Trois ans sont déjà passés, et l’affaire ne fait que commencer. Mercredi 7 décembre, une audience majeure dans la lutte contre les menées écocidaires de TotalÉnergies en Afrique s’est tenue en première instance devant le tribunal judiciaire de Paris.
Deux associations françaises, Les Amis de la Terre et Survie, épaulées par quatre ONG ougandaises attaquent la major pétrolière en justice pour « de graves manquements à son devoir de vigilance, écrivent-elles, concernant son méga-projet pétrolier en Ouganda et en Tanzanie ».
Dans le cadre de ses projets Tilenga et Eacop, TotalÉnergies s’apprête à forer 419 puits de pétrole dans la région du lac Albert, à l’ouest de l’Ouganda, dont 132 au sein de l’aire naturelle protégée des Murchison Falls, l’une des plus riches du continent africain.
Les quelque 200 000 barils de brut produits chaque jour par le pétrolier seront acheminés, via « le plus long pipeline chauffé du monde » (1 445 kilomètres), jusqu’à la façade maritime de la Tanzanie, où des navires les embarqueront sur l’océan Indien.
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Bombe climatique et violation des droits humains
Ces deux projets, dont le coût avoisinera 10 milliards de dollars, devraient induire « des émissions indirectes de 34,3 millions de tonnes de CO2 par an », indiquent les ONG françaises, soit « bien davantage que les émissions combinées annuelles de l’Ouganda et de la Tanzanie ».
Selon les associations, qui ont produit plusieurs enquêtes de terrain et récolté des centaines de témoignages, le projet d’extraction pétrolière et l’oléoduc ont également entraîné l’expropriation ou la spoliation d’au moins 118 000 personnes dans les deux pays.
Forcés de se déplacer, privés de leurs seuls moyens de subsistance, leurs terres agricoles, ces habitants déjà pauvres sont contraints par l’État ougandais d’accepter une compensation financière dérisoire de la part du pétrolier, que des dizaines de milliers d’entre eux attendent toujours.
Condamnation générale
Les associations poursuivant Total dénoncent enfin les atteintes sans doute dramatiques que le projet Tilenga, avec ses réseaux routiers, ses puits, ses 34 plateformes pétrolières, son aéroport, sa raffinerie et ses usines de traitement, portera à l’environnement ougandais.
Protégé par la convention ornithologique Ramsar, le bassin du lac Albert, qui comprend les Murchison Falls, abrite plus de 500 espèces animales, dont de nombreuses protégées. La moitié des oiseaux et 39 % des mammifères du continent africain y sont représentés.
Au sein de ce joyau de conservation, la moindre fuite de pétrole, le moindre accident pourrait avoir des conséquences imprévisibles sur la faune, qui subira également le fractionnement du territoire et l’invasion des infrastructures.
C’est pour cette raison que le Parlement européen, lors d’un vote du 15 septembre 2022, a condamné le mégaprojet de TotalÉnergies, rejoignant ainsi les Nations unies et 11 banques internationales, dont trois françaises, ayant refusé de financer les puits et l’oléoduc.
Une action en justice cruciale
L’audience de ce 7 décembre est inédite : elle constitue la toute première procédure judiciaire engagée pour violation de la loi « sur le devoir de vigilance des sociétés mères ».
Adopté en 2017, ce texte pionnier, encore unique au monde a été conçu pour contraindre les majors françaises à identifier et prévenir les risques environnementaux, humains et sanitaires de leurs activités, quel que soit le pays où elles sont implantées.
Voilà trois ans qu’en vertu du devoir de vigilance, les six associations ont assigné Total en justice. Remettant en question la compétence du tribunal judiciaire à se saisir de cette loi toute nouvelle, les avocats du pétrolier ont toutefois réussi à porter l’affaire jusqu’en Cour de cassation, dont la décision, en décembre dernier, a donné raison aux défenseurs des droits humains.
De retour à la case départ, l’audience du 7 décembre a enfin abordé « le cœur du dossier », notent Les Amis de la Terre et Survie, « alors que les premiers forages pétroliers sont imminents ». Les associations ont présenté aux juges leurs témoignages, des études scientifiques, des rapports d’experts, et ont fait valoir « la défaillance » de Total pour prévenir les risques mentionnés.
Pendant ce temps, le pétrolier a fait avancer ses pions sur le terrain ; mais le jugement du tribunal, qui fera jurisprudence pour d’autres affaires impliquant le devoir de vigilance, pourrait le forcer à se mettre en conformité avec la loi française. De quelle manière ? Tel est le point aveugle de cette décision, attendue le 28 février.