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Ces communautés ont délaissé l’État pour s’auto-gérer

Partout où je suis allée, il n'y a pas d’autarcie. Mais il faut reconnaître qu'on rentre plus ou moins facilement dans ces collectifs. L'anarchisme a été énormément persécuté au cours du XXe siècle, par les capitalistes et par les communistes, cela a laissé des traces. Je pense que certains collectifs ont parfois peur d'être récupérés.

Les résistants zapatistes au Mexique, la communauté auto-gérée Longo Maï, la chambre d’agriculture alternative et indépendante du Pays basque, la Bigotière - un éco-hameau en Bretagne -, Juliette Duquesne nous emmène dans des lieux autonomes et solidaires pour le vivant, qui s'organisent sans l'autorité de l'Etat.

Journaliste indépendante depuis près de dix ans, spécialisée dans les questions écologiques, Juliette Duquesne publie son septième ouvrage consacré aux lieux où se travaillent l’autonomie, la démocratie et notre rapport à l’État. 100 entretiens tant dans des lieux de vie alternatifs qu’auprès de collectifs donnent un livre riche et interpellant.

Après avoir traité de la faim dans le monde, des semences, des excès de la finance, de l’eau, de la pollution numérique, de l’intelligence artificielle et des questions de croissance et décroissance, Juliette nous explique la genèse de ce nouveau livre.

LR&LP : Vous êtes journaliste depuis une vingtaine d’années, d’abord dans les grands médias puis indépendante. Comment est née l’idée de ce septième ouvrage sur l’autonomie et la démocratie ?

JD : Ce livre est né d’un constat récurrent. Je me rendais compte que face aux différentes problématiques écologiques, on savait parfaitement que faire. Mais, qu’à chaque fois qu’une loi est votée qui pourrait changer les choses, l’État vide les lois de leur contenu sous la pression des lobbies.

LR&LP : C’est ce qui vous a amenée à questionner le rôle de l’État lui-même ?

DQ : Tout à fait. En France, on a tendance à penser qu’un État plus centralisé, avec plus de planification écologique, va nous permettre de préserver la planète. J’ai renversé la question : est-ce que l’État ne fait pas partie du problème ? La France veut toujours que les choses changent par l’État, mais l’histoire ne valide pas ce modèle. On voit que le capitalisme et l’État se sont toujours nourris l’un l’autre. 

LR&LP : Comment avez-vous mené cette enquête ?

DQ : J’ai passé trois ans sur ce projet, en interrogeant une centaine de personnes en France et dans le monde entier. Je suis allée voir les zapatistes au Chiapas, j’ai interviewé des chercheurs au Sénégal, je suis allée dans des Oasis ou à Longo Maï pour voir comment on peut s’organiser sans l’autorité de l’État, pas sans État..

LR&LP : Quel lien faites-vous avec l’histoire et les idées anarchistes ?

DQ : C’était très intéressant de faire ce lien avec l’histoire. J’ai lu beaucoup de textes anarchistes, notamment de la fin du XIXe siècle, qui sont vraiment d’actualité. Quand on voit l’histoire du XXe siècle – le lien entre capitalisme et État, mais aussi l’échec du communisme et son effondrement dans les années 90 – on constate que l’État fait partie de la question.

Dans beaucoup de groupes que j’ai rencontrés, les liens très forts avec les idées anarchistes existent sans nécessairement en être pleinement conscients, ou souvent sans le revendiquer.. Mais les pratiques sont là.

Le rôle des marges dans les transformations sociétales

LR&LP : Vous évoquez l’importance des marges dans votre enquête. Quel rôle jouent-elles dans les transformations sociétales ?

DQ : C’est dans les marges que se crée le futur. C’est dans ces utopies qui peuvent paraître marginales aujourd’hui que peut se créer le monde de demain. Parfois les initiatives échouent, et pour des raisons peu intuitives :  l’efficacité et la massification, deux travers majeurs de notre société capitaliste. 

Pour aller vite, on cherche la massification et l’efficacité de ces initiatives. Or, c’est l’origine même de l’échec. Ce qui est très important – et c’est aussi ce qui ressort dans l’anarchisme de la fin du XIXe siècle – c’est de comprendre que les moyens sont aussi importants que la finalité.

LR&LP : Comment cela se traduit-il concrètement ?

Dans tous les groupes où je suis allée, la façon dont on va constituer les règles est primordiale. Même si on a l’impression que ça prend plus de temps, c’est la meilleure garantie de leur acceptation comme de leur application par l’ensemble des personnes. 

Je suis allée voir la Chambre d’agriculture alternative du Pays Basque – Euskal Herriko Laborantza Ganbara, par exemple. Globalement, les membres avaient créé cette chambre alternative parce qu’ils étaient insatisfaits de la Chambre d’agriculture officielle. Ils étaient d’accord sur la mise en œuvre d’une agroécologie paysanne mais créer une chambre agricole alternative, c’est une autre histoire ! 

Il faut déterminer des modes de gouvernances, se mettre d’accord sur les financements à rechercher… Le temps et les longues discussions qu’ils permettent ont été nécessaires pour trouver les moyens juridiques de tenir tête à l’État français mais aussi d’être assez fort pour faire face à la FNSEA.

Des paysans et paysannes, membres du bureau de l’EHLG, animent une conférence à l’occasion du 20ème anniversaire de l’association. © Euskal Herriko Laborantza Ganbara (EHLG)

Du zapatisme à l’anarchisme : quels liens ?

LR&LP : Vous mentionnez les Zapatistes au Chiapas. Y a-t-il un lien avec l’anarchisme ?

DQ : Les Zapatistes ne se disent pas anarchistes au départ, mais ils arrivent au même constat. On oublie souvent que le soulèvement zapatiste arrive en 1994, quelques années après l’effondrement du bloc soviétique. Ils constatent les méfaits et les conséquences d’un État très centralisé, et en tirent des conclusions.

Les Zapatistes, eux aussi, remettent en cause l’État. D’ailleurs, c’est intéressant : au Mexique, tous les gens que j’ai interrogés qui veulent sortir du capitalisme et de ses méfaits sur le vivant remettent toujours en question l’État, contrairement à ce qui se passe en France.

LR&LP : Comment l’expliquez-vous ?

DQ : Bien sûr, l’État mexicain est très différent de l’État français. Eux voient le lien entre le fait que l’État-nation tel qu’il est aujourd’hui est né de la colonisation. Dans le Zapatisme, il y a toute une critique de cette colonisation, du fait que les cultures mayas ont été étouffées et massacrées. Et puis, le soulèvement zapatiste est aussi un mouvement pour récupérer les terres et les cultiver autrement. Cette critique de l’État est donc beaucoup plus forte.

Les motivations communes : protéger le vivant

LR&LP : Y a-t-il des points communs entre tous les collectifs que vous avez rencontrés ?

Pour les jeunes générations, il y a cette volonté de protéger le vivant. Certains, peut-être dans des collectifs encore plus engagés, viennent d’abord du mouvement anticapitaliste, et ont développé cette volonté de protéger le vivant. En tout cas, de tous les entretiens, il ressort que cette volonté de protéger le vivant prime largement sur le désir d’argent ou de patrimoine à transmettre..

LR&LP : Comment cela se manifeste-t-il concrètement ?

DQ : Toutes les personnes que j’ai interrogées avaient fait un travail important pour changer leur rapport à l’argent. Il y a beaucoup moins de marchandisation du geste, du quotidien. Ils s’organisent ensemble pour moins dépendre des multinationales et de l’État tant pour l’alimentation, que l’énergie ou le logement.

Par exemple, à la Bigotière – c’est une oasis, un habitat partagé en Bretagne – ils redistribuent même leur argent entre eux. L’un d’eux travaillait chez Orange gagnait plus d’argent que celui qui était à la SNCF. L’argent était réparti entre eux. C’est quand même intéressant d’aller jusque-là !

Ils ont même créé une structure dans leur habitat partagé pour accueillir des mères qui étaient seules avec leurs enfants. Si elles n’avaient pas eu ce lieu-là, elles auraient été séparées de leurs enfants.

À Longo Maï, on va plus loin encore, puisque tout le monde vit sur le lieu et que l’autonomie est immense. À Dieu Le Fit, dans la Drôme, j’ai rencontré une expérimentation de Sécurité sociale de l’alimentation. Quand j’y suis allée, la question en cours portait sur les choix de financements. Certains voulaient refuser toute subvention. Tout le monde était dans la salle et discutait. Finalement un consensus est sorti, parce que ce qui les portait était de réussir ce projet qui respectait autant la nature que les humains.

Incarner le changement au quotidien

LR&LP : Il y a donc une dimension très concrète dans ces expériences…

DQ : Je trouve qu’il y a dans tous ces collectifs une volonté d’incarner le changement qu’on voudrait pour la société..

Dans tous les collectifs où ils ont changé leur quotidien, certains m’ont confié qu’ils étaient moins en colère que quand ils allaient juste manifester, et qu’ils étaient plus ouverts sur la société qu’avant parce qu’ils agissaient au quotidien. Néanmoins, ils manifestent toujours ou participent à du plaidoyer pour faire évoluer les lois. C’est le cas de la Chambre d’agriculture alternative du Pays Basque qui a gagné un droit d’existence et reçoit aujourd’hui des subventions de la région.

Les profils des engagés : courage et liberté d’esprit

LR&LP : Y a-t-il un profil type de personnes qui s’engagent dans ces démarches ?

DQ : Le courage est assez partagé. Toutes et tous ont aussi beaucoup d’énergie et une vraie liberté d’esprit. Enfin, le temps passé est colossal. Cette liberté, je l’ai vu dans les collectifs qui fonctionnaient le plus – c’est aussi un point qui me touche personnellement et là j’ai vu le lien avec l’anarchie. Contre la massification dont je parlais tout à l’heure, il existe cette volonté de garder la singularité de chacun. Car ce n’est pas parce qu’on est dans un collectif qu’on est tous pareils.

Une des plus grosses difficultés, c’est de trouver un équilibre entre le respect de l’intimité et le collectif. 

Retrouver du sens et de la dignité

LR&LP : Qu’est-ce que ces expériences apportent aux participants ?

DQ : Le retour du sens dans leur quotidien, après avoir exercé ou non des métiers destinés seulement à permettre la consommation excessive, est largement partagé..

Le fait de retrouver du sens dans la société, ou même dans des communes est majeur.  Je suis allée à Loos-en-Gohelle. On y implique les citoyens dans la démocratie, ce qui fait qu’ils se sentent plus dignes, plus respectés. Et c’est ça qui permet de lutter efficacement contre l’extrême droite.

LR&LP : L’exemple de Loos-en-Gohelle est frappant…

DQ : Cette dignité est beaucoup ressortie dans cette enquête. Chez les zapatistes qui retrouvent la dignité des cultures mayas face à un État très centralisé lié à la colonisation, ou à Loos-en-Gohelle où au niveau national ils votent extrême droite, mais au niveau local ils votent vert.

Il faut à chaque fois reconnaître l’histoire d’un pays, l’identité d’un endroit, d’un territoire, pour pouvoir après aller vers une protection du vivant – donc une protection des êtres humains et de l’histoire de ces êtres humains et de tout le vivant qui entoure ces êtres humains.

Autarcie ou ouverture ? Démêler les préjugés

LR&LP : On reproche souvent à ces mouvements d’être autarciques, voire sectaires. Qu’avez-vous observé ?

DQ : Partout où je suis allée, il n’y a pas d’autarcie. Mais il faut reconnaître qu’on rentre plus ou moins facilement dans ces collectifs. L’anarchisme a été énormément persécuté au cours du XXe siècle, par les capitalistes et par les communistes, cela a laissé des traces. Je pense que certains collectifs ont parfois peur d’être récupérés.

LR&LP : Comment avez-vous procédé pour votre enquête ?

DQ : L’endroit où il a été le plus difficile d’enquêter, c’est au Chiapas. Les Zapatistes ne sont pas dans une zone donnée, ils sont répartis au Chiapas sur un territoire grand comme la Bretagne. Dans un même village, on peut avoir des zapatistes et des non-zapatistes. Surtout, la présence des narcotrafiquants et paramilitaires rend cette région de plus en plus instable.

Des femmes de l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN), dans la région de Dolores Hidalgo, Chiapas, lors de la commémoration du 30ème anniversaire du soulèvement de l’EZLN. © Gerardo Vieyra / NurPhoto via AFP

LR&LP : Mais ces collectifs sont-ils vraiment fermés ?

Par rapport à votre question, personne n’est autarcique et au contraire, tous les lieux où je suis allée ont énormément de liens avec l’extérieur. Je vais donner des exemples concrets : à Longo Maï, l’école du village a été ouverte de nouveau grâce aux habitants de Longo Maï. Plusieurs font partie de l’équipe municipale du Liban. Il y a beaucoup de liens avec la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, avec les zapatistes.

J’ai interviewé par exemple Nick à Longo Maï, qui travaille beaucoup au plaidoyer sur la forêt pour aider la reconstruction de l’Ukraine. C’est aussi le cas au Mexique qui entretient des liens tant avec Longo Maï qu’avec d’autres collectifs dans le monde. Ces collectifs sont très ouverts sur l’extérieur, contrairement aux préjugés qu’on peut avoir.

Mon livre est titré Autonomes et Solidaires pour le vivant, ce titre dit bien que l’autarcie n’est pas le sujet. Le sujet est le choix des liens.”

Isabelle Vauconsant

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