De nos jours, il est rare d’entrer dans un magasin sans qu’une musique d’ambiance y tapisse le fond sonore. À la télévision, chaque microseconde de blanc est recouverte d’un jingle ou d’applaudissements du public. Et de nombreuses personnes continuent de s’infliger un bruit constant lorsqu’ils sont seuls. Le silence permet pourtant d’accéder à un ressourcement synonyme de sérénité. Un décryptage de Thomas Ribaud.
Le bruit nous pousse à la consommation
Les enceintes crachent une musique criarde. Des pubs défilent sur grand écran. Des néons s’illuminent. Pour peu que la luminosité baisse, on se croirait en boîte de nuit. JD Sports déploie ses rayons de chaussures et de vêtements dits « sportswear », à Châtelet, dans le premier arrondissement de Paris. L’impressionnant volume sonore semble faire partie du décor.
« Je le trouve trop élevé », déplore Sandra, venue faire du shopping avec sa fille Lola. « C’est un peu fort, certes, mais c’est sympa », rétorque cette dernière.
JD Sports vise un public jeune. La musique contribue à son identité. Elle participe aux dispositifs d’appartenance et de confiance des consommateurs.
« C’est une signature commerciale de plus en plus importante, constate Rodolphe Bonnasse, expert de la consommation, pour La Relève et La Peste. Il s’agit de rendre votre esprit le plus léger possible, pour que vous soyez ouvert à la découverte et donc à l’achat imprévu. »
Le silence revêt, au contraire, les notions de réflexion et de raison qui rendent les comportements plus raisonnés.
« Il n’y a pas de fond sonore ni d’écran plat chez le médecin, car on présuppose que pour qu’il y ait une écoute de qualité, il ne faut aucun stimulis extérieur, souligne Stéphane Breton, hypnothérapeute et co-auteur de l’ouvrage collectif « Penser le silence », aux éditions de l’Aube.
On peut donc supposer que là où il y a du bruit, des odeurs et des images, on ne cherche pas à vous écouter mais à déstabiliser votre équilibre sensoriel pour vous faire acheter. »
Par ailleurs, les partitions lentes servent à garder les clients le plus longtemps possible, là où les plus rapides cherchent à les presser, notamment dans les supermarchés bondés. Dans les restaurants, bars et cafés, les signatures sonores servent également à influer sur le comportement des consommateurs.
« Un soir festif, si vous mettez une musique qui bouge, les gens sont intenables, confie Mathieu, responsable du café Benjamin, rue de Rivoli, à Paris, pour La Relève et La peste. Lorsque l’on met un fond sonore plus calme, ils parlent plus discrètement. » Il passe un rapide coup d’éponge sur son plan de travail. « La musique est devenue indispensable. »
En son absence, le gérant considère que le silence oppresse ses clients. « Ils se mettent à parler tout doucement pour éviter que les autres n’entendent. »
« Il y a quelques décennies, les magasins et cafés ne recouvraient pas leurs atmosphères de musique, et le silence ne gênait personne, se rappelle Stéphane Breton pour La Relève et La Peste. De nos jours, la société présuppose que l’on n’a pas envie de s’entendre, que l’on n’est pas capable de partager quelque chose avec notre voisin. »
À défaut de construire des murs entre chacun, les espaces commerciaux font crier les enceintes.
Dans les médias, l’impératif d’audiences entraîne le bruit
Éric, lui, essaie de faire crier le public de l’émission Quotidien. « Quand je hurle “wouhouuu“, faites comme moi. Ce soir, vous êtes des acteurs ! » Dans le premier talk-show de France, le rôle du chauffeur de salle est d’entraîner ces dizaines d’anonymes à faire du bruit.
Des JT en passant par les chaînes d’information en continu, les matinales, les émissions de divertissement ou de débats, la peur est la même. Celle du grand vide : le silence. Tout est bon pour l’éviter, des applaudissements et cris du public aux farandoles de jingles, en passant par un flot de parole ininterrompu.
« On a toujours intégré ce besoin de couvrir le moindre blanc. Une seule seconde de silence semble interminable dans nos esprits. Lorsque cela arrive, c’est que quelqu’un s’est loupé », rapporte Sébastien Thomas, présentateur du journal météo climat de France 2, pour La Relève et La Peste.
Nicolas Grébert, rédacteur en chef au sein de la radio France info, considère le silence comme un « ennemi » de l’antenne. « S’il n’y a pas de son, l’auditeur s’en va. »
Un invité peut-il se permettre de réfléchir quatre secondes avant de répondre à une question ? « Quatre secondes, c’est long, souffle-t-il. Le journaliste cherchera sûrement à meubler en ajoutant : “Prenez votre temps“. » Tout en pensant l’exact contraire…
« Cette hostilité au silence montre le besoin de toujours saturer l’espace auditif, cognitif et visuel de chacun d’entre nous. Il faut occuper l’espace, sinon on va tous mourir », décortique Stéphane Breton pour La Relève et La Peste.
« De nos jours, un téléspectateur peut allumer la télévision, mais faire autre chose. Les jingles sont là pour capter son attention », estime un présentateur d’une éminente chaîne d’information en continu.
En 2004, Patrick Le Lay, alors PDG de TF1, suscite la polémique en justifiant le modèle économique de la chaîne, basé sur de fortes audiences rentables grâce aux séquences de publicité : « Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible. »
Le philosophe Michel Puech, co-auteur du livre « La parole et le silence », aux éditions Milan, déplore : « Faire de l’audience, cela signifie faire du bruit, du buzz, se faire entendre. C’est le contraire du silence. Quand on est pris pour une audience, on est pris pour un con. »
Le silence a pourtant des vertus. Nathalie Darrigran, directrice générale de la société Together média, produit les émissions de télévision C Politique et C ce soir, sur France 5. Ces programmes ont la particularité d’accueillir quelques brefs instants de silence, de ne pas charger le temps d’antenne d’artifices bruyants.
Elle raconte ces séquences dans lesquelles elle voit « la pensée se dérouler », le temps de quelques secondes de blanc. « Sur la majorité des plateaux, le bruit ambiant empêche toute nuance, et contribue à mettre en scène des points de vue opposés sans écoute mutuelle », estime-t-elle pour La Relève et La Peste.
« Parfois les gens ont besoin de se taire avant de parler, constate Sébastien Thomas. Nous autres journalistes ne devrions pas craindre ce silence mais le révérer, même si dans l’oreillette on nous dit qu’il ne reste que 30 secondes », considère le présentateur du journal météo climat de France 2.
Le programme C ce soir a la particularité d’accueillir quelques brefs instants de silence
Le bruit pour couvrir une angoisse existentielle
Si les marques et médias imposent un bruit permanent, de nombreuses personnes s’infligent d’eux-mêmes la présence constante d’un fond sonore. Quand Sarah, 24 ans, est seule chez elle, il y a toujours du bruit. Musique, podcast, bruit blanc ou série : c’est selon les humeurs.
« Je finis par en avoir mal au crâne… Mais je ne peux pas arrêter, c’est addictif. Parfois, je dois m’occuper de choses stressantes. Alors je mets une vidéo Youtube. Et je me rends compte que je n’écoute absolument pas… J’ai juste besoin d’un fond sonore », expose-t-elle pour La Relève et La Peste.
« Sans musique, il n’y a aucun bruit, c’est triste », corrobore Julien, 19 ans. Si de nombreuses personnes interrogées partagent ce constat à divers degrés, aucun d’entre eux ne sait pourquoi ils ont tant besoin de couvrir le silence lorsqu’ils sont seuls. « Je n’y ai jamais réfléchi », admet Amine, 24 ans.
L’auto-saturation de bruits et d’images est, d’après Stéphane Breton, le symptôme d’une angoisse existentielle. « Une peur de s’écouter, de découvrir une partie inconnue de nous-même. »
« Le silence est la preuve de l’absence d’altérité : la voix de l’autre est inexistante. Les gens qui ont du mal à accepter cette solitude utilisent le bruit comme une sorte de pansement », analyse Ralph Sibony pour La Relève et La Peste.
Pour le psychologue, notre fuite du silence est également liée à l’actuel recul des religions. « Dieu a longtemps constitué l’altérité radicale absolue. Il en va de même pour les grandes idéologies, aujourd’hui disparues. »
Sans collectif ni croyance divine, l’individu est livré à lui-même face au silence, à tel point que ce dernier finit par entraîner un sentiment de solitude voire une peur de la mort.
En cuisine, Martin met toujours un son, « si possible utile », comme un podcast. L’injonction productiviste de notre société constitue également un obstacle au silence, d’après Stéphane Breton.
« Toute notre éducation part du principe qu’il faut s’extérioriser : chacun a une fonction à remplir, dans le but de “conquérir“ la société. » Même seuls, nous aurions donc tendance à opter pour des activités qui ont de la valeur en termes de représentation sociale.
« Le silence, en tant que relation d’intimité avec soi-même, n’est pas vendeur en société. Nous oublions que pour être serein à l’extérieur, il faut une perception intérieure de soi. »
Le smartphone doit aussi son succès à la peur du silence – Crédit : Dima Berlin / iStock
Les bienfaits du silence
Par ailleurs, l’humain est naturellement attiré vers ce qui lui apporte une satisfaction immédiate, à l’image des smartphones, ordinateurs et télévisions.
« Nous sommes de plus en plus dépendants de ces moyens technologiques, à tel point que le vide et le silence nous angoissent », considère Catherine Audibert, elle aussi psychologue, auprès de La Relève et La Peste.
Cette fuite perpétuelle du silence n’est pas sans conséquence sur la santé.
« Le cerveau, comme tous les organes, est un système qui a besoin de passer de phases d’activité à des phases de réparation. Le silence y est parfaitement adapté », explique Michel Le Van Quyen, directeur de recherche à l’Inserm, pour La Relève et La Peste.
Ses bienfaits se mesurent sur notre santé mentale et cardiovasculaire, ainsi que sur notre système nerveux. À l’inverse, la sur-stimulation sensorielle impacte notre fonctionnement cérébral, avec notamment des troubles du sommeil et de l’attention.
Avoir plaisir à écouter des sons n’est pas mal en soi. C’est lorsque l’on comble compulsivement le silence que nous passons à côté de quelque chose. À côté d’une « richesse immense », d’après Cristina Noacco, maître de conférences à l’Université de Toulouse Jean Jaurès et autrice de « La force du silence : petites notes sur le bruissement du monde », aux éditions Transboreal.
« Le silence nous met en relation avec les grands mystères de la vie et de l’éternité. Qu’y avait-il avant nous ? Qu’y aura-t-il après nous ? Ces questions existentielles ne devraient pas être source d’angoisse mais d’apaisement. »
Comment retrouver une culture du silence ? « Notre cerveau n’a pas évolué depuis la préhistoire. Nous n’avons pas encore appris à composer avec l’abondance, analyse Michel Puech pour La Relève et La Peste. Personne n’est obligé de manger trop gras ou trop sucré, mais c’est tellement facile d’y céder. Nous cherchons donc à mieux gérer l’abondance alimentaire. Il faut faire de même pour le trop-plein de connexions et de sollicitations numériques. »
Et cela passe par l’éducation : « Chacun doit se donner des objectifs, se fixer des instants de silence à l’école ou à la maison. Par exemple : ne pas dîner avec la télévision », estime le philosophe.
« Et faire de l’ordre dans nos pensées, car le premier bruit est le bourdonnement de songes qui ne nous permet pas de savourer le silence », ajoute Cristina Noacco. C’est exactement le cas de Sarah : « Le silence et l’ennui m’insupportent. Je pense très vite à mes problèmes, à ma “to do list” ou à ma journée de travail. »
Comment la jeune femme peut-elle s’y prendre pour mieux appréhender le silence ? « C’est comme quelqu’un qui court pour la première fois : les premiers kilomètres sont durs, et une fois qu’on est habitué, on commence à apercevoir autre chose », répond Stéphane Breton.
Pour Monique de Kermadec, psychanalyste, cette crainte peut être dépassée, à condition d’un apprentissage du silence par la pratique du yoga, de la méditation ou à l’aide de sa propre méthode.
« On finit par le vivre non plus comme une menace mais comme une liberté, source de créativité, de tranquillité et de ressourcement. »Vous aussi, le calme d’une balade en forêt vous procure un bien fou ? Attention : il ne faut pas pour autant cantonner le silence à ces moments de respiration.
« Il est important d’apprendre à s’adonner au silence indépendamment de tout facteur extérieur, préconise Michel Puech. Sinon, le calme d’un espace naturel devient l’équivalent d’un médicament pour se sentir bien.
Même en ville, quand on se demande quel est notre programme de la journée, ne rien faire est souvent un bon scénario. »
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