Un mois que le piquet de grève tient devant barrières de l’incinérateur d’Ivry. Un mois au cours duquel des grévistes de tous bords se sont relayés pour stopper le dépôt des camions-poubelles franciliens. Éboueurs, cheminots, enseignants, chômeurs, étudiants, agents territoriaux, militants politiques ou associatifs luttent ensemble. Un lieu de vie, où l’on mange et boit, où l’on débat : un lieu politique.
Il est 9h du matin, la journée commence dans le calme aux abords de l’incinérateur d’Ivry-sur-Seine, juste à côté du périphérique, en banlieue Est parisienne. Les gilets de la CGT et les stickers d’Extinction Rebellion sont déjà visibles.
En ce début de matinée, une centaine de grévistes tiennent le blocage du lieu. Sur le côté, une petite table sur laquelle boissons et sucreries sont disposées fait office de comptoir pour prendre son petit déjeuner. On aperçoit déjà, 50 mètres plus loin, une camionnette de la police nationale.
Les grévistes se tiennent prêts. À tout moment, la décision de venir les déloger peut être prise par le préfet de police. A l’intérieur de l’usine, les salariés réquisitionnés comptent sur les bloqueurs. Si les camions poubelles ne rentrent pas, l’usine est à l’arrêt. A ce moment précis la cheminée fume encore derrière les grilles.
« En sortie de chaudière la température doit être de 440 degrés et la pression entre 40 et 50 barres minimum pour continuer à fonctionner », explique le délégué syndical CGT du lieu, « pour l’instant on est à 60, on continue de brûler quelques déchets mais on ne fait plus de valorisation énergétique ». Selon lui, « c’est l’histoire de quelques dizaines de minutes avant que l’activité soit complètement à l’arrêt faute de combustible ».
Trois camions arrivent devant l’incinérateur. Ce ne sont pas des camions poubelles. Au volant, des douaniers baissent la fenêtre pour parler aux grévistes. Ils viennent brûler des « documents confidentiels ». Du côté des grévistes, on craint une intervention des forces de l’ordre si on ne les laisse pas rentrer. Mais qu’importe ! Une assemblée générale est organisée rapidement.
Le délégué syndical CGT de l’incinérateur monte sur une chaise. Les bloqueurs se rassemblent autour de lui. « Qui est pour laisser passer les douaniers ? », un grand nombre de mains se lèvent. « Qui est contre ?», quelques bras seulement sont pointés vers le ciel. La décision est prise : « on les laisse passer. Ce n’est pas trois camions qui vont avoir un impact sur la production ».
« Éboueur, c’est 12 ans d’espérance de vie en moins »
Sur le côté, un groupe d’étudiants en sociologie venu soutenir les grévistes discute avec Bobby, un éboueur ripeur (ceux qui sont à l’arrière du camion pour ramasser les poubelles). L’homme de 40 ans en est à son quinzième jour de grève en un mois.
« On tiendra jusqu’au bout » , explique-t-il, « on ne peut plus rester les bras croisés, j’ai déjà eu deux accidents du travail en 7 ans de métier ». Sans parler de ses douleurs constantes au dos. « J’ai de la chance, je peux me payer un ostéopathe parce que je n’ai pas d’enfant. »
Récemment, un de ses collègues a fait un AVC en plein exercice de ses fonctions. Un autre a subi une rupture totale du talon d’Achille.
« Les seuls qui sont épargnés sont les plus jeunes » dit-il, « les éboueurs c’est 12 ans d’espérance de vie en moins, les égoutiers, qui font partis de notre confédération syndicale (CGT Filière Traitement Déchets Nettoiement Eau Égouts Assainissement de la Ville de Paris), c’est 17 ans de moins ».
Au même moment, Elisabeth Borne reçoit l’intersyndicale à Matignon pour parler de la future loi travail, de la réforme sur l’assurance chômage, des critères de pénibilité, tout sauf de la réforme des retraites. « On n’attend rien d’eux », explique Bobby.
En 2018, Emmanuel Macron avait simplifié les critères de pénibilité, jugés « trop contraignants » pour les entreprises. Le président avait supprimé 4 critères sur 10 : les postures pénibles, l’exposition aux risques chimiques, la manutention manuelle de charges, et les vibrations mécaniques.
« C’est toujours la feinte, ils suppriment des critères puis ils nous font croire quelques années plus tard qu’ils réfléchissent à mieux prendre en compte les conditions de travail. »
Etudiants et enseignants, tous concernés
Avec son béret noir orné d’un pin à l’effigie de la CNT (Confédération nationale du travail), on ne peut pas louper Alban. Cet enseignant des Réseaux d’aides spécialisées aux élèves en difficulté (Rased) dans plusieurs écoles de Villejuif ne peut pas être en grève pendant 15 jours d’affilé, « ils ont besoins de leurs séances mes élèves », mais il se met à l’arrêt « tout les deux à trois jours ». Devant l’incinérateur d’Ivry, il est connu de beaucoup, notamment des délégués syndicaux.
Il « fait tout pour soutenir le mouvement » mais concède qu’économiquement « c’est compliqué ». Les caisses de grèves se remplissent mais ce n’est « que dans un an » qu’elles seront distribuées à ses camarades de la CNT et lui-même. Il ne sait pas encore quels seront les montants qui lui reviendront, cela dépendra de son nombre de jours de grève et de l’effectif des bénéficiaires.
Malgré tout, il affirme être « très actif au sein des comités de lutte pour les caisses de grèves pour qu’elles s’étendent à tout le monde, aux non syndiqués notamment », seul moyen selon lui de « faire perdurer la densité du mouvement ».
Son collègue Mael, professeur d’EPS syndiqué CGT, explique toucher 20 euros par jour de grève.
« Ça aide à payer quelques factures, mais ce n’est pas grand-chose » indique-t-il.
Depuis le rassemblement Place de la Concorde, à quelques mètres de l’Assemblée nationale, le soir de l’utilisation du 49.3 par Elisabeth Borne, les étudiants ont massivement rejoint le mouvement. Nombre d’entre eux se relaient chaque jour devant l’incinérateur.
Des appels sont régulièrement lancés dans les groupes politiques universitaires pour prêter main forte aux éboueurs quand ceux-ci suspectent une intervention imminente de la police pour les déloger. Eliott, un étudiant en archéologie à l’école du Louvre, présent au piquet de grève pour la seconde fois, a senti « un point de rupture » à partir du rassemblement Place de la Concorde.
Depuis, il garnit les cortèges des manifestations et rassemblements spontanés qui ont lieu tous les soirs dans Paris. « Cela me semble important » s’exclame le jeune homme, « face à un gouvernement sourd aux revendications de la population, nous devons tenir bon et lutter pour nos droits ! »