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Reprise des fermes agricoles, l’immense problématique nationale

L’agriculteur ne peut plus compter sur son seul savoir historique. Toutes les cartes sont rebattues. Et il est quasiment seul pour y faire face. Seul et devant construire un avenir commun, la tâche est d’une complexité folle.

Pierre Delorme est plus connu sous le nom de “Pierre1911”, du nom du blog qu’il tenait pour partager ses expériences sur l’autonomie alimentaire et énergétique. Depuis 16 ans, il travaille sur la résilience alimentaire et énergétique. Aujourd’hui, il cultive 15 ha de terres en Dordogne selon les principes de l’agroécologie et participe à la résilience alimentaire des territoires en formant des élus sur le sujet. Il nous livre dans cette tribune les difficultés auxquelles sont confrontés les néo-ruraux lorsqu’ils s’installent en agriculture.

Précision de l’auteur : Cet article n’est pas à charge. Je décris une situation préoccupante qui concerne l’avenir alimentaire de la France. Les chiffres cités proviennent de différentes sources professionnelles mais dépendent de secteurs géographiques. 

Certaines zones comme des départements peuvent avoir des tendances totalement contraires. Voire même dans le même département il peut y avoir des disparités radicalement opposées. Exemple dans le Gard où le littoral très viticole connaît des prix à l’hectare très haut, prix qui n’ont rien à voir avec la zone cévenole au nord du département totalement désertée et où les terrains ne valent rien.

Actuellement 50% des agriculteurs français ont plus de 55 ans. Ce qui veut dire qu’en moins de 10 ans, 50% des exploitations françaises vont changer de main pour cause de départ à la retraite. En soi, ce chiffre est déjà colossal et donc la situation très particulière.

Mais des facteurs aggravent cette problématique au point qu’elle soit, selon moi, critique. L’alerte semble gagner les instances du métier. Les chambres d’agriculture, les directions départementale de la SAFER semblent s’inquiéter aussi, et tentent de trouver des solutions.

L’arrivée de personnes non-issues du milieu agricole

Aujourd’hui, près de 75% des personnes qui suivent une formation agricole sont hors-cadre familial (selon la CFPA, les chambres d’agricultures et la SAFER) . Ce qui veut dire que ce sont des personnes qui ne sont pas issues du monde agricole qui décident de devenir agriculteur. Il y a 10 ans, la situation était l’exact opposée. Cette répartition se retrouve pour les installations actuelles : 3 personnes sur 4 ne sont pas issues du monde agricole. On les appelle des NIMA (non-issues du milieu agricole).

Que des hors-cadre familial reprennent massivement des exploitations agricole touche à plusieurs fondamentaux. D’abord, les nouveaux agriculteurs ne bénéficieront pas d’une aide familiale ou celle-ci sera difficile, voire impossible, à mettre en place. Cette aide a de multiples facettes toutes aussi importantes les unes que les autres.

Cette aide familiale permet de commencer la formation avant leur installation, pendant leur installation puis au cours de l’activité agricole en elle-même. Bénéficier d’une ressource de savoirs disponibles qui a une parfaite connaissance du métier, du terrain, de la météo et de ce qui compose l’activité, cela vaut de l’or. Même si les méthodes sont différentes, les objectifs révisés, ce savoir empirique est un capital très très précieux.

Ensuite, il y a la capacité de travail de la famille. Au moment des pics d’activité, pouvoir compter sur une main-d’œuvre qualifiée est une aubaine qui peut changer radicalement les résultats. Faire les foins avant la pluie, ramasser une récolte au bon moment pour avoir une production de qualité, etc.

Reprendre le flambeau d’une activité agricole au sein d’une même famille minimise le risque de non-adhésion au projet. Le cercle familial et amical n’est pas toujours compréhensif face au choix de personnes qui décident d’aller vers un métier que l’on sait pénible, usant, peu payé et avec des risques financiers, pour ne citer qu’eux, importants.

Une reprise dans un cadre familial est quasiment assurée d’être débarrassée du romantisme agricole.

Connaître un fournisseur, des collègues, une source, le ou la maire, un banquier, comment et pourquoi tel bâtiment a été construit ici et par qui : autant d’informations, de relations qui peuvent très vite manquer dans une installation et une exploitation. Cela n’a l’air de rien, mais ce sont des ressources très utiles en cas de problèmes ou d’évènements imprévus.

Enfin, et ce n’est pas un détail, ce soutien familial peut permettre aux repreneurs de s’absenter. Pour des formations, des obligations administratives, pour prendre quelques vacances. Qui de mieux que les personnes qui ont précédé ? La question de l’enfermement à l’outil de production est un point dur dans la vie des agriculteurs(trices).

Pour les NIMA, les arrangements financiers et administratifs sont beaucoup plus compliqués. Dans un cadre familial une partie ou la totalité de l’exploitation peut être transmise sans une coupure nette. Par exemple, en faisant une association le temps de la passation. En laissant courir certains crédits contractés avant d’opter pour une donation partielle ou complète. En hors-cadre familial, ces arrangements basés sur la confiance et un historique relationnel sont quasiment impossibles.

Les fils et filles d’agriculteurs(trices) connaissent dès leur plus jeune âge l’exigence du métier. Ils n’ont pas le même rapport à la météo, à la force physique, aux engins, aux animaux. Ils sont issus d’un milieu où les codes sont omniprésents, les exemples côtoyés et intégrés depuis des années. Ils connaissent le métier de l’intérieur. A l’inverse, les hors-cadre familiaux découvrent le métier et toute la vie qui va avec. Ils ne sont pas toujours rodés à l’effort ou aux imprévus.

Les descendants d’agriculteurs sont dans une continuité culturelle, un héritage familial, social fait aussi de traditions. Les néoruraux sont mus par des convictions. Or, force de constater que cela peut faire une énorme différence sur le long terme. Les néoruraux ne sont souvent pas assez préparés physiquement et psychologiquement. De plus, ils arrivent certes motivés mais parfois fragilisés par une vie d’avant. La combinaison des deux rend leur installation précaire. Les chiffres en attestent.

Un contexte global difficile

D’une manière générale, le monde est beaucoup plus instable qu’il ne l’était il y a 50 ans. L’agriculture au sens large est un thermomètre aux avant-postes des changements climatiques et géopolitiques.

L’augmentation du prix de l’énergie a fait basculer dans le rouge des exploitations qui étaient rentables jusqu’à présent. Au moment de l’écriture de ce billet, l’inertie due au cycle financier d’une exploitation ne permet pas d’en mesurer toutes les conséquences. Sur fin 2022, avec l’augmentation des prix de l’énergie, les boulangers ont tout de suite été confrontés au problème avec la fermeture rapide d’une quantité d’établissements. Les exploitations agricoles ont des cycles financiers sur 1 ou 2 ans ce qui allonge le délai de compréhension de la situation.

Le marché du bio s’est totalement effondré. En 2023, la part de marché des produits biologiques dans les achats alimentaires a baissé à 5,6 %, revenant à des niveaux d’avant 2019. Tous les jours, des agriculteurs font le choix de se déconventionner du label bio en espérant sauver leur exploitation. Or, l’abandon n’est pas fait de gaieté de cœur. Le coût d’une labellisation sur un plan financier, ainsi qu’en charge de travail, est imposant.

Certaines filières sont totalement bouchées. Les chambres d’agricultures essayent d’empêcher les reprises de filières sinistrées pour éviter des catastrophes financières et sociales pour les repreneurs. Ce qui crée des drames, puisque les exploitants actuels ne trouvent pas de successeurs. Ces exploitations sont condamnées à mourir. La mutation d’activité n’est pas sans problème. A commencer par le foncier. Car les infrastructures ne correspondent pas aux nouveaux projets agricoles. Or, à cause des normes combinées avec la spécialisation des activités agricoles, la transformation d’une ferme est compliquée, lourde et coûteuse.

Le changement climatique, les réglementations qui évoluent et pas forcément dans le bon sens, l’opinion des consommateurs avec lesquels il faut composer : ces facteurs ont un impact fort, direct et indirect sur l’agriculture. La chute de la biodiversité, des insectes pollinisateurs, l’arrivée de plantes, de maladies, d’insectes invasifs sont des problématiques cornéliennes pour l’agriculture. Les conséquences sont abyssales.

L’agriculteur ne peut plus compter sur son seul savoir historique. Toutes les cartes sont rebattues. Et il est quasiment seul pour y faire face. Seul et devant construire un avenir commun, la tâche est d’une complexité folle.

Les agriculteurs(trices) sont l’une des professions les plus touchées par les suicides. Pour l’instant, la proportion d’agriculteurs qui sont hors-cadre familiaux ne représente pas la masse, mais il semblerait qu’ils soient tout autant touchés par le phénomène des suicides (source MSA). Les dettes contractées, la pénibilité du métier et l’isolement seraient les facteurs principaux du malaise des agriculteurs.

Les agriculteurs sont considérés comme étant les principaux vecteurs des problèmes environnementaux. Ce qui est un fait pour les agriculteurs industriels. Par contre, leurs motivations ne sont pas toutes mercantiles. Surtout, beaucoup d’agriculteurs sont maintenant dans l’impasse ne sachant plus comment et quoi faire pour revenir à des pratiques plus vertueuses.

Leur disgrâce sociale couplée à la crise économique favorisant de plus en plus les consommateurs à se tourner vers des produits moins chers, maintient et favorise ce  clivage.

Les problèmes internes, couplés aux problèmes externes pèsent sur les agriculteurs. Les repreneurs partent avec un handicap concret. Ce qui les pousse à faire autrement que les agriculteurs en place. Cela a pour effet de nourrir des espoirs et des croyances sur des techniques nouvelles, certes vertueuses, mais qui ne donnent pas les résultats mirobolants que les légendes urbaines ont fait naître et entretiennent. Par exemple, la permaculture qui à l’échelle d’un jardinier donne des résultats qu’un professionnel ne peut pas atteindre, en tout cas dans des délais raisonnables. De plus en plus d’exemples d’espoirs déçus accréditent ce constat qui était prévisible.

Oui l’agriculture a beaucoup progressé. Oui elle a besoin d’être vertueuse, de respecter la nature dont elle est la partie maîtrisée. Mais ce qui fonctionne à une petite échelle ne fonctionne pas systématiquement à plus grande échelle.

Un problème de taille

Le prix de vente à l’hectare est devenu majoritairement trop important. Les agriculteurs vendeurs calculent le prix de vente de leur bien au prix de leur dette. Ils font la somme des crédits restants dûs au moment de l’arrêt de leur activité, divisent le montant de cette dette par le nombre d’hectares possédés et obtiennent ainsi un prix minimum de vente à l’hectare. Leur objectif, compréhensible, est de partir à la retraite sans avoir encore à payer pour l’outil qu’ils n’exploitent plus.

Dans la très grande majorité des cas, cela engendre une inflation du prix des exploitations qui sont au-delà des prix moyens pratiqués à l’hectare. Il est difficile de donner une surface moyenne des fermes en France car il y a de très grandes disparités d’une région à l’autre corrélé au type d’activité.

De leur côté les hors-cadre familiaux, ainsi qu’une partie des personnes dans le cadre familial, portent des projets avec en moyenne des surfaces de l’ordre de 10 ha (sources CFPA, chambres d’agricultures et SAFER), parfois moins. Or, les exploitations à vendre sont souvent beaucoup plus grandes. Selon les territoires, cela varie d’un facteur 4 à 10. Pour une surface donnée, ce n’est pas une famille qui est présente mais entre 4 et 10. Cela pose immédiatement des problèmes de logement et d’infrastructures.

La SAFER se voit alors dans l’obligation d’accepter des démembrements de ferme pour permettre à des agriculteurs de s’installer. Cette nouvelle population a des effets positifs en territoires ruraux. On note ainsi que cela participe au retour de familles dans les campagnes, avec tout ce que cela entraîne. Étant donné que cette nouvelle population est plus jeune avec potentiellement des enfants, les écoles ré-ouvrent, les commerces aussi… Une redynamisation des campagnes qui peut aussi entraîner son lot de problématiques de cohabitation.

Une nouvelle façon de cultiver

Du fait de tous les changements effectifs comme l’économie, le changement d’orientation des consommateurs, les repreneurs se lancent vers d’autres activités. Nombreuses sont les exploitations plutôt mono-activité qui, lorsqu’elles sont re-découpées, proposent sur les mêmes surfaces un spectre plus large d’activités agricoles. En soi, c’est une très bonne chose pour la résilience alimentaire locale.

Cependant, leur modèle économique est alors à créer ex-nihilo, sans garantie ni vision pérenne. La Confédération paysanne de Dordogne estime que sur 7 exploitations maraîchères nouvelles, 5 ont fermé 2 à 3 ans après leur lancement. Cela représente plus de 70% d’échec en moins de 3 ans.

Les conséquences directes sont lourdes. Toutes les dotations sont perdues ce qui représente une perte sèche pour l’État et donc pour les candidats suivants. Les porteurs de projet sont satellisés avec une double fracture sociale. La première lorsqu’ils ont quitté leur travail, et bien souvent la ville, pour s’installer à la campagne afin d’exercer leur nouveau métier, est de devoir aller de nouveau ailleurs. Mais où ? Dans quelle(s) conditions(s) ?

Depuis plus de 5 ans, les CFA (Centre de Formation Agricole) doivent se battre pour faire entendre raison à leurs élèves. En effet, les filières maraichage ont vu débarquer une quantité folle de porteurs de projet qui voulaient recopier le modèle économique de fermes médiatisées comme celle du Bec-Hellouin. Pour les CFA et les chambres d’agriculture, ce modèle n’est pas réplicable à grande échelle. Les CFA voient seulement 1 diplômé sur 2 travailler dans l’agriculture, et seulement 1 personne sur 4 s’installer.

Les CFA enregistrent des taux records de néo-ruraux qui suivent leurs formations. Les chiffres dépassent les 75% pouvant atteindre 90% dans certaines filières. Les CFA font un travail formidable de mise en garde des projets d’installation fantaisistes qui pullulent. Ils forment les porteurs de projet, les guident pour essayer de les ramener vers des projets viables.

Ce n’est pas simple et visiblement pas suffisant puisque les personnes qui sortent de ces centres se plantent magistralement en grande majorité dans certaines filières.

En conclusion, les CFA n’ont matériellement pas le temps de former leurs élèves à un autre système de références. De leur transmettre une partie de la culture rurale nécessaire à l’exercice de leurs fonctions. L’inversion de la proportion des néo-ruraux VS cadres familiaux a été si rapide que les centres de formations n’ont pas pu trouver une solution adaptée. Avec le temps dont ils disposent, ils ne peuvent pas transmettre une culture sociale en un an.

Cela suppose une revisite complète du système de formation avec en amont un travail sur l’apprentissage de culture sociale. Le compagnonnage semble une solution possible et répondre à tous les critères sauf peut-être à ceux des porteurs de projets, pressés de s’installer…

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