En Chine, une jeunesse épuisée par la cadence productiviste infernale du Parti au pouvoir a décidé résister en choisissant de s’allonger, plutôt que travailler 72h par semaine comme c’est le cas dans certains secteurs d’activité. Censurée par le Parti Communiste Chinois, cette tendance agit comme une lame de fond en entraînant de plus en plus d’adeptes dans son sillage. Enquête sur cette étonnante forme de résistance à l’État Chinois.
S’allonger pour se recentrer
« Le bonheur est obtenu en travaillant dur » déclarait Xi Jinping quelques jours avant la Journée Mondiale du Travailleur. « Il s’agit de la plus honorable, la plus grande, la plus noble et la plus belle vertu » continuait-il, enrobant d’une splendeur scintillante le quotidien éprouvant de la majorité laborieuse en Chine.
Ces derniers sont encouragés à s’aligner sur le rythme « 9-9-6 » que prônent les géants d’industrie : travailler de 9h à 21h, 6 jours par semaine. Ces 72h de travail par semaine représentent 12h de plus que la quantité maximale légalement autorisée par semaine en France, ou encore, deux fois les 35h qui constituent un travail à plein temps dans la plupart de nos conventions collectives.
Pourtant, ces 72h hebdomadaires sont techniquement interdites par le droit Chinois, qui limite officiellement à 40h par semaine et à 8h par jour le temps de travail. Ce sont les employeurs, en particulier ceux des industries numériques, qui jouent sur leur droit à exiger jusqu’à 36 heures supplémentaires de leurs employés (à salaires majorés) pour normaliser ce rythme.
Dans un tel contexte, difficile de s’étonner qu’émergent régulièrement en Chine des mouvements populaires exprimant la fatigue, l’épuisement, la dépression ou la révolte, et ce malgré les dispositifs titanesques de coercition, de censure et de lissage idéologique mis en place par le Parti Communiste Chinois (PCC).
Dernièrement, ce sont les défenseurs du droit de s’allonger tranquillement, les « tang ping », qui sont parvenus à faire trembler la vision que le Parti impose au pays. Aussitôt, les memes, forums et figures qui exprimaient cette philosophie ont été massivement censurés par l’appareil d’État Chinois.
Tout commence par une publication de l’utilisateur « Kind-Hearted Traveller » sur Badiou, le moteur de recherche Chinois, qui sera ensuite repartagée des centaines de fois sur une multitude d’autres plateformes.
« Cela fait deux ans que je n’ai pas travaillé, j’ai juste traîné à droite, à gauche et je n’y vois rien de mal. La pression vient principalement de la comparaison avec les pairs et des valeurs de l’ancienne génération. Ces pressions n’arrêtent pas de s’accumuler… Mais, nous n’avons pas à y obéir. Je peux vivre comme Diogène et dormir dans un baril, profitant du soleil. Je peux vivre comme Héraclite dans une cave, en réfléchissant au ‘‘logos’’. Puisque cette terre n’a jamais eu d’école de pensée qui valorise la subjectivité humaine, je peux en développer une qui me soit propre. S’allonger au sol est mon mouvement philosophique. C’est seulement en s’allongeant à plat que les humains peuvent devenir la mesure de toute chose. »
Cette publication engendrera sur les forums de nombreuses discussions tournant autour du droit à s’allonger face aux pressions constantes de la société Chinoise.
Puis, de fil en aiguille, ces discussions dériveront en partages de techniques pour mieux économiser son argent, pour prendre du temps pour soi au travail, pour passer le plus de temps possible sans travailler…
Il faut dire que d’autres mouvements comme celui du « mō yú » (« toucher du poisson ») avaient déjà permis l’émergence de telles discussions sur le web Chinois. Il y était question de savoir comment faire en sorte de récupérer pour soi du temps passé à travailler, comme en passant le plus de temps aux toilettes par exemple.
Le mouvement du « tang ping » arrive donc à la suite d’une série d’autres mouvements qui ont pour point commun de cristalliser la tendance des jeunes générations Chinoises à rejeter le modèle de vie hyper-productiviste qui leur est proposé. Mais sa spécificité est d’élaborer à partir des échecs des précédents mouvements.
Ainsi, là où le « mō yú » n’était pas parvenu à discuter du temps libre au-delà de celui pris sur le temps de travail, la philosophie « tang ping » propose carrément de réduire au strict minimum son temps de travail pour dégager le maximum de temps pour soi. Bien sûr, la perte de revenus qui accompagne cette démission oblige à diminuer sa consommation et à se détourner des commodités fétiches du moment.
C’est pourquoi la philosophie « tang ping » a une dimension ascétique, d’inhibition de ses désirs, comme le résume Wu Qiang une analyste politique indépendante à Beijing :
« Le concept promeut une attitude presque monastique, qui implique de ne pas se marier, ne pas avoir d’enfants, de travail ou de propriété, et de consommer aussi peu que possible. ».
Pourtant, il serait trop simple d’en faire une simple résurgence des philosophies bouddhistes ou taoïstes. Les désirs que cette philosophie encourage à réprimer, ce sont ceux qui coûtent plus que ce que l’on peut gagner lorsqu’on choisit de mener une vie allongée.
Le sens de ce mouvement philosophique ne peut ainsi être compris que selon la situation économique et politique où se trouvent ses jeunes adhérents.
Travail, Parti, Patrie
Pour mieux comprendre cette situation économico-politique, nous pouvons commencer par la comparer à celle des jeunes occidentaux dans les années 1960.
La jeunesse d’après-guerre Européenne est née dans une société prônant les vertus du travail incessant, censé générer un maximum de biens matériels aux qualités exceptionnelles pour le plus grand nombre. Or, en grandissant, une distance leur est apparue entre les quantités de travail effectuées et la répartition des accès aux biens produits. Certains travaillaient moins, mais consommaient plus ; d’autres consommaient moins, mais travaillaient plus.
Alors, à la fin des années 60, l’organisation économique occidentale fût massivement dénoncée pour ces raisons. On lui reprocha d’obliger tous les membres de la société à passer leur vie à produire des biens matériels auxquels la plupart n’auront de toutes façons pas accès, et de faire passer leur utilité réelle derrière les profits obtenus par les patrons.
Face à ces critiques, le capitalisme dût se réformer pour faire passer, de temps à autres, la finalité des marchandises et services devant le profit pouvant en être tiré. Cette modification subtile nous fît passer d’un capitalisme « patriarcal », centré sur l’idéal du père dégageant de son entreprise un profit croissant pour enrichir sa famille, au « néolibéralisme », plus centré sur le sens donné à la production par les travailleurs et les consommateurs, bien que ses acteurs soient encore obsédés par l’optique de la croissance et du profit.
Ainsi, ce nouveau capitalisme permis aux investisseurs privés de miser sur l’apparition de nouveaux marchés ayant beaucoup de sens (et donc d’attrait) pour les consommateurs, et pour lesquels les employés seraient plus enclins à se dévouer, par foi dans un « projet », tout en faisant passer au second plan les inégalités d’accès aux richesses tirées de ces biens produits.
Aujourd’hui, comme le relèvent de nombreux analystes, c’est bien une situation similaire qui se dessine en Chine. Pourtant, son hyperproductivisme n’émane pas d’un capitalisme patriarcal. Ce n’est pas l’idéal du père, de son entreprise familiale et de ses salariés, dont l’exploitation permet d’agrandir sa richesse et celle de sa famille, qui domine et pose problème.
En ce qui la concerne, la Chine « communiste » est centrée sur l’idéal d’un parti qui incarne la volonté du peuple national, unifiant toutes leurs entreprises et leurs richesses en une seule. L’exploitation des salariés dans chacune de ces différentes entreprises permet alors directement d’agrandir la richesse globale du pays, par le biais du parti, qui se veut l’expression du peuple travaillant pour lui-même.
Dans ce cadre, tous les travailleurs du pays sont exploités par le parti au nom de leur propre volonté collective en tant que membres du peuple Chinois. Alors, il suffit de peu pour persuader chacun que leurs 72h de travail par semaine leur permet de réaliser leur propre volonté de citoyen.
C’est justement sous la conviction de ce raisonnement que la génération quarantenaire et leurs prédécesseurs défendent la justesse de l’actuel modèle économique Chinois. L’hyperproductivisme défendu par le parti, qui lui a permis de devenir une force dominante sur le marché international, s’inscrit dans l’effort « communiste » de perfectionner continuellement la qualité de vie matérielle de tous les Chinois.
Depuis l’urgence de produire assez de nourriture pour l’ensemble du pays, en forçant les agriculteurs à adopter des technologies plus efficaces, jusqu’à l’opportunité de produire des jeux vidéos divertissants sur smartphone, la logique du Parti reste la même.
De ce fait, cette ancienne génération ne peut que s’étonner de la défiance des plus jeunes générations envers ce modèle, et la critiquer acerbement ; un présentateur télé de la chaîne nationale a ainsi pu dire à un étudiant :
« Ma génération a davantage souffert que la vôtre, vos préoccupations sont plus ou moins une bénédiction. […] Peut-être que votre anxiété est tout simplement provoquée par votre oisiveté ? »
La force subversive de la vie tranquille
Pourtant, cette anxiété est loin d’émaner de l’oisiveté ; c’est au contraire l’étonnante absence du droit à l’oisiveté dans une société qui a largement dépassé le seul souci de la survie qui génère frustrations, dépressions et sentiments de « neijuan ».
Le « neijuan » se traduit en français par le terme d' »involution » ; elle désigne la tendance des entreprises à demander toujours plus de travail, de discipline et d’asservissement alors même que leur efficacité productive s’améliore continuellement.
Ce contexte éveille chez les nouvelles générations des questionnements sur ce pour quoi le peuple Chinois travaille. Est-ce pour son propre bien, ou pour agrandir le pouvoir économique du Parti, ou même celui des entreprises que ce dernier contrôle ?
Ce questionnement devient d’autant plus pressant que, pendant que le produit intérieur brut du pays augmente d’année en année, le salaire moyen des employés, lui, stagne aux alentours de 900 yuans par mois, une somme à peine suffisante pour payer son loyer.
Selon Combien-ça-coûte, un appartement en centre-ville Chinois coûtait environ 933€ par mois en Août 2021. Impossible, alors, pour ces jeunes de rester dans ces centres-villes, où la richesse augmente de jour en jour avec le prix de l’immobilier. Ces derniers sont ainsi victimes d’un processus de gentrification, identique à celui qui peut être observé partout ailleurs.
A cela s’ajoutent les contraintes culturelles qu’impose le parti aux citoyens : pressions liées au genre (« péremption » des femmes entreprenantes), à la reproduction (politiques infantiles), à l’appartenance religieuse (massacres et internements des Ouïghours)… Ces pressions entrent constamment en dissonance avec les prétentions de libération du peuple chinois que prône le Parti Communiste Chinois depuis son arrivée au pouvoir en 1949.
Aussi la plus jeune génération, effectivement plus émancipée des préoccupations directement liées à la survie, entourée d’abondance matérielle grâce aux sauts technologiques et productifs de l’appareil de production Chinois, peuvent questionner la légitimité de cet appareil de production à s’accaparer et à diriger la quasi-totalité de leur temps de vie.
En tout cas, la philosophie du « tang ping » a tranché : cet accaparement n’est pas justifié. Alors, pour reconquérir son temps de vie, il suffit de travailler juste assez pour manger et d’accepter de ne pas accéder aux jouissances réservées aux classes plus aisées.
On peut s’allonger, dessiner, jouer et développer sa « subjectivité » à sa guise – une voie qui paraît plus alléchante que de travailler 72h afin d’avoir juste assez d’argent pour payer son loyer et, à la limite, acheter une paire de chaussures à la mode.
Face à cette douce révolte, le PCC est désemparé. Impossible pour eux de contraindre à la consommation, et inconcevable d’enfermer le pays entier en camps de travail forcé. Si les forums tournant autour du « tang ping » ont été censurés, la tendance vers ce genre de mouvement, elle, paraît irrépressible.
Sans changement de son organisation économique, le gouvernement Chinois et son titanesque état-entreprise s’expose à un désintérêt massif de la part de la jeunesse pour le plan d’expansion économique infinie.
Dans cette situation, le Parti optera peut-être éventuellement pour une réforme politique permettant de récupérer à son profit ce désintérêt venu de la jeunesse, sur un modèle proche du néolibéralisme qui valorise les petits projets marginaux dans leur façon propre de générer du profit.
Pour le moment, néanmoins, le Parti a préféré se servir de ses outils de propagande, de contrôle et de coercition pour tenter de neutraliser ce mouvement. Seules les chaînes dirigées par le PCC évoquent encore cette tendance, en la présentant comme une mentalité défaitiste que les jeunes devraient rejeter pour eux-mêmes, pour leurs proches et pour leur pays.
Le Parti jette le voile sur le rêve (auquel on songe en s’allongeant) d’une organisation de la production moins épuisante et plus ajustée aux besoins réels des citoyens Chinois. Il préfère encore produire encore plus et à des prix plus bas encore afin de conserver sa compétitivité légendaire sur le marché capitaliste international.
Ironie de l’histoire, le Parti Communiste Chinois, de par son adhésion aux écrits de Marx, était prévenu qu’émergerait de tels mouvements populaires dans sa jeunesse.
Une fois que l’appareil massif de production satisfait les besoins primaires du plus grand nombre, ce plus grand nombre est libéré des seules préoccupations liées à sa survie, et tend à vouloir développer des manières de vivre qui compense la peine que la vie implique nécessairement. Ou pour utiliser les mots de l’idole des partis communistes :
« En fait, le royaume de la liberté commence seulement là où l’on cesse de travailler par nécessité […] il se situe donc par nature, au-delà de la sphère de reproduction matérielle proprement dite. De même que l’homme primitif doit lutter contre la nature pour pourvoir à ses besoins, se maintenir en vie et se reproduire, l’homme civilisé est forcé, lui aussi, de le faire et de le faire quels que soient la structure de la société et le mode de production. […] En ce domaine, [il faut que] les producteurs associés règlent rationnellement leurs échanges avec la nature, qu’ils la contrôlent ensemble au lieu d’être dominés par sa puissance aveugle et qu’ils accomplissent ces échanges en dépensant le minimum de force et dans les conditions les plus dignes, les plus conformes à la nature humaine. Mais cette activité constituera toujours le royaume de la nécessité. C’est au-delà que commence le développement des forces humaines comme fin en soi, le véritable royaume de la liberté qui ne peut s’épanouir qu’en se fondant sur l’autre royaume, sur l’autre base, celle de la nécessité. La condition essentielle de cet épanouissement est la réduction de la journée de travail. » écrivait, en 1867, Karl Marx.
Sous cet angle, le mouvement de ceux qui s’allongent au sol rejoignent une dimension du marxisme que le PCC à tout intérêt à ne pas reconnaître dans ses projets expansionnistes. Cette dimension, les « tang ping » l’expriment très simplement lorsqu’ils disent à leurs pairs :
« regardez, si je m’allonge quelques minutes au sol, le système de production et d’échanges qui répond à tous nos besoins naturels fonctionne encore largement ; alors bon ! Ne pourrait-on pas laisser chacun prendre un peu plus de temps pour explorer ce qu’ils souhaitent en faire de cette vie garantie ? ».
Qui sait, il s’agira peut-être de la dédier à élaborer une survie collective qui soit moins en lutte et plus en coordination avec les autres espèces de vie, qu’elles soient en mer, en l’air et sur la terre.