Quand la philosophie punk rencontre l'écologie, cela donne le "jardin punk", un concept développé par Éric Lenoir, jardinier paysagiste qui bouleverse les codes du jardinage traditionnel. Installé en Bretagne depuis qu’il a quitté la Bourgogne et son jardin Le Flérial, ce militant de la terre propose une approche sobre : jardiner sans moyens, sans temps, mais en conscience. Une philosophie qui résonne particulièrement à l'heure du changement climatique et de la crise de la biodiversité.
Le jardin, un bien commun
Pour comprendre le jardin punk, il faut d’abord définir ce qu’est un jardin. Éric Lenoir brise les idées reçues dès les premières minutes de notre échange : « Un jardin est un lieu auquel on confère un certain nombre de fonctions. S’il n’a pas de fonction, c’est juste la nature. »
Cette définition libère le jardin de ses limites traditionnelles – propriété privée, espace clos, territoire maîtrisé. « Mon jardin, ici en Bretagne, n’a pas le moindre début de commencement d’une barrière », explique-t-il pour La Relève et La Peste.
Sangliers, loutres, chevreuils, blaireaux circulent sur ce terrain d’un hectare en zone humide. Mais Éric lutte « pour que les chevreuils me laissent quelques amélanches ». Les clôtures lui semblent relever de la protection parfois de soi, mais aussi pour prendre soin des autres : « Si mon terrain était dangereux et que j’étais à côté d’une école, je le fermerais bien sûr ! »
Cette perméabilité du jardin interroge nos rapports à la propriété et au contrôle. Le jardin devient un espace partagé, négocié, où l’humain n’est plus le seul décideur. « C’est de l’ordre du bien commun ».
Éric Lenoir est jardinier paysagiste et auteur de plusieurs ouvrages sur le jardinage écologique. “Le Petit traité du jardin punk” suivi de “Le Grand traité du Jardin punk” chez Terre vivante. Il a aussi été pépiniériste pendant plusieurs années, spécialisé dans les plantes aquatiques. En Bourgogne, son jardin Le Flérial reste un lieu magique à visiter. © Sophie Varlet
Le jardin punk
Le « punk » puise ses racines dans la colère et le sentiment d’un avenir bouché, caractérisé par une esthétique du détournement et une éthique du « do it yourself ». Appliqué au jardinage, cela donne une approche fondée sur des critères énoncés dans Le Grand traité du jardin punk : pas cher, facile et rapide à faire et à entretenir, autonome, résistant aux agressions, non nuisible, écologiquement intéressant et plus beau que l’existant.
« Tu n’es plus dans le ‘je veux ça, donc je l’aurai’. Tu es dans le ‘je n’ai pas de moyens, ne sais rien faire, qu’est-ce que je peux créer comme jardin ? », résume Éric. Cette inversion de perspective est fondamentale. Au lieu de plier le vivant à nos désirs, le jardin punk compose avec l’existant, révèle et utilise les potentialités du lieu plutôt que de les contraindre.
Un exemple illustre cette logique : « Pour créer un espace de repos, sans moyens de planter des arbres, il faut l’implanter où ils sont déjà. Ce ne sont pas les arbres, ni l’ombre que l’on a prévu, mais c’est là qu’on le fait parce que ça existe. »
« A mon sens, cette approche provient de la pensée anarchiste, précise notre jardinier punk pour La Relève et La Peste. « L’humain n’est pas placé au sommet de la pyramide. On a nos besoins, on les définit. Puis, on se demande de quoi on peut se passer ? »
Cette philosophie du renoncement volontaire, du choix de la sobriété pour pouvoir partager, s’oppose radicalement à la logique consumériste qui domine notre époque.
De la Bourgogne à la Bretagne
Depuis trois ans, Éric Lenoir reprend ces principes sur son terrain breton, anciennement des prés en zone humide partiellement reboisés par la déprise agricole. Ce changement d’environnement – de l’argile bourguignonne à la terre bretonne humide – est une nouvelle occasion de mettre en œuvre le concept du jardin punk.
« Quand je l’ai visité fin 2022, j’ai prêté attention à la sécheresse qui régnait et avait fait des dégâts considérables en Bretagne, comme les incendies dans les Monts d’Arrées », se souvient-il. Le choix du terrain était donc stratégique : « C’était un endroit encore humide, avec de l’eau. » Une attention cruciale face aux enjeux climatiques.
Les transformations observées en trois ans démontrent les capacités de régénération naturelle quand on lui laisse de l’espace et du temps.
« Les thuyas qui étaient taillés en haies ici, ont pris quatre mètres. Ils commencent à prendre des allures de séquoias, » sourit Éric. Cette libération des végétaux de leur « statut de haies » convient au style punk.
Les anciens lauriers du Caucase trouvent leur place dans cet écosystème repensé. « À défaut de les détruire, comme espèce invasive, je les garde. Ce qui me ravit puisqu’ils sont remplis d’oiseaux qui mangent les fruits, et de fouines aussi », explique le jardinier. Ce pragmatisme écologique assume les contradictions plutôt que de les nier.
Une allée de rosiers dans le jardin bourguignon de Flérial © Eric Lenoir
L’observation comme outil [r]évolutionnaire
Le facteur temps, souvent perçu comme une contrainte, devient un allié dans l’approche punk.
« Pour faire sans argent, avec peu de temps, il faut passer par des stades comme l’observation pour envisager les choses différemment », explique Lenoir pour qui l’observation prend une année pleine pour se lancer. « J’ai besoin de voir défiler les saisons pour comprendre un jardin.”
Cette observation révèle des détails… comme la multiplication du nombre des grives. L’exhumation de roches enfouies crée des « enclumes sur lesquelles les grives viennent casser leurs escargots ». Ces gastéropodes envahissants seront alors mieux régulés.
« Petit à petit, j’ai multiplié le nombre et la richesse des écotones. » Ces zones de transition entre différents milieux sont cruciales pour la biodiversité. La vieille souche couverte de lierre, le houx, les haies transformées en arbres : chaque élément contribue à enrichir la mosaïque écologique. « Tout ça, c’est de la vraie richesse », se réjouit le jardinier auprès de La Relève et La Peste.
Cohabitation et négociation permanente
Le jardin punk suppose une cohabitation avec la faune sauvage qui relève de la « négociation permanente ». Cette expression, récurrente dans le discours d’Éric, résume sa gestion pragmatique des conflits d’usage. Chaque espèce décide de ce qui est essentielle pour elle.
« Le chevreuil qui mange mes rosiers, le blaireau qui va gratter à un endroit où j’ai repéré un super champignon, pour le boulotter à ma place. On partage tous ! »
Cette acceptation du partage contraste avec la logique de propriété et de domination de la nature en vogue depuis quelques siècles. Mais elle exige des stratégies de cohabitation punk.
« Avec les chevreuils, ce qui marche bien, c’est les branches de houx ou des chardons que je récupère. Je vais décrocher la rosette ou la tige d’un chardon et je la suspends dans les jeunes arbres. » Des solutions simples qui utilisent les ressources du lieu.
Pour les salades, la négociation semble impossible avec les gastéropodes dont la voracité est illimitée : « J’ai abandonné, ce n’est même pas envisageable. » Cette acceptation des limites fait partie de la philosophie punk : consentir à renoncer plutôt que s’épuiser dans des luttes vouées à l’échec.
Vue de Flérial par drone © Leusse
Alarme climatique
Éric observe aussi, dans son jardin, les bouleversements climatiques. Malgré un environnement préservé – « peu d’agriculture intensive dans les alentours » – les signaux d’alarme se multiplient.
« La raréfaction des insectes au printemps me terrifie », confie-t-il. Les études scientifiques qui documentent l’effondrement des populations d’insectes se confirment sur le terrain. « Je n’ai pour ainsi dire pas vu de butineurs avant mi-mai ; des bourdons un peu puis ils s’en sont allés. »
Au sujet des dérèglements climatiques : « Il a fait froid en mai jusqu’à -4°C, et en février j’avais 28 degrés au soleil. Y a un truc qui ne va pas. »
L’absence d’hirondelles le laisse abattu. « Je désespère de voir passer des hirondelles dans mon jardin. Mais non, elles ne viennent pas jusque-là. » La chute dramatique des populations d’oiseaux insectivores, documentée par les ornithologues, n’est pas une fable.
Les tiques : symbole d’un équilibre rompu
La question des tiques, omniprésentes dans le jardin breton, illustre parfaitement les dilemmes du jardin punk. Éric accepte qu’il puisse en avoir. Cette acceptation du risque s’oppose à la logique sécuritaire.
« C’est vrai que si je tonds tout très ras, il y a tendance à avoir moins de tiques », reconnaît-il. Mais c’est une solution simpliste. Quid de l’écosystème qu’il s’efforce de préserver ? En bon punk, il enlève « les tiques à chaque fois que je me balade en tongs et en short ».
Il laisse le temps au jardin de se développer grâce à sa compréhension fine des équilibres écologiques. « Plus je vais avoir de petits oiseaux insectivores qui reviennent, moins j’aurai de tiques. Plus le renard viendra de façon fréquente, moins j’aurai de tiques. »
La solution passe par la restauration des chaînes alimentaires plutôt que par l’élimination.
Plantations : quantité et discrétion
La stratégie de plantation d’Éric Lenoir est très punk : massive mais discrète. « J’avais 700 pots vides à la fin des plantations. Et ce n’était que ce qui était en pot. »
Cette débauche quantitative contraste avec la discrétion visuelle : « Si je dis j’ai ajouté dix ou quinze azalées, personne n’en voit une seule. » C’est voulu. Elles sont au milieu des « grandes herbes » existantes ; elles auront leur moment de gloire. « Au printemps, ça pète de fleurs de tous les côtés. »
La Bretagne se prête aux azalées du Japon, « impossibles en Bourgogne dans mon jardin du Flérial. Il aurait fallu que je ramène de la terre de bruyère, que je les soigne, que je les arrose en été. » En Bretagne, ces mêmes plantes prospèrent naturellement. Un point pour la logique du « faire avec » plutôt que du « faire contre ».
Fleur dans le jardin breton
Biodiversité : priorité absolue
La biodiversité, c’est punk. « Ma plus grosse inquiétude dans le jardin, c’est de rapporter des espèces qui se comportent de façon invasive », confie Éric à La Relève et La Peste. C’est un principe majeur : « Ne jamais réduire la diversité, c’est fondamental. C’est une priorité absolue. »
Cette règle d’or guide toutes les interventions : « Ou tu augmentes ou tu ne touches pas. » Cette approche précautionneuse est en opposition radicale au désir de domination absolue du jardinier de l’école classique. « La question est toujours : comment faire pour augmenter la biodiversité ou aider à la maintenir ? » Les résultats sont probants. « Il y a plus de grives », constate le jardinier.
Un manifeste politique et écologique
« Le mouvement punk naît du désespoir et de la rage », affirme Éric. Les réponses institutionnelles dérisoires face à une urgence écologique énorme le mettent très en colère. L’actualité politique cristallise cette colère. Les menaces contre la liberté d’expression, la montée de l’autoritarisme, l’inefficacité des arguments rationnels face au déni climatique…
« Tout pousse vers une radicalisation des positions. On a tous les outils, on informe tout le monde depuis des années », déplore-t-il. « Cette information, pourtant relayée par des institutions reconnues comme le GIEC, ne parvient pas à convaincre. »
Face à cette impasse, le jardin punk propose une alternative personnelle mais aussi territoriale concrète : « C’est une prise en main de nos vies. » Cette reconquête de l’autonomie passe par des gestes simples mais signifiants, accessibles à tous. « Plein de gens font des jardins punks sans leur donner cette appellation. »
Une révolution verte accessible
Le jardin punk n’est pas réservé aux propriétaires de grands terrains. Il peut s’appliquer partout où l’on peut intervenir sur un espace vert, qu’il soit privé ou public, grand ou petit.
L’objectif est de créer des « îlots de biodiversité » qui peuvent à terme constituer des corridors écologiques. « Par principe, comme c’est un endroit où on intervient très peu, il y a beaucoup, beaucoup plus de chances d’accueillir des espèces qu’on ne verrait pas forcément ailleurs. »
Cette approche populaire et respectueuse du jardinage pourrait bien représenter l’avenir. Face aux défis climatiques, à la raréfaction des ressources et à l’urbanisation croissante, le jardin punk offre une voie pragmatique pour réconcilier l’humain avec son environnement.
L’expérience d’Éric Lenoir en Bretagne comme en Bourgogne illustre à la fois l’urgence écologique et les possibilités d’action à portée de main. Son jardin punk, ouvert sur le sauvage, négocié avec la faune, observateur du climat, constitue un modèle reproductible et adaptable.
Cette approche ne relève ni de l’idéalisme ni du désespoir, mais d’un pragmatisme radical. Elle assume les contradictions, accepte les échecs, négocie les cohabitations. Elle propose surtout une alternative concrète à l’impuissance face aux défis écologiques.
Penser punk et agir, c’est faire avec ce qu’on a, pour ce qu’on veut vraiment, en conscience des conséquences… pour peu qu’on accepte de bousculer habitudes et représentations.
Un autre monde est possible. Tout comme vivre en harmonie avec le reste du Vivant. Notre équipe de journalistes œuvre partout en France et en Europe pour mettre en lumière celles et ceux qui incarnent leur utopie. Nous vous offrons au quotidien des articles en accès libre car nous estimons que l’information doit être gratuite à tou.te.s. Si vous souhaitez nous soutenir, la vente de nos livres financent notre liberté.