Lectrices, lecteurs, nous vous dévoilons un nouveau scandale d'État. En Guyane, une nouvelle centrale électrique à hydrogène va ravager au moins 50 ha de forêt amazonienne avec la complicité de l'État français. Ce projet va détruire de manière illégale une biodiversité magnifique où des dizaines d'espèces protégées sont menacées d'extinction, tout cela au nom de la croissance "verte". Colonisation industrielle de l’Amazonie, confiscation de terres, opacité, intimidation, soutien aveugle de l’État en contrepartie du financement de la campagne présidentielle de 2017, et tout cela pour produire une électricité qui risque fort d’être utilisée par l’industrie minière. Le Président de la République Française a souvent pointé du doigt la politique dévastatrice de Jair Bolsonaro, son homologue brésilien, sur la forêt amazonienne et les droits des peuples autochtones. Pourtant, il applique méthodiquement la même politique en Guyane française, la livrant au plus offrant parmi les mineurs d’or et les industriels ! La Relève et La Peste a mené l’enquête et vous révèle en avant-première ce scandale écocidaire.
Au premier abord, c’est un projet exemplaire, cochant toutes les cases du développement durable et des besoins locaux. Portée depuis la métropole par la société bordelaise Hydrogène de France (HDF), qui se qualifie de « pionnier mondial de l’hydrogène-énergie », la future Centrale électrique de l’Ouest guyanais (CEOG) promet d’alimenter, de jour comme de nuit, « l’équivalent de 10 000 foyers à un coût compétitif », sur un territoire où la croissance démographique et la rareté des infrastructures entraînent des pénuries régulières d’énergie.
La CEOG se dit aussi « innovante », « propre », « sans importation ». Le principe : un parc photovoltaïque est installé sur des collines. Les panneaux captent l’énergie du soleil, mais ne subissent pas l’intermittence de la lumière, la nuit ou par mauvais temps, car un dispositif de stockage à hydrogène permet de redistribuer à tout moment l’électricité dans le réseau.
L’énergie du soleil n’est pas elle-même réinjectée. En réalité, la production des panneaux photovoltaïques est dirigée vers un électrolyseur, qui va utiliser l’électricité pour décomposer des molécules d’eau (H2O) en oxygène (O2) et en hydrogène (H2).
L’oxygène est relâché dans l’air et l’hydrogène stocké dans des bouteilles sous forme de gaz, afin d’être conservé. Puis, en fonction de la demande, des piles à combustible, accomplissant le procédé inverse de l’électrolyseur, convertissent l’énergie chimique de l’hydrogène en électricité, cette fois-ci introduite pour de bon dans le réseau.
Sur leur site internet où les plantes tropicales côtoient des criques immaculées, les promoteurs annoncent une production électrique de 10 mégawatt (MW) le jour et de 3 MW la nuit, ainsi qu’une capacité de stockage permanente de « 120 MWh d’énergie ».
Sans sourciller, ils affirment que la centrale « ne consomme[ra] que du soleil et de l’eau » et que la parcelle de terrain « ne sera pas impactée, mais au contraire protégée des activités anthropiques ». Pourtant, c’est faux.
« Que du soleil et de l’eau »
Comme toute industrie, une centrale à hydrogène exige de grandes superficies de terrain, des quantités formidables de matériaux rares et de produits chimiques. Une simple analyse des divers documents soumis à la préfecture de Cayenne le prouve.
Pour le parc photovoltaïque, les installations et la voirie, comptez un défrichement de plusieurs dizaines d’hectares, dont au moins 30 pour les panneaux solaires, selon les documents les plus récents de la préfecture. Pour le fonctionnement de l’électrolyseur seront nécessaires, en permanence, entre 58 et 175 tonnes d’hydroxyde de potassium, un composé chimique très dangereux, impliquant de soumettre la centrale au régime des installations classées pour la protection de l’environnement (ICPE), tout comme l’induit la présence d’hydrogène, la plus inflammable des substances connues.
Ajoutez à cela une dizaine de conteneurs pour les batteries lithium-ion stockant l’électricité, deux unités de piles à combustible, « 25 réservoirs de 115 m3 d’hydrogène empilés par deux » (entendre : une douzaine d’autres conteneurs), entre « 3 et 10 transformateurs », un pompage des eaux souterraines de 5 300 m3 par an dans trois puits différents, sans oublier les terres rares et tous les autres matériaux qui entreront dans la fabrication des piles, des batteries ou des panneaux solaires, les huiles pour les transformateurs, l’azote pour « l’inertage des équipements »… et vous obtiendrez le véritable bilan écologique (provisoire) de la CEOG.
Dépourvue d’industrie, la Guyane est dépendante des moyens de production des autres pays. Toutes ces matières, substances, machines seront donc importées des quatre points cardinaux, à grand renfort de porte-conteneurs, depuis des lieux où leur fabrication aura causé des pollutions supplémentaires, souvent omises par les statistiques.
En plein cœur du Parc naturel régional de Guyane
Bras dessus, bras dessous avec la préfecture de Cayenne, les porteurs du projet de centrale n’ont pas choisi leur emplacement par hasard. Situé dans la commune de Mana, à dix kilomètres à l’est de Saint-Laurent-du-Maroni, le terrain de 140 hectares s’étend sur une zone forestière dont est propriétaire l’Office national des forêts (ONF), avec lequel a été signée une convention d’occupation de 20 ans.
Il se trouve entre la route nationale (RN) 1, au sud, un lieu de spiritualité, au nord, et la crique Saint-Anne, à l’est, le terme de crique désignant en Guyane un cours d’eau modeste venant baigner les sols de la forêt.
Si l’on en croit la CEOG (ce nom est aussi celui de l’entreprise portant le projet au niveau local), il s’agirait d’une « forêt secondaire, déjà exploitée, sans enjeu environnemental majeur selon l’étude scientifique menée ».
Mais cette assertion ne laisse d’interroger, à commencer parce que le terrain se trouve au sein d’une zone naturelle d’intérêt écologique, faunistique et floristique (ZNIEFF) de 9 500 hectares, mais également en plein cœur du Parc naturel régional de Guyane.
Les ZNIEFF sont des réservoirs de biodiversité dont on a procédé à l’inventaire, du fait de leur grand intérêt biologique. ZNIEFF dite de « type 2 », la crique Saint-Anne constitue donc un ensemble riche, peu modifié, possédant une cohésion élevée et plus riche que les milieux alentour.
La crique Saint-Anne se compose d’un bassin versant et de petites collines culminant à 80 mètres d’altitude. Alors que les zones humides, en contre-bas, restent intactes, une fraction de la forêt située sur les collines a été exploitée par l’ONF il y a plusieurs dizaines d’années.
« Ce n’est plus une forêt primaire, nous confie Claude, un habitant de Saint-Laurent-du-Maroni qui a suivi de près le dossier et souhaite garder l’anonymat. Il y a eu des prélèvements par grumes, mais sans coupe rase, ce qui veut dire que la forêt possède encore des marques d’ancienneté, et surtout une biodiversité d’une richesse magnifique. »
Les prélèvements ont été effectués il y a plus de trente ans. La forêt ne peut donc plus être considérée comme dégradée : elle est en reconstitution.
C’est aussi ce dont rend compte Biotope, le cabinet indépendant ayant réalisé l’étude écologique de la parcelle et duquel se réclament les promoteurs de la CEOG :
« Ces forêts sont actuellement en cours de cicatrisation, écrivent les écologues. [Elles] ont donc recouvert une structure proche de celle des forêts matures. […] En l’absence du projet et de toutes autres sources de perturbation anthropique, cet équilibre devrait perdurer indéfiniment. »
Une zone comptant 32 espèces d’oiseaux protégées
L’étude de Biotope, édifiante à plus d’un titre, mérite de s’y arrêter un instant. Selon les auteurs de ce document de 116 pages, le diagnostic a été effectué en deux phases de trois jours, la première du 4 au 7 avril 2018, la seconde du 4 au 7 juin de la même année, sur une zone de 150 à 200 hectares comprenant l’emprise réelle du projet.
Habitats, flore, amphibiens, reptiles, oiseaux, mammifères et poissons, cet inventaire avait l’ambition de restituer, outre les insectes, la quasi-totalité de la biodiversité locale, du « petite été de mars » à la pleine saison des pluies, en période diurne et nocturne. Mais il comporte de sérieuses lacunes.
À cause de fortes pluies, en juin, les naturalistes reconnaissent n’avoir pas pu rechercher efficacement les espèces de reptiles et d’amphibiens. Même constat pour l’avifaune.
Pendant plus de deux jours sur six, la météo a rendu les prospections impossibles. En comptant sept heures par jour favorable, un total de seulement 28 heures ont été passées à prospecter les oiseaux, moins d’un tiers de ce qu’il aurait fallu.
« Au regard des expériences ornithologiques acquises en Guyane, explique le bureau d’études, il est admis qu’un inventaire tendant vers l’exhaustivité en forêt tropicale nécessite une base minimale de 100 heures d’observations. »
À demi-mots : la rémunération était trop faible pour recenser toutes les espèces protégées.
« Le dossier de Biotope a de belles qualités, commente Claude, mais aussi des imperfections. C’était un tout petit inventaire en temps. Le client ne les a pas payés assez pour faire une mission complète. Ça traduit une intention. »
Malgré ce manque de temps, le travail des experts a permis de relever la présence de nombreux animaux sauvages vivant dans cette forêt prétendument « dégradée » : 5 espèces de mammifères, dont une protégée (l’opossum aquatique) ; 14 espèces de chiroptères, 14 de poissons, 31 d’amphibiens, 16 de reptiles ; plusieurs plantes classées par l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) comme « vulnérables », « en danger », ou « en danger critique d’extinction »…
En ce qui concerne les oiseaux, 165 espèces ont été inventoriées, dont pas moins de 32 sont protégées, soit environ 20 %, un taux énorme. Le bureau d’études signale que 15 d’entre elles possèdent un « enjeu modéré » et 5 un « enjeu fort ». L’ibis vert, le grimpar strié et le butor zigzag, par exemple, présents sur le site, sont considérés par l’UICN comme « quasi menacés » et placés sur la liste rouge régionale.
En Guyane, la liste des espèces ornithologiques protégées est établie par l’arrêté du 25 mars 2015, qui interdit « sur tout le territoire » et « en tout temps » la destruction ou l’enlèvement des œufs et des nids et « la perturbation intentionnelle des oiseaux, notamment pendant la période de reproduction et de dépendance ».
Or, « il est important de mentionner que la grande majorité des espèces sont probablement nicheuses sur la zone d’étude et/ou en périphérie », indiquent les auteurs de l’étude, qui remarquent que la présence de tant d’oiseaux « témoigne de la qualité du sous-bois ».
Si l’on conçoit qu’on ne peut pas couper des arbres sans détruire des nids et des œufs et que parmi les 32 espèces protégées, une ou plusieurs au moins nicheront entre octobre et mars, période durant laquelle doivent être réalisés les travaux, il devient rigoureusement impossible de mener à bien le projet de centrale électrique en respectant la loi.
« Dans une logique biologique règlementairement honnête, nous confirme un naturaliste expérimenté qui, lui aussi, a voulu garder l’anonymat, la préfecture aurait dû exiger des porteurs du projet une dérogation à la destruction d’espèces protégées. Mais cette procédure a été complètement occultée par l’administration, ce qui est impensable. Et encore, il n’est ici question que des oiseaux… »
Une autorisation d’exploitation illégale
Dans les deux arrêtés préfectoraux autorisant l’exploitation de la centrale (celui du 13 novembre 2019 et son complément du 13 novembre 2020), l’article L411-1 du Code de l’environnement n’est nulle part mentionné. Pourtant, c’est lui qui réglemente toute la gestion des espèces protégées et de leurs habitats, en métropole comme en Guyane.
Pour la CEOG, une dérogation était nécessaire, inévitable, mais le préfet n’a pas jugé utile de la donner, ce qui pourrait motiver l’annulation de son arrêté, si celui-ci était attaqué en justice administrative.
Dernier manquement du volet environnemental, ni la CEOG ni la préfecture n’ont prévu de mesures compensatoires qui auraient répondu, de près ou de loin, au principe « éviter-réduire-compenser » au cœur de la stratégie nationale.
« La conversion de plus de 73,78 hectares de forêt, écrivent les naturalistes de Biotope, entraînera la suppression de 28 626 Mg à 49 654 Mg [soit 50 000 tonnes, ndlr] de masse végétale aérienne fraîche. À cette valeur, il faudra également ajouter la masse végétale représentée par le système racinaire, difficilement évaluable. »
Une question s’impose : pourquoi les promoteurs sont-ils exonérés de compensation ? Contactées à plusieurs reprises pendant deux semaines, la préfecture de Cayenne, la sous-préfecture de Saint-Laurent-du-Maroni, la Direction générale des territoires et de la mer (DGTM) et la Direction de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DEAL) ont refusé de répondre à nos questions.
Une quinzaine d’interlocuteurs n’auront pas été suffisants pour débusquer le mystérieux « instructeur » du dossier, seul autorisé, semble-t-il, à s’adresser aux journalistes.
« Vous savez pertinemment que je ne peux rien vous dire » et « Je dois en référer à mon responsable, qui est en vacances » auront été les réponses le plus souvent données.
Nous ne saurons pas où en est le dossier administratif, ni pourquoi les services de l’État laissent un porteur de projet industriel violer le droit de l’environnement en n’imposant aucune dérogation et en s’abstenant de mesures de compensation environnementale.
Non loin de la centrale, un village en quête d’autonomie
Installé à quelques encablures de la parcelle, le village de Prospérité, qui compte environ 200 habitants, se bat depuis plusieurs années contre le projet de centrale électrique. En vain. Ses revendications ont beau avoir été écoutées, elles n’ont pas été entendues — et tout s’est passé comme si son avis n’avait jamais représenté qu’une formalité.
Le village de Prospérité est peuplé de Kali’nas (le nom se prononce « kalignas »), un peuple autochtone guyanais de langue et de culture caribéennes.
Fondé il y a plus de 35 ans entre la longue RN1 et une ancienne carrière, il tire ses moyens de subsistance de l’agriculture et de la chasse, la pêche et la cueillette dans les immenses forêts qui l’entourent. La plupart de ses membres ont une culture orale, coutumière et maîtrisent difficilement le français, encore moins l’écriture.
Preuve qu’il emprunte une direction bien différente de la nôtre, Prospérité s’est récemment engagé dans un processus d’autonomisation.
Au centre du village, un terrain de deux hectares accueille maintenant un étang, une serre, une pépinière, un poulailler, des ateliers de réparation et de transformation, un restaurant, une médiathèque, des potagers et un verger…
« L’idée, c’est de mettre un maximum de choses en commun », nous explique Cyprien, un habitant de Prospérité qui, pour se prémunir, a lui aussi voulu (sans surprise) conserver l’anonymat.
Cette démarche inspire déjà d’autres villages amérindiens de Guyane.
« La tradition s’est beaucoup perdue ces dernières décennies, continue Cyprien. Elle a été presque anéantie. Mais aujourd’hui, une dynamique se met en place : on passe d’un village fauché par l’individualisme et la globalisation à un univers de cohérence et de partage. On est en train de reconstituer quelque chose. »
Cette évolution ne peut que contraster avec un tel projet industriel imposé.
Un peuple autochtone trahi et méprisé
C’est à la toute fin de l’année 2018 que les habitants de Prospérité découvrent le programme de centrale électrique. À la stupeur générale, celle-ci compte s’implanter sur un territoire promis par la France au peuple autochtone depuis des décennies.
En moins d’un an, les procédures s’accélèrent. Du 8 juillet au 8 août 2019, une consultation publique a lieu, de laquelle les habitants de Prospérité affirment ne pas avoir été directement informés. Preuve en est que le 15 août, une semaine après la clôture de l’enquête, un panneau annonçant son ouverture est posé au bord de la piste d’accès au chantier, sur la RN1, derrière les feuillages…
Quoi qu’il en soit, dès le 4 août et jusqu’au 20 du même mois, nous raconte Cyprien, des bruits de machines se font entendre dans la forêt. Une pelleteuse ouvre des kilomètres de pistes, alors que la consultation publique est censée battre son plein. Les voies font le tour des collines, en délimitent les contours « afin de les raser plus tard », témoigne l’habitant de Prospérité.
Officiellement, il s’agit de fouilles archéologiques. Mais où sont les autorisations ? Personne n’est en mesure de le dire, pas même la préfecture. Durant les mois suivants, les engins vont continuer leur œuvre par intermittence. Des hectares de forêt sont défrichés avant même que la CEOG ne reçoive son autorisation d’exploitation.
Puis, le 21 octobre 2019, des représentants de l’entreprise débarquent dans le village. Lors de cette réunion houleuse, les habitants expriment haut et fort leur opposition catégorique au projet.
« Grosso modo, résume Claude, ils voudraient que cette zone reste libre pour leur village, qui a besoin de la forêt pour vivre et pour s’agrandir. »
L’emplacement perturbera tout l’équilibre de la vie locale.
« Notre lutte de départ, c’est : pas ici, ajoute Cyprien. On se fiche de votre projet, mais pas ici. »
Classée ICPE et « Seveso seuil bas », la centrale devra être entourée d’un grillage. L’arrêté du 13 novembre 2019 parle d’une « surface clôturée de 46,8 hectares », mais d’autres documents, contradictoires, indiquent tantôt 120, tantôt 140 hectares.
Extensive ou limitée, la clôture engloutira des dizaines d’hectares forestiers dont jouissait le peuple amérindien et bouchera l’accès direct du village à la crique Saint-Anne, havre de chasse et de pêche, en obligeant les habitants à contourner la centrale au cours d’interminables marches.
Après la réunion d’octobre, plus de nouvelles. Mais les travaux avancent, insidieux : du grignotement. Les promoteurs déclarent alors que le terrain est imposé par le plan local d’urbanisme de Mana. Les habitants répondent que d’autres parcelles existent, plus loin, le long de la RN1, là où des tentatives de reforestation ont échoué à cause de trop profondes dégradations.
Mais le débat est déjà avorté, dit Cyprien. « La consultation n’avait, en fin de compte, qu’une valeur informative. » Tout était déjà décidé.
Le problème du foncier autochtone en Guyane
Rodé à ce genre de problématiques, Claude nous donne quelques éclaircissements.
« Il n’y a plus de place dans les villages amérindiens autour de Saint-Laurent, coincés entre route et fleuve. C’est pour cette raison que Prospérité souhaite ménager la forêt. »
Auparavant, les Amérindiens étaient plutôt nomades, mais les temps modernes et la culture occidentale les ont forcés à se sédentariser.
« Si le projet voit le jour, le village sera encerclé à l’ouest par les abattis, au nord par les cultures, au sud par la route et à l’est par la centrale. C’est donc un problème de foncier ! »
Pour contrer ce projet qui va décidément trop vite, le village a engagé, courant 2019, une demande de concession foncière autour des habitations (5 000 hectares) et de zone de droit d’usage collectif (ZDUC, 39 000 hectares) englobant la crique Saint-Anne et une partie de la forêt, à l’est.
Créées en 1987, les ZDUC, les concessions et les cessions collectives sont des dispositifs fonciers destinés aux populations autochtones guyanaises, qui réclament depuis des décennies un « droit à la terre ». Alors que les concessions sont une forme de propriété, il n’est possible que de chasser, pêcher, cueillir, cultiver sur les ZDUC, variante de la conservation par l’occupation.
En 2017, après des blocages et des mouvements de contestation, l’État s’est formellement engagé à céder 400 000 hectares de terres aux peuples autochtones. Mais ce transfert massif de foncier peine à se mettre en place et l’on ne dénombre encore qu’une poignée de ZDUC sur le territoire guyanais (deux ou trois dizaines, tout au plus), ainsi que quelques concessions.
En mars 2020, la demande de Prospérité est passée devant la Commission d’attribution foncière : refusée. Présentée une seconde fois cette année (avec une concession réduite à 500 hectares), elle aurait été acceptée, nous déclare Christophe Pierre, porte-parole du mouvement Jeunesse autochtone de Guyane et ancien vice-président du Grand Conseil coutumier.
« Mais la ZDUC ne va pas forcément empêcher le projet de centrale, qui sera peut-être au milieu de la zone sans en faire partie. Sur ce point, il faut demander au chef coutumier. »
Menaces et intimidation
Roland Sjabere, le chef coutumier de Prospérité, n’a pas donné suite à nos multiples sollicitations. Selon des sources concordantes, celui qui a pris la tête du village en 2017 aurait été victime de harcèlement et d’intimidation de la part des représentants de l’entreprise CEOG en Guyane.
Menaces à demi-mots, appels téléphoniques quotidiens, visites fortuites et répétées à son domicile, propositions de contreparties, toutes les « douces » techniques de pression auraient été employées pour infléchir l’opposition du village à travers son chef. Dans une moindre mesure, d’autres habitants du village seraient surveillés par les services de l’État ou subiraient eux aussi des intimidations.
« C’est important que les gens sachent comment sont gérés les grands aménagements en Guyane, commente Marine Calmet, juriste et spécialiste des questions environnementales. Vous êtes surveillé en permanence. Tout est fait dans le plus grand secret, au détriment de l’intérêt général. Des projets sont montés par des industriels et ouvertement protégés par l’État. »
Quand elle combattait les forages de Total, en 2018, la militante raconte avoir été constamment suivie par les renseignements généraux.
« Plein de choses se règlent à l’intimidation en Guyane, renchérit Claude. On n’y va pas par quatre chemins. »
Impuissance, résignation et renouveau
« La CEOG est un cas d’école sur le conflit d’usage du foncier en Guyane », explique Christophe Pierre.
Au fond, il n’y aurait pas eu une telle opposition si le projet avait été placé quelques kilomètres plus loin, ou au carrefour Margot, près de la station de raccordement au réseau.
Ce que refusent les populations amérindiennes, c’est que le développement des énergies renouvelables se réalise à leur détriment — et à celui de la forêt.
« On a vu une entreprise obtenir une autorisation en moins de 10 mois, là où le village n’a pas réussi à se régulariser en 30 ans, précise Cyprien. Pendant toutes ces années, l’administration s’est arrangée du fait que les Amérindiens n’ont pas une culture écrite, mais orale. Et chaque fois qu’on essaie de défendre ces terres, on nous dit qu’on n’a aucun papier, aucune signature, qu’il ne s’est jamais rien passé. »
Une situation plus qu’ordinaire en Guyane, qui fait écho aux méthodes dont a usé l’empire colonial français pendant près de cinq siècles.
Tout au long de l’année 2020, les mystérieux passages d’hommes et de machines se sont prolongés dans les parages de Prospérité. Un géomètre, un géologue, des forestiers. Les hectares disparaissent petit à petit, y compris dans les zones basses qui n’étaient pas censées être défrichées.
On prospecte, on se prépare, le début des travaux d’envergure est imminent. Au village, à l’automne 2020, la révolte avait laissé place à l’impuissance et la résignation.
Mais face à ce déni de démocratie, le peuple Kali’nas a repris la lutte ce mois de Janvier 2022 !
Alors que les travaux sont sur le point de débuter, les chefs coutumiers ont décidé de se réunir pour faire entendre leur voix. Ils ont lancé une cagnotte pour rassembler de l’argent afin d’attaquer le projet en justice.
Derrière la centrale « verte », un fonds d’investissement parisien
La centrale électrique de l’Ouest guyanais devrait coûter 100 millions d’euros. Ces fonds seront répartis entre trois actionnaires : 10 % pour HDF Energy ; 30 % pour la Société anonyme de la raffinerie des Antilles (SARA), qui possède des dépôts d’hydrocarbures en Guyane (sic) ; et 60 % pour le fonds d’investissement Meridiam, spécialisé dans le financement d’infrastructures publiques.
Le fondateur de Meridiam, Thierry Déau, est l’un des instigateurs des « dîners londoniens » qui ont permis à Emmanuel Macron, en 2016-2017, de lever des fonds auprès de riches donateurs pour financer son nouveau parti et sa campagne présidentielle.
Plus d’un million d’euros seraient parvenus d’un petit millier de mécènes d’outre-Manche. Depuis le début du quinquennat, l’entrepreneur est ainsi dans les bonnes grâces du gouvernement.
Cette proximité entre le principal actionnaire de la centrale et le sommet de l’État, à commencer par l’Élysée, interroge sur la capacité qu’ont les promoteurs de s’affranchir des lois : l’autorisation d’exploitation obtenue en un temps record, l’absence inexplicable de dérogation à la destruction d’espèces protégées, le silence de la préfecture, l’intimidation, la confiscation de terres promises aux Amérindiens, tout, dans ce projet, semble profiter d’un aveugle soutien de l’État.
L’électricité profitera-t-elle aux orpailleurs ?
Plus cruciale encore, la question de ceux qui bénéficieront vraiment de l’électricité de la centrale représente, à ce jour, la principale inconnue du dossier. La CEOG prétend que son hydrogène alimentera « l’équivalent de 10 000 foyers ». C’est peut-être exact en théorie, mais en pratique, l’électricité sera expédiée dans les réseaux d’EDF, qui se chargera de la redistribuer.
Nul ne pourra donc dire si cette énergie « verte » sera bel et bien mise au service de la population ou ne nourrira pas les besoins, par exemple, de l’industrie minière guyanaise, très gourmande en électricité.
Les mines d’or artisanales et les méga-mines du type Montagne d’or requièrent justement une production électrique garantie et non intermittente. Les centrales comme la CEOG répondent à toutes leurs exigences : elles sont autonomes grâce au soleil et fournissent plusieurs mégawatts-heure, notamment en fin de journée, ce qui correspond aux techniques de cyanuration employées par le secteur minier (voir nos articles à ce sujet ici, ici et ici).
« Quand on extrait l’or dans de grandes mines, nous explique Cyprien, on travaille la terre toute la journée, puis on la place dans des piscines de cyanure, où l’on procède à l’électrolyse. Les entreprises ont donc besoin de beaucoup d’électricité le soir, dix à vingt mégawatts, autant que propose de produire la centrale. »
Comme beaucoup d’autres, l’habitant de Prospérité est convaincu que la CEOG servira indirectement les industriels miniers.
« La centrale propose une production massive d’énergie en régulier, nous souffle Claude. Les clients potentiels sont tous des industriels miniers d’Amérique latine. Mais on ne peut pas le prouver. On peut le déclarer, mais pas le prouver. »
La société bordelaise à l’origine du projet, HDF Energy, n’a certainement aucun lien avec le secteur minier. Cependant, si son prototype guyanais réussit, elle prévoit de multiplier son offre en Amérique du Sud, où les centrales autonomes seraient une aubaine pour les orpailleurs.
L’État s’empresse quant à lui de promouvoir de multiples projets électriques partout en Guyane. Quand on conçoit que les élus locaux et les services de la préfecture sont souvent les premiers défenseurs du secteur minier, en témoignent les prises de position de Rodolphe Alexandre, président de la collectivité territoriale, les craintes de nombreux habitants paraissent justifiées.
« La CEOG a fait un communiqué affirmant qu’elle n’avait aucun lien avec Montagne d’or, avance Christophe Pierre, mais nous ne sommes pas du tout rassurés. Vous voyez le degré de méfiance auquel nous sommes arrivés ? »
« C’est si opaque que nous avons du mal à faire la part des choses », rebondit Cyprien, qui pense que les méga-mines ne sont nullement abandonnées.
L’hydrogène est-il écologique ?
L’hydrogène est-il une énergie aussi « verte » que certains l’affirment ? À cette question, Antoine Perrin, ingénieur nucléaire, répond dans la nuance :
« L’hydrogène peut être une bonne solution. On en a par exemple besoin pour fabriquer des engrais, des métaux ou pour la recherche. Mais son utilisation dans le transport ou la production d’électricité me semble inadaptée. »
L’installation de milliers de panneaux solaires, en particulier sur des terrains forestiers ou agricoles, provoque de facto un conflit d’usage des sols (largement documenté par Reporterre). De plus, tous les matériaux nécessaires aux centrales solaires à hydrogène coûtent très cher à l’environnement et doivent être importés en Guyane.
Cellules photovoltaïques, batteries, piles à combustible… les ressources terrestres, limitées, ne pourront jamais soutenir le passage au 100 % renouvelable.
Pour Antoine Perrin, la vogue de l’hydrogène provient surtout d’une croyance dans les vertus providentielles des technologies.
« Je suis souvent désolé de voir comment les choses sont traitées. Avec l’hydrogène, on surfe sur une espèce de vague qui tend à généraliser toute solution technique à un problème donné. La seule question qu’on ne pose pas, c’est : mon usage de l’électricité est-il raisonnable aujourd’hui ? En a-t-on vraiment besoin ? »
« Il y a un gain, à condition de ne pas déforester, conclut Claude. Sur du solaire, dès qu’on déforeste, on perd plus de la moitié du bénéfice. »
Si l’électricité dite « verte » sert ensuite à alimenter l’une des pires industries qui soient, les mines d’or, le bilan devient tout à fait négatif. Et le serpent se mord d’autant plus fort la queue.
Nota bene : Contactée à plusieurs reprises, la société HDF Energy n’a pas donné suite à nos sollicitations.