Benoît Biteau, paysan agronome et député européen (EELV), Juliette Duquesne, journaliste spécialiste des questions écologiques et co-autrice de l’eau que nous sommes (les Presses du Châtelet), Thierry Ruf, directeur de recherche émérite de l’IRD et vice-président de la Régie Publique de l’Eau de Montpellier métropole, Julie Trottier, directrice de recherche CNRS (PRODIG). Cette tribune a initialement été publiée dans LeMonde, nous la partageons ici avec toutes les autorisations.
Dans le monde, l’agriculture est avant tout fondée sur les pluies. Quatre hectares sur cinq en dépendent et subissent directement les effets de la sécheresse. Depuis les débuts de l’agriculture, les sociétés humaines ont modifié la circulation des eaux. Cependant, les systèmes irrigués anciens contribuaient à la recharge des nappes et des rivières.
Après la Seconde Guerre mondiale, on a engagé presque partout des politiques de barrages, gérées par une nouvelle bureaucratie hydraulique. Celle-ci a reconfiguré largement le maillage hydraulique ancien et a démantelé les instances locales et communautaires.
Cette nouvelle gestion a souvent été défaillante, et finalement, les entrepreneurs agricoles les plus grands et puissants ont misé sur l’extraction d’eau souterraine. Cette surexploitation amplifie largement les effets du changement des régimes pluviométriques.
Que s’est-il passé en France ? L’agriculture consomme 48 % de l’eau et même 79 % en été.
Des choix agricoles participent à l’assèchement de certaines régions. La culture du maïs représente 41 % des cultures irriguées[2]. Elle a besoin d’irrigation en juillet et août, au moment où les rivières et les nappes sont au plus bas. Ce maïs nourrit ensuite les animaux des élevages industriels.
Risque d’inondation amplifié
En France, la surface irriguée a triplé entre 1970 et 2000[3], en lien avec la multiplication des forages dans les nappes phréatiques, illicites ou déclarés. Entre 2010 et 2020, la part de la surface agricole utile qui est irriguée continue d’augmenter de 14%[4].
Le changement climatique a des conséquences graves sur l’eau. D’ici 2050, les débits moyens annuels des rivières diminueront de 10 % à 40 %[5]. L’évaporation du sol et la transpiration du couvert végétal augmentera de 10 % à 30 %[6].
Poursuivre dans cette voie conduit à l’assèchement accentué des sols. Paradoxalement, le risque d’inondation est aussi amplifié, susceptible de dégâts urbains et ruraux conséquents.
Ainsi, incriminer le seul changement climatique est une façon commode de ne pas remettre en cause notre consommation en eau. Nous continuons de rechercher de nouvelles ressources en eau sans modérer notre demande. À l’échelle de la planète, au cours du XXe siècle, le prélèvement d’eau a augmenté 1,7 fois plus vite que la population[7].
Il faut distinguer la demande du besoin. L’offre et la demande sont des concepts économiques. Nous avons un besoin physiologique incompressible de boire chaque jour. La demande d’eau pour irriguer du maïs en été afin de nourrir des élevages industriels résulte de notre modèle économique.
L’agro-industrie n’est pas indispensable
Certains utilisent le changement climatique comme levier d’alerte catastrophique afin de servir des intérêts privés sur l’eau et créer des marchés de l’eau en sortant cette problématique de la sphère publique ou communautaire. Certains prônent le dessalement de l’eau de mer au risque de consommer toujours plus d’énergie et de rejeter du sel à l’envi…
D’autres préfèrent construire des méga-bassines qui prélèvent l’eau des rivières et des nappes phréatiques l’hiver pour irriguer l’été au risque d‘endommager les zones humides.
D’autres voudraient réutiliser directement les eaux usées ou stocker toujours plus d’eau pluviale. Mais cette eau contournerait alors les sols, les rivières, les nappes phréatiques… Et lors de ce passage, le flux d’eau fait vivre tout un écosystème.
Dans le débat public, il y a souvent une confusion entre prélèvement et consommation. Lorsqu’on se lave les mains sous un robinet, nous utilisons de l’eau prélevée mais nous ne la consommons pas car elle retourne dans le système.
Au lieu de rechercher sans cesse de nouvelles ressources en eau, envisageons de baisser nos prélèvements et nos consommations d’eau, notamment la plus importante : la consommation agricole.
Les défenseurs des modèles actuels arguent du fait que l’agriculture industrielle est indispensable pour nous nourrir. Pourtant, ce n’est pas l’agriculture industrielle qui nourrit la planète et ce n’est plus un débat depuis des années parmi les scientifiques. 80% de la production mondiale est réalisée par l’agriculture familiale, en grande majorité des petites exploitations qui n’occupent que 12 % des terres agricoles[1].
Nous pouvons nourrir le monde
Il ne s’agit pas d’incriminer les agriculteurs mais de changer un modèle qui a été mis en place après la Seconde Guerre mondiale. Aujourd’hui, la Politique agricole commune encourage toujours ce modèle qui avantage très peu d’agriculteurs. Passer à l’agroécologie permet de préserver la ressource en eau : comprenez une agriculture sans pesticides ni engrais chimiques, des fermes de polyculture où les paysans utilisent le compost, associent certaines plantes…
Reboisement, couverture du sol, les techniques varient selon les régions. Dans les zones semi-arides, les pratiques agroécologiques permettent de multiplier de 5 à 10 fois la capacité de rétention d’eau des sols[2]. Des bénéfices que l’on retrouve aussi en France.
A Sablonceaux, une exploitation de 255 hectares de maïs a été transformée, il y a 20 ans, en ferme de polyculture (élevage, céréales, légumineuses, agroforesterie…) qui ne requière aucune irrigation. Résultat : la consommation annuelle d’eau d’une ville de 7 000 habitants est économisée et un niveau de production similaire est maintenu.
Nous pourrions tout à fait nourrir le monde incluant l’Europe avec ces pratiques agricoles. Plusieurs travaux scientifiques le prouvent dont ceux de Gilles Billen. Pour y parvenir en Europe, il faudrait réduire notre consommation de viande de 50% et manger local afin que chaque déchet serve de ressource[1].
Afin de préserver cet élément vital, changeons profondément notre façon de cultiver et de nous nourrir. Aidons les agriculteurs à changer de modèle agricole. Permettons-leur de vivre dignement de leur travail. Transformons l’ensemble de la chaîne alimentaire afin qu’ils ne dépendent plus de la seule grande distribution. Remettons l’eau, l’agriculture et l’alimentation au cœur de nos sociétés.
Crédit photo couv : Alain Pitton / NurPhoto via AFP
[1] Reshaping the European agro-food system and closing its nitrogen cycle: The potential of combining dietary change, agroecology, and circularity. Gilles Billen, Eduardo Aguilera, Rasmus Einarsson, Josette Garnier, Simone Gingrich, Bruna Grizzetti, Luis Lassaletta, Julia Le Noe and Alberto Sanz-Cobena. One Earth, 18 juin 2021
[1] Fao
[2] Amadou M. Diop, « Management of Organic Inputs to Increase Food Production in Senegal », in N. Uphoff (dir.), Agroecological Innovations. Increasing Food Production with Participatory Development, Londres, Earthscan Publications, 2002, p. 252
[1] L’Eau et son droit, rapport annuel du Conseil d’État, La Documentation française, 2010, p. 28.
[2] UFC-Que choisir, « S-eau-S, préservation de la ressource aquatique »., p. 9.
[3]Eau et son droit, p. 28
[4] Fne et recensement agricole 2020
[5] Rapport CGEDD n° 012819-01, CGAAER n° 19056, Changement climatique, eau, agriculture
Quelles trajectoires d’ici 2050 ? 2020
[6] Rapport CGEDD n° 012819-01, CGAAER n° 19056, Changement climatique, eau, agriculture
Quelles trajectoires d’ici 2050 ? 2020
[7] Fao