets de la mairie.
« Vous êtes un con-tribuable en deux mots », s’exclame-t-il.
Trois mois plus tard, le 21 décembre, une plainte pour injure publique contre le premier magistrat de la commune est déposée par les manifestants.
« On veut faire valoir nos droits », revendique Fabrice*. « Ses propos m’ont choqués, il n’a pas à parler comme ça aux citoyens, c’est un manque de respect, il donne l’impression de n’avoir de comptes à rendre à personne. »
La médiatisation du mouvement explose avec l’intervention violente des gendarmes mobiles le dimanche suivant. Du gaz lacrymogène est utilisé pour disperser les manifestants parmi lesquels se trouvent des enfants et des personnes âgées.
« C’était un rassemblement pacifique ! Il y avait du monde les gens étaient terrifiés, il n’y a pas eu de sommation », s’exclame une manifestante affectée.
« On a fait peur à toute la Réunion », estime pour sa part Carole* du collectif d’usagers. Les images font le tour de l’île.
« Finalement, ça s’est retourné contre eux », conclut Tania*.
« Un choix de société »
L’histoire prend alors une autre ampleur. Plusieurs associations se joignent au mouvement parmi lesquels Greenpeace, Attac, 5000 piédbwa, Germin’acteurs… Cent artistes réunionnais co-signent à leur tour une tribune publiée en Une du journal Le Quotidien faisant valoir l’enjeu d’ « un choix de société ».
Interpellés brutalement, cinq militants, soutenus par une soixantaine de personnes postées devant le tribunal, sont condamnés suite à ces événements à de la prison avec sursis et à des amendes pour dégradations, non port du masque et non déclaration d’une manifestation. Une cagnotte solidaire en ligne est lancée.
Un épisode de construction de mur et d’élagage avorté d’arbres plus tard, Patrick Lebreton décide finalement de s’exprimer sur la question face aux médias de l’île, lors d’une conférence de presse le 1er décembre.
« La cour de Manapany ne sera pas privatisée mais elle ne sera pas accessible » martèle le maire.
Les réponses de la mairie pour contrer « la désinformation » des manifestants et « préserver la quiétude » demeurent globalement vagues sur l’évolution du quartier aux abords de l’océan. Patrick Lebreton ne prévoit pas de rencontrer les manifestants.
Si le maire n’écarte pas la possibilité d’installation de restaurants, le maire affirme que pour l’instant rien n’est prévu. Mais il « ne veut pas passer à côté du développement » du quartier et met en avant la trentaine d’emplois qui seront créés par l’hôtel.
« L’aménagement que nous menons est responsable, notamment sur la question de l’environnement », affirme le maire qui doit désormais travailler avec l’association Nature Océan indien (NOI). Il met en avant sa volonté de respecter les protocoles de sauvegarde du gecko et indique que toute modification de l’habitat ou toute arrivée de matériaux de construction sera assistée par l’association. Il s’engage à travers la signature d’une convention.
« On a obtenu plusieurs victoires »
Il explique sa décision de fermer les jardins par les nuisances nocturnes liées à la présence de l’association les 3Peaks dans le local.
« Nous ne voulons pas d’une aire de rave party et encore moins d’un rond-point des Zazalé bis à Saint-Joseph! » scande Patrick Lebreton.
Candidat déclaré aux prochaines élections départementales, il voit derrière la mobilisation de ces militants, mais aussi derrière le collectif des usagers et l’association les 3Peaks, la main de son concurrent de la Casud, la communauté d’agglomérations du Sud, agitée par de vives tensions au cours de l’hiver austral.
« En fait, on a obtenu plusieurs victoires qu’il n’admet pas », estime un membre du collectif des usagers. « Il est dans une grande reculade. »
Les manifestants énumèrent : une enquête publique lancée concernant des aménagements routiers, la réduction du nombre de rond-points prévus, le bassin ne sera pas agrandi, des arbres ne seront pas abattus, la convention signée pour la protection du gecko, l’allée du bord de mer reste ouverte…
La communication de la mairie s’est réorientée vers la préservation du ti coin charmant et les enfants du conseil municipal des enfants ont planté le 16 décembre les premiers arbres d’une maison du gecko dans les jardins.
Pour le 20 décembre, la fête qui célèbre l’abolition de l’esclavage sur l’île, l’association des 3Peaks et le collectif des usagers ont organisé deux jours de festival 100 % numérique, pas de public mais 35 concerts et spectacles d’artistes de la Réunion rediffusés en direct.
« On a eu plus de 57 000 vues, c’était génial ! » s’exclame Jonas de l’association des 3Peaks. « Le but était de montrer qu’on existe encore et qu’on peut être ensemble réunis autour d’une cause commune. »
Les manifestants accusent un peu le coup de ces derniers jours intenses. « On est exténué, crevé mais on n’a pas envie de lâcher le morceau », affirme Gabrielle*. « On continuera jusqu’à ce qu’ils rouvrent les jardins. »
crédit photo couv : A FREE KA SMILE 4 ALL