La nouvelle a provoqué la stupeur au sein du monde du Vrac. Le gouvernement français envisage d’interdire la vente en vrac et en libre-service de tous les produits détergents. Déjà fortement ébranlés par la crise sanitaire et les changements d’habitude des consommateurs, les commerçant en vrac s’opposent à cette décision qui mettrait en danger leur filière et nuirait à la nécessaire réduction des déchets de nos sociétés.
Des recommandations contre-productives
C’est « une surprise totale ». En accord avec la loi Anti-gaspillage et économie circulaire (dite loi AGEC et promulguée en février 2020), la DGCCRF (Direction Générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraudes), qui relève du Ministère de l’Economie, propose actuellement à la consultation un projet de décret afin d’interdire à la vente en vrac en libre-service tous les produits détergents.
« Notre souci principal, c’est que le décret parle de tous les détergents sans aucune différenciation entre ceux qui sont vraiment dangereux et les autres, donc ils utilisent un discours expliquant que le liquide vaisselle et le savon de Marseille posent un problème de santé publique. » explique Maria Mella, fondatrice du magasin en vrac The Naked Shop, pour La Relève et La Peste
Or dans la première version du décret, il n’était pas question d’interdire les produits détergents. Cette modification a été engendrée par une note technique de l’ANSES, émise en novembre 2021, qui préconise d’interdire la vente de vrac en libre-service des produits « pouvant contenir des substances chimiques dangereuses » telles que la lessive ou le détergent.
« Cette nouvelle mouture est aberrante, sachant qu’il n’y a jamais eu d’accidents en plus de 15 ans, et que depuis la création de notre association en 2016 nous appliquons les règles édictées par la DGCCRF elle-même. Nous avons créé le Réseau Vrac avec la volonté d’encadrer les pratiques pour professionnaliser la filière, sachant que rien n’existait. Encadrer, professionnaliser, oui ! interdire, non ! Ce décret ne fait aucune distinction entre un produit détergent non classé et un produit plus dangereux, alors qu’il y a déjà un classement existant sur lequel ils ont juste à s’appuyer ! » explique Célia Rennesson, Cofondatrice et Directrice générale du Réseau Vrac (1900 adhérents), pour La Relève et La Peste
Tout n’est pas encore perdu pour les commerçants de vrac français. Le Réseau Vrac a rallié un maximum de fédérations professionnelles (à la fois les distributeurs et les fabricants de détergents, qui ont du poids auprès des pouvoirs publics) et a rendu une proposition d’aménagement du décret ce 17 janvier, que la DGCCRF doit étudier.
Leur demande : que seuls les produits détergents contenant des substances ou des mélanges qui portent un indice tactile de danger et/ou dont l’emballage nécessite un système de fermeture sécurisé pour enfants soient remis aux consommateurs en service assisté, ou au moyen d’un dispositif de distribution adapté qui empêche tout contact entre le produit et le consommateur. Tous les autres produits doivent continuer à être vendus en vrac en libre-service.
Un secteur déjà fragilisé
Ce décret aurait de lourdes conséquences pour la filière. L’étude NielsenIQ pour Réseau Vrac, menée en décembre 2020 et décembre 2021, montre qu’après les produits d’épicerie, les produits détergents sont ceux que les Français demandant le plus en vrac. Les commerçants se sont alliés pour lancer une pétition, déjà forte de 26 000 signatures, et demander le soutien de la population.
« On a lancé cette pétition car la situation est déjà dramatique pour les commerçants en vrac. Alors qu’on était en plein essor, le Covid a complètement changé les habitudes de notre clientèle, notamment dans les grandes villes, avec l’explosion des livraisons. Les consommateurs ne réalisent pas à quel point les boutiques ont été désertées par l’essor du télétravail : quand on enlève le flux quotidien des passants, on tue les commerces de proximité. Le plus dur pour nous, c’est qu’on est tous très récents. On s’est construits avec une clientèle depuis 2019, nous n’avons pas encore la trésorerie nécessaire pour amortir les chocs comme celui causé par la pandémie. The Naked Shop est le 1er magasin spécialisé en vrac liquide, principalement des détergents et des cosmétiques. Nous sommes dont vraiment concernés par ce décret qui touche 50% de notre magasin. » s’inquiète Maria Mella, fondatrice du magasin en vrac The Naked Shop, pour La Relève et La Peste
De fait, nombreux sont les commerçants en vrac à avoir lancé l’alerte sur la précarité de leur situation, tels qu’Elise Dupruilh, co-gérante du magasin de vrac et circuit-court La Mesure, créé en 2016 à Bayonne. En octobre, son chiffre d’affaire a chuté de 40%, par rapport à la période post-covid. Un cri du cœur soutenu par Léa Gazagne, fondatrice et gérante de la Vrac Mobile, dont nous vous avions parlé, qui rappelle que « si les petits commerces meurent, c’est la grande distribution qui gagne ».
Une situation désastreuse rappelée dans la pétition : « Si le contexte ne change pas, 40% des commerces de vrac pensent devoir fermer dans les six prochains mois et 21% des fournisseurs envisagent un risque de cessation de paiement dans les douze prochains mois (selon une étude de l’association professionnelle Réseau Vrac). »
Les commerçants n’avaient donc pas besoin d’un nouveau coup dur. Si ce décret menace tant leur activité, c’est que l’obligation d’un service assisté pour vendre ces produits en vrac, c’est-à-dire effectué par un employé en boutique, obligerait chaque magasin à recourir à 50% de main d’œuvre supplémentaire a minima.
« Les commerces n’ont pas les fonds pour assumer une telle création d’emplois. Le prix au kilo va être multiplié par 10 si on doit mettre quelqu’un en manutention à chaque produit. » anticipe Célia Rennesson, Cofondatrice et Directrice générale du Réseau Vrac (1900 adhérents), pour La Relève et La Peste
Les fédérations professionnelles espèrent que le gouvernement français sera sensible aux arguments visant à préserver des emplois. Pour elles, le projet de décret mettrait en danger de mort immédiate les 920 commerces spécialisés vrac et 50 entreprises de produits détergents vrac, soit une perte de 2000 emplois en quelques mois. Le Réseau Vrac redoute aussi un effet domino.
« Si le projet de décret passe en l’état actuel, c’est la mort des épiceries vrac dans les 3 mois qui suivent, et s’en suivront des fermetures successives d’entreprises de fabrication ou de grossistes de produits détergents vrac, de rayons vrac présents dans les magasins bio et les grandes surfaces ainsi que le licenciement de milliers d’autres salariés du secteur. C’est donc la mort du vrac au global qui pourrait se faire à petit feu ! » alerte Célia Rennesson, Cofondatrice et Directrice générale du Réseau Vrac (1900 adhérents), pour La Relève et La Peste
A demi-mots, des commerçants soupçonnent que des intérêts industriels forts soient à l’origine du décret. Avant le Covid, le marché du vrac a eu une forte croissance ces dernières années. De 100 millions d’euros en 2013, il est passé à 1,3 milliards d’euros en 2020 : une part de marché non négligeable prise sur celles de l’industrie de l’emballage et des industriels historiques qui vendent des détergents emballés.
L’importance de réduire les déchets
Entre une solution vrac et un emballage plastique, les conséquences ne sont pas qu’économiques, elles sont surtout écologiques. Si le vrac a connu un tel essor, c’est bien grâce aux aspirations sociétales et environnementales de la population.
« Pour nous, ce décret va à l’opposé de ce qu’on est censés faire en tant que société, et même des engagements que le gouvernement a pris lui-même en faveur de l’écologie ! s’offusque Maria Mella, fondatrice de The Naked Shop, auprès de La Relève et La Peste
Adopté en l’état, le projet de décret rendrait très difficile l’atteinte de l’objectif fixé par l’article 23 de la loi Climat et Résilience du 24 août 2021 qui fixe un objectif de 20% de vente en vrac. La France a généré près de 1,2 million de tonnes de déchets ménagers d’emballages plastiques en 2017. Seulement 26,5% des déchets collectés ont été recyclés ; la part restante ayant été incinérée, valorisée énergétiquement ou enfouie.
« On sait qu’aujourd’hui, les produits liquides comme la lessive et les détergents sont ceux sur lesquels on peut avoir un super bénéfice environnemental quand on passe au vrac. En en an, si on achète de la lessive en vrac dans un flacon qu’on réemploie, on peut diminuer par deux la consommation d’eau (-52%), les émissions de GES de -32% et -90% de déchets plastique, soit 51 000 tonnes de moins en un an ! » énumère Célia Rennesson, Cofondatrice et Directrice générale du Réseau Vrac (1900 adhérents), pour La Relève et La Peste
Un constat partagé par les études d’impact sanitaire et environnemental du vrac réalisées par l’ADEME en 2021, qui démontrent que la vente en vrac de produits liquides non alimentaires apporte des bénéfices environnementaux significatifs en terme de réduction de déchets d’emballage à usage unique.
Cette interdiction serait d’autant plus surprenante alors que la société humaine vient de dépasser une cinquième limite planétaire, celle de la pollution chimique causée, entres autres, par la surproduction d’emballages plastiques.
Nous avons tellement produit que la masse totale de plastiques présents sur la planète représente désormais plus du double de la masse de tous les mammifères vivants, et environ 80 % de tous les plastiques produits finissent dans l’environnement.
Le gouvernement doit maintenant se pencher sur les recommandations émises par les professionnels du vrac, qui seront sûrement auditionnés, avant de publier le décret dans les semaines à venir. Les commerçants appellent tous les citoyens à signer leur pétition et relayer le sujet.
Pour aller plus loin : Pollution Chimique : l’humanité a dépassé une cinquième limite planétaire