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« Quand le problème de la justice, c’est la police »

En abandonnant sa fonction préventive, et en embrassant sa dimension punitive, la Police s’est engagée dans une opposition permanente avec les populations qu’elle vise pour remplir ses quotas d’arrestation et de verbalisation. Cet antagonisme incessant dessert l’intérêt général, qui gagne à ce que tout soit fait pour réduire le nombre de passage à l’acte et de récidives.

Ces dernières semaines ont été émaillées par les revendications émues des policiers face au meurtre d’un de leurs collègues et les nombreux débats politiques et sociétaux qu’elles ont engendré. Si leur sentiment d’insécurité est réel, puisque subjectif face au quotidien de leur métier, leur reproche d’une justice trop laxiste ne correspond cependant pas aux chiffres démontrant que les peines prononcées sont de plus en plus sévères pour les personnes interpellées. Céder sans conditions aux revendications émues des Policiers est un risque majeur pour la société française : celui de renforcer une logique d’obsession répressive à l’œuvre depuis plusieurs années, favorisant alors l’apparition de comportements illégaux. Décryptage d’une polarisation des débats néfaste pour la société.

Un débat politique

 Gérald Darmanin aime afficher son soutien total et inconditionnel aux forces de l’ordre. C’est sûrement pour cela qu’il a décidé Dimanche 23 Mai, au nom du ministère de l’intérieur, de déposer plainte contre Audrey Pulvar pour diffamation.

Manifestement, l’expression d’un malaise par l’adjointe à la maire de Paris, face aux revendications anti-justice de l’intersyndicale policière, a été interprétée comme une diffamation directe envers la fonction elle-même.

Les efforts dont a pourtant fait preuve l’ex-journaliste pour distinguer d’un côté son soutien aux « forces de l’ordre républicaine dont la colère est légitime », et de l’autre sa méfiance envers la tournure toute politique qu’aura prise la manifestation sous ses allures « commémorative », auront été savamment ignorés par le ministre.

Celui qui se plaît à cultiver son image de « premier flic de France » peut depuis antagoniser publiquement la représentante du PS en faisant mine de ne pas comprendre les nuances dans son discours.

Au travers d’Audrey Pulvar, il peut tenir en défaut le bord « gauche » de l’assemblée autour d’une question mythologique : « la gauche » soutient-elle ou non le « corps policier de la République », entité unitaire, impersonnelle et indivisible qui, comme chacun sait, n’a jamais perpétué aucune violence raciste, sexiste ou structurelle ?

Grâce à cette conception erronée de la police (qui se la figure comme absolument irréprochable), le ministre peut accuser de diffamation celles et ceux qui osent exprimer publiquement leur désaccord avec les dérives et dangers qui émanent des mouvements policiers.

Au-delà de la gravité d’une telle répression du désaccord, et même au-delà du jeu politico-médiatique mené par Gérald Darmanin (passé maître en « bad buzz »), le plus déplorable dans cette histoire c’est que les forces en jeu que sont la police, la criminalité, la justice et l’intérêt général sont à tour de rôle caricaturées, mal comprises, et figées en contradictions floues entre des idées abstraites.

Ceci au moment même où leur imbrication très réelle, dynamique et complexe culmine en des tensions structurelles qui risquent aujourd’hui de faire trembler toute notre organisation politique.

Alors, plutôt que de nous attarder sur ces broutilles politiciennes, faites de tweets, de menaces juridiques et d’entretiens à l’amiable, cette situation ne mérite-t-elle pas plutôt d’être saisie en fonction des pratiques d’organisations qui la rendent effectivement très compliquée ?

Que veut la police ?

Suite au meurtre d’Eric Masson, policier en fonction à Avignon, une « marche citoyenne » est programmée pour le 19 Mai par les différents syndicaux policiers. Ces derniers se réunissent après la manifestation et se mettent alors d’accord sur l’ensemble des revendications portées auprès de l’Etat, représentatives des intérêts actuels de la fonction policière. Sur le communiqué de presse intersyndical du 21 Mai se trouvent l’essentiel des revendications.

D’abord, les policiers demandent au gouvernement de renforcer et de radicaliser le système des sanctions contre les personnes interpellées par la police :

« Une réponse pénale rapide, dissuasive et des peines minimales sont nécessaires pour lutter contre la récidive et garantir la paix publique. […] La certitude de la sanction et son application rapide doivent permettre de lutter plus efficacement contre la réitération des infractions, notamment pour les mineurs. ».

Ils demandent ensuite au gouvernement d’abandonner le projet de loi « pour la confiance dans l’institution judiciaire », porté par Eric Dupond-Moretti. Cet amendement qui prévoit la possibilité (et non l’obligation, contrairement à ce que suggère le communiqué) que l’avocat de la défense soit présent en cas de perquisition est jugé « intolérable » par l’intersyndicale et « emblématique de la dérive de notre procédure pénale, sans cesse plus complexe au détriment de l’efficacité des investigations et donc des victimes. ».

La dernière revendication, que la police partage avec les autres métiers de la fonction publique, est celle d’une augmentation de leurs effectifs et de leurs moyens matériels.

« Les services de police et l’ensemble de la chaîne pénale doivent bénéficier d’urgence de nouveaux moyens humains et matériels garantis par une programmation budgétaire pluriannuelle. ».

Au final, la manifestation du 19 Mai se résume donc à exiger trois choses de l’Etat : plus de moyens pour réaliser la mission qui leur est donnée, des garanties que les interpellations policières réalisées dans ce cadre soient rapidement suivies de sanctions juridique, et le maintien de la distance entre « le terrain » (les interventions policières) et « le procédural » (leur encadrement juridique).

Pourquoi « le problème de la police, c’est la justice » ?

De ce que nous venons de dire, il est apparent que « la justice » est attaquée doublement par les revendications de la police. Mais ce qui est en fait attaqué, ce n’est pas tant l’ensemble organisé des travailleurs qui veillent à l’application des lois (dont la police fait partie), mais plutôt une partie de ces travailleurs, ceux qui veillent à l’application du droit pénal et juridique.

Ceux qui appliquent le droit pénal sont jugés comme « laxistes » par les policiers ; ceux qui participent au développement du droit juridique sont accusés de complicité avec les criminels, en autorisant leurs avocats d’assister aux perquisitions.

De ce point de vue, le problème de la police n’est pas tant la justice que le sentiment que les criminels ne subissent pas les sanctions qu’ils méritent, et que le développement de leurs droits juridiques fait obstacle au processus qui est censé les pénaliser.

Pourtant, ce sentiment ne correspond pas aux chiffres. C’est ce que rappelle le communiqué de presse de l’Union Syndicale des Magistrats, qui répond aux accusations venues des policiers.

« Les forces de l’ordre sont trop souvent la cible d’agressions, voire perdent la vie dans l’exercice de leurs fonctions, ce qui reste toujours inadmissible. » reconnaissent-ils d’abord. Néanmoins, « ce constat déplorable ne résulte pas d’un prétendu laxisme de la justice : les statistiques démontrent que les peines prononcées sont de plus en plus sévères, le taux de réponse pénale est particulièrement élevé et le nombre de personnes détenues a progressé de 60% en 20 ans. ».

Pour les plus curieux, ces chiffres sont confirmés par les statistiques mensuelles de l’incarcération que fournit le ministère de la Justice.

Ce « laxisme » est donc une impression qu’ont les policiers plutôt qu’une réalité mesurable. Et cette impression s’explique par la façon dont les policiers vivent leur métier. L’interpellation de délinquants ou de criminels est une épreuve sociale et physique, qui est source de risques, de stress et de traumatismes. Ces risques sont pris pour faire cesser des délits ou des crimes, ces actes jugés contraire aux droits des personnes et à l’intérêt général.

Pourtant, c’est seulement la justice qui détermine les dommages causés par le délit ou le crime, et établit des sanctions pénales à la mesure de ces dommages. Alors pour les policiers qui sont sur le terrain, la tentation est grande, suite à des expériences où leur vie a été mise en danger, de punir directement les délinquants ou criminels, sans passer par le cadre de la justice.

Or, la justice, lorsqu’elle établit les peines, le fait en ayant en vue l’intérêt général et le droit des personnes ; c’est pourquoi s’ajoute à la sanction du délit ou du crime, des dispositifs d’accompagnement psychologiques, sociaux ou comportementaux, qui visent à réduire le risque de récidive de la part des condamnés.

Ces dispositifs sont eux aussi souvent accusés d’incarner le « laxisme » de la justice. C’est ainsi que le fonctionnement des réductions de peines, qui consiste à récompenser les détenus montrant des comportements exemplaires, est souvent critiqué. Pourtant, les sorties de prison sans aucun soutien social ou psychologique sont fortement liées à d’avantages de récidives, phénomène abondamment sourcé et exploré par cet article de France Info.

En mars 2020, la France atteignait un taux de détention inégalé depuis le XIXe siècle, avec 72 400 personnes détenues dans ses prisons. Chutant drastiquement à la faveur des mesures exceptionnelles prise en raison de la crise sanitaire, la courbe de la population carcérale a remonté régulièrement à partir de juillet 2020. Au mépris du principe de l’encellulement individuel et de la dignité des personnes, on compte début 2021 plus de 7500 personnes en « surnombre », ne serait-ce que par rapport au nombre de places. Conséquence du mécanisme de sur-incarcération, près de 700 personnes dorment sur un matelas au sol et 61 maisons d’arrêt (ou quartiers « maison d’arrêt ») connaissent un taux d’occupation de plus de 120%. Source

Quand le problème de la justice, c’est la police.

Nous avons pour notre part, à La Relève et La Peste, exploré dans un autre article l’histoire récente de l’institution policière. Celle-ci, au milieu des années 2000 et sous le mandat Sarkozy, renonce en grande partie à sa fonction préventive (incarnée par ce qui était alors appelé « police de proximité ») et met l’accent sur sa fonction punitive, incarnée par la Brigade Anti-Criminelle (BAC).

Depuis, la relation entre les policiers et les banlieues, où la marginalisation sociale (souvent raciste) et la forte précarité facilitent les activités délictueuses et/ou criminelles, n’a fait que se tendre.

Le témoignage d’Akhenaton à ce titre est éclairant ; ayant été lui-même un jeune de cité accompagné par la police, il se souvient que « la police de proximité connaissait les gens, les agents savaient qui ils contrôlaient. Aujourd’hui, ça se fait au faciès avec un tutoiement et parfois brutalité. ».

Lire aussi : Derrière les violences policières, une institution au service du capitalisme financier

Le résultat est que les relations de respect et de reconnaissance que pouvaient tisser les policiers de proximité avec les personnes des banlieues, irascibles et/ou désabusées ont progressivement disparues. L’état du jour est celui où des policiers, devant remplir des quotas d’arrestation, font face à ce même type de personne, et les prennent pour suspects.

S’estimant alors entièrement abandonnés à eux-mêmes, antagonisés par les fonctionnaires de l’Etat dans un monde brutal et impitoyable, l’interaction avec la police se fait constamment sur le mode de l’échange violent et perdu d’avance. Pour eux, la police ne cherche qu’à les punir, qu’à les sanctionner.

En retour, les fonctionnaires se retrouvent à exercer leur métier dans un environnement qui leur est de plus en plus hostile. Conformément aux réformes « Sarkozystes » de leur institution, la seule réponse qu’ils parviennent à concevoir contre cette montée d’hostilité est d’augmenter et d’intensifier les procédés pénaux. Ils espérent pouvoir ainsi dissuader les passages à l’acte.

C’est uniquement dans ce cadre que la justice est vue comme un problème : ses procédés pénaux sont jugés trop faibles par la police, trop « laxistes » pour dissuader le crime ou le délit par la peur.

C’est que, nous l’avons vu, la méthode la plus efficace aujourd’hui retenue par la justice pour dissuader de la récidive, c’est de redonner espoir en une autre vie, c’est de permettre un changement de trajectoire pour celui ou celle qui a été condamné(e).

La sanction pénale est coordonnée avec l’accompagnement social, et ce au nom de l’intérêt général. Or, encore une fois, c’est cette coordination qui a été abandonnée par l’institution policière lorsqu’elle a mis de côté sa mission préventive. De ce point de vue, c’est la police qui pose problème à la justice, et par extension, à l’intérêt général. Par son obsession répressive, elle favorise l’apparition de comportements illégaux.

En antagonisant systématiquement les environnements sociaux à fort taux de délinquance et de criminalité, et en ne prenant jamais le temps de donner aux habitants de ces environnements l’envie de ne pas reproduire ces comportements-là, elle crée des damnés pour le système pénal.

Ainsi peut-on mieux comprendre tout l’enjeu de cette phrase de l’Union Syndicale des Magistrats adressée aux policiers dans leur communiqué : « L’émotion légitime ne doit pas conduire à une surenchère répressive, dont l’efficacité n’est pas démontrée. ».

Au final, nous avons bien affaire à une montée en difficulté et en risques des conditions de travail de la Police. Toutefois, celle-ci est alimentée par la forme que cette institution a prise depuis les quinze dernières années.

En abandonnant sa fonction préventive, et en embrassant sa dimension punitive, la Police s’est engagée dans une opposition permanente avec les populations qu’elle vise pour remplir ses quotas d’arrestation et de verbalisation.

Cet antagonisme incessant dessert l’intérêt général, qui gagne à ce que tout soit fait pour réduire le nombre de passage à l’acte et de récidives. Or, la logique de l’antagonisme pousse au contraire ceux qui s’opposent aux policiers à faire précisément ce que ces derniers sanctionnent.

Pour l’heure, il n’y a pas d’issue facile à ce problème. Sa résolution est pourtant essentielle pour traiter des questions d’impunité des violences policières et des pratiques historiquement racistes et/ou sexistes de certaines sections de la Police Française.

Pour autant, il est certain que l’interprétation que fait aujourd’hui Gérald Darmanin des revendications policières, selon laquelle il s’agit simplement pour eux de dire que la justice manque de moyens, efface le problème.

Si des moyens sont aujourd’hui dégagés pour la police et pour la justice, cela ne fera que renforcer les capacités des policiers à arrêter ceux dont ils attendent le crime ou le délit, et la capacité des juges à envoyer ces pré-damnés en prisons. Cela ne réduira pas les passages à l’acte, ni les probabilités de récidive.

Pierre Boccon-Gibod

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