Depuis 2015, la gouvernance politique française est marquée par une gestion de crise permanente. Débutée sous François Hollande avec la loi Renseignement, cette logique d’État d’urgence continu s’est accentuée sous le présidence d’Emmanuel Macron. Depuis cinq ans, il y a eu une multiplication des lois sécuritaires et liberticides, dont un bon nombre ont été retoquées par le Conseil Constitutionnel. Décryptage par Florian Grenon et Laurie Debove.
Cet article fait suite à un précédent bilan de notre journaliste Augustin Langlade paru en 2019. Celui-ci évaluait avec attention l’évolution de nos libertés et la teneur des lois antidémocratiques votées depuis 2015. Nous reprenons aujourd’hui le bilan liberticide arrêté en 2019 pour évoquer les lois et décrets parus entre 2020 et 2022.
Emmanuel Macron a dit le 17 août dernier lors d’une allocution qu’« être citoyen, ce n’est pas demander toujours des droits supplémentaires, c’est veiller d’abord à tenir ses devoirs à l’égard de la Nation », en d’autres termes, les devoirs avant les droits. Où en est-on aujourd’hui ? Tour d’horizon.
Gilets jaunes : vers une surveillance de masse
Depuis 2020, une multitude de mesures sécuritaires liées notamment au contrôle des Gilets Jaunes ont été prises. Celles-ci font suite à la loi anti-casseurs de 2019 qui est profondément liberticide pour deux raisons. Elle interdit de manifestation les personnes représentant « une menace pour l’ordre public » et ce, par décision du préfet soumise au ministère de l’intérieur sans passer par le pouvoir judiciaire.
La loi anti-casseurs permet également de condamner les personnes « risquant » de se rendre coupables de « troubles à l’ordre public » lors d’une manifestation. La justice devient alors prédictive : on condamne avant que l’acte soit commis.
Quelles autres mesures ont été prises depuis 2022 pour contrôler la population ?
Les décrets qui autorisent le fichage des opposants politiques – 2 décembre 2020
Les décrets dits de « fichage des citoyens, des associations et organisations professionnelles » selon leurs « activités politiques, syndicales ou religieuses » viennent un peu plus affaiblir l’État de droit. Ces décrets visent officiellement à garantir « la sûreté de l’État ».
Ils prévoient notamment l’utilisation du Pasp (Prévention des atteintes à la sécurité publique) par la police, et du Gipasp (Gestion de l’information et prévention des atteintes à la sécurité publique) par les gendarmes, pour ficher les individus.
Ces fichiers étaient autrefois utilisés uniquement pour enregistrer les manifestants violents ou les hooligans. Aujourd’hui, ils sont également utilisés pour ficher les terroristes et les personnes susceptibles « de porter atteinte à l’intégrité du territoire ou des institutions de la République ».
Saisi par des associations de défense des droits de l’homme et des organisations syndicales s’inquiétant d’un possible contrôle de leurs actions, le juge des référés Mathieu Herondart a estimé que les décrets n’étaient pas liberticides. Néanmoins, les organisations syndicales dénoncent le « chalutage » d’informations sur les réseaux sociaux sans restriction, ce qui laisse la porte ouverte vers une possible « collecte massive et automatisée de données personnelles » et donc une surveillance de masse.
Loi sécurité globale renommée « loi pour un nouveau pacte de sécurité respectueux des libertés » – 25 mai 2021
Cette loi, qui a provoqué une mobilisation citoyenne énorme, poursuit un objectif simple : attribuer des moyens et des ressources supplémentaires aux forces de l’ordre pour que celles-ci puissent mener leurs missions.
Le recours à la sous-traitance pour des missions de surveillance sur la voie publique via des agences de sécurité privées a été renforcé et non censuré par le Conseil Constitutionnel. Cette mesure a provoqué les inquiétudes des défenseurs des libertés publiques car elle ouvre la voie à la création d’une police et d’une surveillance privée, séparée de la fonction publique.
Rappelons que cette loi contenait également le fameux article 24, par lequel le gouvernement voulait introduire un « délit de provocation à l’identification notamment des forces de police » et donc la restriction des vidéos des policiers en exercice. Cette mesure, jugée liberticide par le Conseil Constitutionnel, a été retoquée.
Et pour cause, pouvoir filmer les forces de l’ordre restent l’un des seuls moyens à la disposition des journalistes et de la population pour faire valoir la vérité en cas de violences policières. En novembre 2020, le producteur Michel Zecler a été violemment agressé par des policiers en service. La caméra de surveillance de son studio d’enregistrement lui a permis d’échapper au pire.
Surtout, ce projet de loi voulait mettre à disposition de nouveaux moyens technologiques pour les forces de l’ordre. La loi voulait autoriser par exemple l’usage de drones équipés de caméra au-dessus des frontières, dans tout l’espace public pour constater des infractions, mais aussi lors de manifestations. Elle élargissait également l’usage de caméras embarquées chez les agents piétons et dans des véhicules mobiles.
Une multitude d’associations et de personnalités publiques avaient dénoncé le risque d’une « surveillance de masse » liée à l’application de la loi. Amnesty International s’inquiétait d’une possible « surveillance généralisée en donnant la possibilité aux forces de l’ordre de filmer n’importe qui, presque partout, à l’aide de drones. » Ces passages ont été retoqués par le Conseil Constitutionnel dans un premier temps mais furent intronisés quelques mois plus tard avec la Loi responsabilité pénale et responsabilité intérieure.
Loi responsabilité pénale et responsabilité intérieure – 24 janvier 2022
La loi responsabilité vise principalement une plus grande protection des forces de l’ordre et des moyens juridiques à disposition pour les défendre. Promulgué officiellement pour répondre à l’émotion causée par l’affaire Sarah Halimi, ce texte renferme en fait un arsenal de mesures sécuritaires.
Elle prévoit une amplification des peines pour les violences commises envers un fonctionnaire de la police nationale, un agent de police municipale, un garde-champêtre, un agent des douanes, un sapeur-pompier professionnel ou volontaire ou un agent de l’administration pénitentiaire. L’aggravation du refus d’obtempérer est également mise en place.
Mais, et c’est de loin le plus important, cette loi réutilise en d’autres termes le projet censuré par le Conseil Constitutionnel de renforcement de l’usage de caméra embarquée et aéroportée via des appareils tels que les avions, hélicoptères, ULM ou drones. Le gouvernement a finalement réussi à faire passer sa loi.
Les associations et la Défenseure des droits dénoncent une atteinte au droit à la vie privée et un outil de répression sans garde-fou. Dans ses conclusions, la Défenseure des droits Claire Hédon, en poste depuis juillet 2020, alerte sur le fait que l’usage de ces drones risque de dissuader des personnes voulant manifester, de crainte d’être filmées, alors qu’il s’agit d’une liberté publique protégée constitutionnellement. Même son de cloche chez Amnesty International.
Amnesty International rappelle notamment que dans le droit international, la surveillance peut être légale lorsqu’elle est nécessaire, ciblée, fondée sur des preuves suffisantes d’actes répréhensibles, et autorisée par une autorité strictement indépendante, comme un juge. Ce qui n’est pas le cas pour la France qui n’a jamais étudié les résultats de la vidéosurveillance fixe et piéton pour justifier de leur utilité et de la soi-disant nécessité d’y ajouter la surveillance par des caméras aéroportées.
Le néant parlementaire de gestion de crise sanitaire
« Nous sommes en guerre » expliquait Emmanuel Macron lors de sa première allocution durant la crise sanitaire. Il déclarait alors un nouvel état d’urgence qui engendrait une toute puissance du pouvoir exécutif, le Parlement ne prenant ou ne validant aucune décision du gouvernement. Tout se passe entre l’exécutif et le groupe d’experts scientifiques qui fournit les informations au gouvernement.
Loi urgence sanitaire – 23 mars 2020
Comme son nom l’indique, cette loi crée la notion d’état d’urgence sanitaire qui attribue à l’État et aux administrations locales certaines prérogatives aujourd’hui bien connues : mesures limitant la liberté d’aller et venir, la liberté d’entreprendre et la liberté de réunion avec d’éventuels confinement et couvre feu.
Un peu plus tard, le 31 mai 2021, le pass sanitaire est créé et inscrit dans la loi, la France est le premier pays européen à le mettre en place. Viendra deux mois et demi après l’obligation vaccinale pour certaines professions.
Le propos ici n’est pas de juger le bien fondé de ces mesures mais de rappeler que le gouvernement ait repoussé des élections, imposé des mesures de distanciation sociale, de fermeture d’établissement, d’interdiction de rassemblements et de réunions, notamment de manifestations, sous couvert d’État d’urgence sanitaire.
Quelque soit l’avis de chacun vis à vis de ces mesures, celles-ci laissent la porte ouverte vers une justification, par la gestion de crise, de reports d’élections, d’impossibilité de se déplacer sur le territoire national, et d’interdiction de rassemblements et de manifestations.
« La gestion de la démocratie en temps de crise est une gestion purement autoritaire. On est sorti de l’état de droit. C’était pareil avec le terrorisme. A la fois sur le sécuritaire et le sanitaire on a mis en place, ces dernières années, des mesures folles. Premièrement cela installe l’idée que la démocratie est quelque chose de relatif et deuxièmement qu’il faut des mesures d’exception en temps de crise » expliquait le politologue Mathieu Slama pour l’un de nos précédents articles.
Loi Séparatisme : un affaiblissement des libertés associatives
Votée le 24 août 2021 en réponse à l’attentat dont a été victime Samuel Paty le 15 octobre 2020, la loi séparatisme a pour but officiel de faire respecter la laïcité et de « lutter contre l’islamisme radical ». Sa principale mesure : la condamnation pour trois ans d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende pour haine en ligne. La loi est encore plus punitive s’il s’agit de haine envers un fonctionnaire, un journaliste, ou un membre des forces de l’ordre.
Elle élargit les possibilités de dissolution des associations si elles se rendent coupables « d’agissements violents à l’encontre des personnes ou des biens » ou de « graves troubles à l’ordre public ». Or, la qualification de « grave » est vaste, l’interprétation des juges peut considérablement varier en fonction des cas. Il en va de même pour le terme « biens ». Quels types de biens ?
Un des motifs controversés apportés par cette loi : si l’un des membres d’une association est sujet à des activités anti-républicaines, la totalité de l’association peut être dissoute. Les associations, qui n’étaient alors responsables que de leurs propres agissements, sont désormais susceptibles d’être responsables des actes d’un seul de leur adhérent.
L’instauration du contrat d’engagement républicain (CER) a été la mesure la plus polémique pour les associations françaises. Avec ce contrat, les autorités n’exigent plus seulement qu’elles se soumettent au contrôle strict et nécessaire de la légalité de leur action, déjà prévu par la loi, mais au respect des « principes de la République et de l’ordre public ».
Les contrats CER sont limités à 5 ans et devront faire l’objet d’une instruction systématique par les autorités administratives. L’association sanctionnée se verra privée d’agrément pour les cinq années suivantes. Tout manquement engendrera la fin des subventions.
Cela pose question sur les possibilités pour un gouvernement de restreindre ou stopper les financements d’une association par purs principes idéologiques, et ainsi atténuer les espaces de liberté citoyens.
Une multitude d’associations visées par « une police administrative idéologiquement motivée »
En janvier, l’Observatoire des libertés associatives publiait un rapport d’enquête sur « les dérives de la lutte contre l’islamisme, passé de l’antiterrorisme à l’entrave politique et financière contre des associations auxquelles participent des personnes musulmanes ». L’Observatoire dénonçait une politique discriminatoire potentiellement « liberticide ».
Des associations de défense des droits des musulmans ou solidaire de la communauté musulmane sont la cible de sanctions de la part des pouvoirs publics. Ces sanctions entendent entraver le rôle des associations dans la trajectoire de radicalisation de certaines personnes.
Problème, l’enquête démontre l’absence « quasi systématique » de fondements juridiques des sanctions prises par les pouvoirs publics.
La pénalisation des associations aux « pratiques légales » s’avèrent « dangereuses et contre-productives » pour lutter contre l’islamisme et les phénomènes terroristes « parce qu’elles contribuent à approfondir la marginalisation civique de nos concitoyens musulmans par l’affaiblissement ou la disparition d’associations » explique la Coalition des Libertés Associatives.
« La facilitation des conditions de dissolution d’une association ou d’un collectif, sur motivation du ministère de l’Intérieur et décret présidentiel, et leur multiplication ces derniers mois, pèsent comme une menace sur l’ensemble des libertés d’opinion, d’expression et de manifestation indissociables de la liberté d’association » s’inquiète la Coalition des Libertés Associatives.
Voici quelques cas permettant de comprendre comment les pouvoirs publics agissent. L’observatoire des libertés associatives dénombre une vingtaine de cas d’abus de la loi anti-terroriste. L’Alliance Citoyenne de Villeurbanne a été expulsée de ses locaux par la municipalité pour action de désobéissance civile consistant à se baigner dans une piscine en burkini. Des faits qui ont été jugés comme un « non-respect de la laïcité ».
Autre fait évocateur, l’association Centre social de la Gabelle à Fréjus s’est vu retirer ses subventions par la municipalité RN également pour « Non-respect de la laïcité ». En cause, la distribution caritative de repas pendant le ramadan. L’affiche de l’association indique que l’événement est destiné : « à toute personne dans le besoin ».
En revanche, selon le maire de Fréjus, celle-ci représente un croissant islamique, qui serait le signe que la distribution est « spécifiquement orientée vers les fidèles de ce lieu ». Des qualifications qui sont bien loin de la lutte contre le terrorisme, surtout lorsque ce sont des actions humanitaires qui sont visées.
« Ces attaques infondées contre ces associations relèvent d’une police administrative idéologiquement motivée, une chasse aux sorcières qui devrait heurter toutes celles et ceux attachés à l’État de droit et aux libertés associatives », explique l’Observatoire des libertés associatives.
Présomption de légitime défense des forces de l’ordre, rétablissement de la perpétuité pour les criminels les plus dangereux et les terroristes, reconnaissance faciale dans les transports en commun, les différents candidats à la présidentielle n’en sont pas en reste quant aux mesures portant atteinte à l’état de droit. Pourtant, face aux crises écologiques, géopolitiques, démocratiques, agricoles, ou encore culturelles que traversent notre société, c’est bien de débats apaisés dont nous avons besoin, et ce, dans le strict respect des libertés fondamentales remises en cause par certaines mesures depuis 2015 : droit d’aller et venir, droit à la vie privée, droit de manifester, droit à la liberté d’opinion et la liberté d’expression.