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Au Maroc, des villages berbères et commerces rasés pour le tourisme de luxe

« Quand l’État leur retire leurs terres, cela touche l’un des piliers fondamentaux de l’identité Amazigh (les Berbères, ndlr) qui est de rester sur la terre de laquelle ils mangent. Tout le monde est un peu cassé, traumatisé par la violence des manœuvres »

Le gouvernement leur avait laissé entrevoir une rénovation, c’est finalement une série de démolitions qui s’est abattue sur les marocains en parfois seulement 24h. Tout le long de la côte du pays, de Nador à Sidi R’bat, les autorités mènent une vaste opération de « libération du domaine public maritime ». Le spectre du tourisme de luxe serait derrière cette destruction massive.

Au Maroc, des villages rasés en 24h

Ces décors enchanteurs étaient connus dans le monde entier pour avoir conservé leur caractère authentique de villages de pêcheurs. Mais les maisons troglodytes, creusées à même les falaises par les berbères, ont été pulvérisées par les bulldozers et tractopelles envoyés par l’État marocain. La raison officielle de cette destruction massive : la « libération du domaine public maritime » qui vise à mettre fin à tout forme d’ « occupation illégale » sur le littoral du royaume.

Les repérages datent d’août 2022 mais l’opération a véritablement démarré en juillet 2023, dans les petites villes d’Aourir et Tamghart, à quelques kilomètres d’Agadir. Depuis la fin d’année 2023, tout s’est accéléré après la destruction du village de Tifnit le 25 décembre. A Tifnit, les habitants visés ont eu cinq jours pour quitter les lieux.

Étaient ciblés des logements « anarchiques », mais également des commerces et cafés dont les propriétaires « ne disposaient d’aucune autorisation » pour le gouvernement. Or, certains d’entre eux disposaient bien de papiers. Durant des semaines, locaux et amoureux du lieu avaient lutté pour éviter cette destruction programmée, en vain. Les gravats ont été recouverts par du sable, transformant l’ancienne partie du village en dune.

Le 8 janvier, c’est au tour de Sidi R’bat d’être frappé. 8 grottes ont été épargnées sur 30 car elles appartenaient à des pêcheurs ayant toujours une barque et vivant de leur activité. Quelques jours plus tard, le 12 janvier, ce sont les constructions de diseuses de bonne aventure et voyants qui sont ciblés autour du mausolée de Sidi Adberrahmane, à Casablanca, 513km plus au Nord.

Sur la plage Dahomey, près de Bouznika, ce ne sont pas moins de 200 cabanons, sur les 400 que compte le petit village, qui ont été complètement détruits en janvier. Ces cabanons appartenaient à certains depuis plusieurs générations, et d’autres les utilisaient toujours comme résidences principales.

« Nous payons annuellement des loyers à la municipalité en plus des redevances fiscales à la perception sur décision de recouvrement fiscal. Nous avons été assignés en justice à trois reprises lors de procès judiciaires à l’initiative d’une société privée qui s’est appropriée les terres du domaine et par le ministère de l’équipement. Tous les jugements ont été rendus en notre faveur et confirmés par la Cour d’appel », ont rappelé les habitants furieux dans un communiqué

La destruction à Sidi Adberrahmane

A Imsouane, village mondialement connu par les adeptes du surf pour ses vagues mythiques, les lieux ont été rasés en seulement 24h. Parmi les propriétaires : pêcheurs, surfeurs, étrangers et autochtones. Certaines familles n’ont pas eu le temps d’embarquer toutes leurs affaires avant l’arrivée des bulldozers, dès 9h du matin. Pour les 1000 personnes expulsées du jour au lendemain, c’est le choc.

« Ce qui est malheureux, c’est qu’ils aient donné seulement 24h aux gens pour quitter toute leur vie alors que des familles ont des ancêtres là-bas depuis les années 1800. Ces constructions se sont faites au fur et à mesure, et le gouvernement leur a brandi la menace que certains seraient redevables de 40 ans de taxes ! Mais certains petits commerces étaient bien en règle et se sont quand même fait rasés, c’est un abus de pouvoir » explique une correspondante sur place, qui préfère rester anonyme, à La Relève et La Peste

Sur les réseaux sociaux, de nombreuses personnes ont partagé leur colère et leur désarroi

Narimane es saadi, elle, vient à Imsouane depuis 25 ans et avait acheté une petite maison de pêcheurs existante depuis 60 ans, dont le métrage était recensé. Cette démolition soudaine l’a plongée dans l’incompréhension.

« Tout le village s’est construit autour de cette cohabitation pêcheurs / surfeurs / touristes. Un plan d’aménagement et de développement du territoire a vu le jour en 2021 et promettait que le quartier historique d’Imsouane serait rénové. On espérait avoir un système sceptique et un pavement de nos allées… S’il y avait eu un dialogue avec le gouvernement, on aurait tous coopéré » explique-t-elle pour La Relève et La Peste

La maison de Narimane a été entièrement détruite par les autorités

De fait, en 2022, la Société de Développement Régional du Tourisme de la région de Souss-Massa (une des douze régions administratives du Maroc), avait promis de réaménager le littoral d’Imsouane. Au programme : augmenter la capacité d’accueil en conservant une grande partie du bâti ancien, dans le respect de la pêche artisanale et des activités commerciales et de loisirs dont le surf.

Hélas, à Imsouane comme ensuite à Arkoub, Chmaâla, Stehat, Jnan Niche, Nador, M’diq-Fnideq, Dar Bouazza ou la plage de Dalia à Tanger, les bulldozers ont tout rasé sans aucune négociation possible. Les cabanons ne seraient pas les seuls touchés : certaines maisons et villas ont également été détruits à Sidi Abdeslam, Azla et Tamarabt tandis que le ministère de l’Intérieur a ouvert une enquête pour déterminer quels sont les responsables locaux qui avaient accordé des permis illégaux, et les sanctions à prendre.

Les villages du Maroc qui ont été frappés par la série de démolitions – Capture d’écran GoogleMaps

Patrimoine détruit et vies volées

Pour les personnes liées à ces territoires depuis des générations, le choc est avant tout émotionnel.

« Quand l’État leur retire leurs terres, cela touche l’un des piliers fondamentaux de l’identité Amazigh (les Berbères, ndlr) qui est de rester sur la terre de laquelle ils mangent. Tout le monde est un peu cassé, traumatisé par la violence des manœuvres » explique Siham Azeroual, journaliste indépendante et native de la région, pour La Relève et La Peste

Alors que d’autres destructions doivent prochainement avoir lieu, des centaines de familles ont déjà perdu le patrimoine et l’épargne de toute une vie.

« J’avais investi toutes mes économies dans ma maison troglodyte d’Imsouane, que je croyais en bonne voie pour régulariser. J’ai perdu 150 000 euros sec et je ne sais pas encore comment je vais rebondir. Je vais me battre pour obtenir un dédommagement » confie Younès, originaire de Rabat, pour La Relève et La Peste

L’auberge de Younes a été détruite lors de l’opération

D’autres ont quitté les lieux, avec parfois leur voiture pour seule richesse restante, et se sont retranchés au bled dans les campagnes. L’opération est d’autant plus choquante que 2 millions de marocains sont toujours en détresse suite à un puissant séisme de magnitude 6,9 qui a ravagé l’ouest du Maroc en septembre 2023.

« C’est une multitude de petites apocalypses qui se sont abattues sur la tête de certains Marocains, les pauvres. On parle bien de ces Marocains qui se sont déjà pris un sévère combo Covid/inflation dans la figure, associé au boom prodigieux du coût de l’école privée et à quelques autres joyeusetés qui, mises bout à bout, ont précipité une bonne partie d’entre eux dans les ténèbres de l’insécurité financière » explique le chroniqueur Réda Allali, de l’hebdomadaire marocain Telquel

Si certaines constructions étaient bien faites de bric et de broc, dans un joyeux désordre coloré, elles représentaient une autonomie financière vitale pour une population autochtone qui avait su profiter de l’afflux de touristes en recherche d’authenticité à son avantage.

Le spectre du tourisme de luxe

Cruauté de l’histoire, c’est ce même afflux de touristes qui a causé la perte de ces lieux. Avec le record de 13,5 millions de visiteurs en 2023, le Maroc a le vent en poupe. Désireux de profiter des mannes financières de l’attractivité du royaume, le gouvernement marocain prévoit de construire des complexes touristiques là où ont eu lieu les destructions.

Dans la métropole du Grand Agadir, quinze nouvelles zones touristiques sont ainsi prévues. « Blue Safari », un circuit touristique routier de près de 80 kilomètres, doit également relier Agadir à sept sites du parc national de Souss Massa dont Sidi R’bat et Tifnit, deux lieux visés par les démolitions.

« Ces expéditions, réalisées en un ou plusieurs jours, traverseront des zones d’animation avec la possibilité d’être hébergé sur place dans des hôtels de catégorie 3 et 4 étoiles. » décrit le site Médias24.

Coût du projet : 1,576 milliard de dirhams (soit 140 millions d’euros), dont 200 millions de DH (environ 18 millions d’euros) seront pris en charge par le gouvernement marocain. En 2021, le Centre régional d’investissement de Souss Massa développait dans un « Guide des opportunités d’investissement touristique » pourquoi les villages de pêcheurs n’étaient pas compatibles avec les projets de stations balnéaires pensés par l’État, où spas, terrains de golf, villages vacances, médiathèques, et autres infrastructures pour clients aisés se partageraient les gains.

Mais les voyageurs qui avaient pris l’habitude de séjourner dans les villages de pêcheurs auront-ils les moyens et l’envie d’aller dans des resorts de luxe ? Rien n’est moins sûr. « Taghazout Bay, la 1ère station touristique éco-responsable au Maroc » fait figure de cas d’école sur la question.

Taghazout Bay a généré plus de 3.300 lits et à l’horizon 2024 et comptera au total un nombre de 4.600 lits de catégorie « haut de gamme ». Toutes les enseignes affichent quatre ou cinq étoiles.

Véritablement dédiée au tourisme de luxe, des multinationales de l’hôtellerie haut de gamme s’y sont implantées comme Hyatt, Hilton ou Radisson. Cette défiguration d’une plage sauvage a déplu à de nombreux surfeurs ayant migré plus au Sud, à la recherche d’endroits encore préservés.

« Taghazout Bay, les gens n’y vont pas, ils vont dans de vrais villages. La clientèle surf vient pour des expériences authentiques et pas dépenser 300 euros la nuit » assène Siham Azeroual, journaliste indépendante au Maroc, pour La Relève et La Peste

Quant aux nouveaux touristes qui ont les moyens de séjourner dans ces hôtels, leur présence n’entraîne pas de retombées économiques aussi importantes que les surfeurs le permettaient dans les villages avoisinants. Au lieu d’être de petits entrepreneurs à leur compte, les locaux sont priés de devenir gardiens, jardiniers, plongeurs ou agent d’entretien dans les resorts de luxe.

« Des postes subalternes, payés entre 250 et 400 euros par mois. Ils ne contribuent pas à l’émergence d’une classe moyenne. Sinon, pourquoi les jeunes de la région rêvent-ils tous d’aller en Europe » ? déplore Reda Taoujni, rédacteur en chef du média Maghreb Times, auprès de LeMonde

Le témoignage touchant du photographe marocain Yassine Alaoui Ismaili

Le même sort attend-il les marocains frappés par les opérations de « libération du domaine public maritime » ? Tout laisse à craindre que oui. Pour les habitants de Dahomey, un promoteur immobilier aurait voulu les « mettre face au fait accompli et éviter tout procès qui prendrait du temps », explique une source locale bien informée à Challenge Maroc.

A Imsouane, des projets d’animation et d’hébergement touristiques sont prévus sur une zone de 18 ha. Et tant pis s’ils doivent détruire le territoire de l’Ibis Chauve pour le faire, l’une des espèces d’oiseaux les plus menacées au monde avec seulement 250 individus recensés, vivant tous dans la région du Souss-Massa.

« Imsouane était cachée. Ce sont les locaux qui ont travaillé et créé l’attractivité internationale de ce territoire. Maintenant qu’ils ont fait le boulot, les promoteurs immobiliers vont venir comme des fleurs et en profiter : ils leur devraient au moins des redevances » s’insurge Siham Azeroual, journaliste indépendante au Maroc, pour La Relève et La Peste

A peine les villages détruits, le gouvernement marocain a déjà lancé les appels à projets « pour l’accompagnement technique et financier des TPME touristiques de la région Souss-Masss ». Abdelkrim Azenfar, directeur général de la Société de développement régional du tourisme (SDRT) de la région Souss-Massa a expliqué au média Maroc Hebdo que les investisseurs devront supporter les frais de location ou d’achat, ainsi qu’une partie des frais d’aménagement.

Et les travaux devraient aller très vite avec un début prévu vers la fin du premier trimestre 2024. En ligne de mire : les nouveaux touristes que devraient drainer la Coupe d’Afrique des nations (le Maroc en sera le pays hôte en 2025) et la Coupe du monde de foot que le Maroc co-organisera en 2030 avec le Portugal et l’Espagne. Les villages côtiers marocains, eux, ont été rayés de la carte et font désormais partie du passé.

Sources : « Massa, destructions en cours », Telquel.ma, 16/01/2024 / « Dahomey et ses cabanons en passe d’être rayés de la carte », Challenge, 11/02/2024 / « Villas de luxe illégales au Maroc : Des députés et hauts responsables épinglés ? », bladi.net, 18/02/2024 / « Maroc : le tout- tourisme ne respecte rien », Journaldelacorse, 01/02/2024 / « Imsouane, la bétonisation des côtes et la subtilité de l’administration », Zakaria Boualem, 16/02/2024 / « Tourisme vert : les grands axes de développement du parc national de Sous-Massa pour 1,57 MMDH », Médias24, 21/07/2023 / « Au Maroc, des spots de surf menacés par le tourisme de luxe et le béton », LeMondeAfrique, 02/08/2023 / « Agadir : SMART-Tourisme annonce son deuxième appel à projets », Portail Sud du Maroc, 27/02/2024

Laurie Debove

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