Une haute fonctionnaire « mise à disposition » d’un lobby privé ? L’affaire paraît impossible ; elle est pourtant bien réelle. Alors que l’Union européenne renégocie le cadre général de contrôle des flottes de pêche, les associations BLOOM et Anticor alertent sur une prise illégale d’intérêts qui pourrait jouer en défaveur de l’environnement.
Dans le petit monde des ONG, Anne-France Mattlet est ce qu’on appelle une « transfuge » : diplômée de l’École nationale de la sécurité et de l’administration de la mer, cette haute fonctionnaire a travaillé de 2016 à 2020 à la Direction des pêches maritimes et de l’aquaculture (DPMA), avant d’être recrutée, en avril dernier, par Europêche, le lobby européen des industriels de la pêche dans lequel elle a pris la tête du « groupe thon ».
Or, jusqu’en mars dernier, Anne-France Mattlet représentait également la France à la Commission des thons de l’océan Indien (CTOI), une organisation intergouvernementale où elle devait négocier les accords de pêche entre la France et l’Afrique et résoudre leurs problèmes d’application.
En partant dans le privé, la haute fonctionnaire emportait donc avec elle « l’intelligence des services publics, soit : la cartographie des acteurs, la connaissance des dossiers confidentiels, des plans d’action stratégiques et des litiges en cours », détaille Claire Nouvian, fondatrice de l’association BLOOM France à l’origine de ces révélations.
En poste jusqu’en 2020, débauchée en 2022, Anne-France Mattlet n’a pas respecté la loi qui impose à tout fonctionnaire un délai minimal de trois ans avant de rejoindre une entité privée du domaine dont il avait la charge dans son administration. À ce titre, elle pourrait s’être rendue coupable de prise illégale d’intérêt, un délit passible de cinq ans d’emprisonnement.
Une procédure d’infraction contre la France
Ce n’est pas tout. Selon France Info, la commission de déontologie du ministère des Armées aurait approuvé, par un décret d’avril 2022, le départ de sa fonctionnaire au motif qu’Europêche assurerait des « missions d’intérêt général ». Pire encore, Anne-France Mattlet n’aurait pas été recrutée, mais « mise à disposition » des lobbies par l’administration publique, et ce pour une durée d’un an.
Mais pourquoi l’État français irait-il jusqu’à « prêter » l’un de ses hauts fonctionnaires à des acteurs privés ? La réponse se trouve à Bruxelles.
En juin 2021, la Commission européenne a ouvert une procédure d’infraction contre la France pour défaut de contrôle de sa flotte de pêche internationale. Bruxelles reproche en substance à Paris de n’avoir pas respecté, pour le thon, la marge de 10 % de tolérance par espèce capturée.
Introduite en 2009, cette règle exige que tous les navires européens estiment, au moment de la capture et du débarquement, les quantités de chaque espèce de poisson pêchée, avec une marge de tolérance de 10 %. Essentiels dans la lutte contre la surpêche, ces chiffres permettent ensuite aux scientifiques d’évaluer l’état des stocks halieutiques, et à l’Union européenne de réguler les pêcheries.
Dans une circulaire de 2015, la France a cependant décidé d’appliquer cette marge de 10 % non pas à chaque espèce de thon, mais à la totalité des espèces pêchées. Cette légère dérogation permet à la dizaine de navires thoniers français – qui capturent 100 000 tonnes de thon par an – de sous-déclarer une espèce rare comme le thon albacore, tout en sur-déclarant les autres.
Deux espèces surpêchées en 2022
C’est ici qu’Anne-France Mattlet entre en jeu. Chez Europêche, la haute fonctionnaire s’est vu assigner la tâche de négocier, auprès de la Commission, une hausse de cette fameuse marge de tolérance pour les thoniers européens, qui espèrent pouvoir capturer 50 % de poissons supplémentaires.
Si la France obtient cette augmentation, explique BLOOM dans un rapport, « d’une part, elle sera en mesure de tuer dans l’œuf la procédure judiciaire initiée à son encontre par la Commission européenne et d’éviter une condamnation, et d’autre part, elle pourra légitimer des années d’abus tout en institutionnalisant la destruction des écosystèmes marins d’Afrique ».
D’après BLOOM, deux des trois espèces de thons ciblées par les navires européens dans l’océan Indien – thon albacore et thon obèse – sont considérées comme « surpêchées » en 2022. « La troisième (la bonite), ajoute l’association, est quant à elle pêchée à un niveau jamais atteint. »
Pour rapporter des quantités toujours plus élevées de thon – le poisson le plus consommé en France, 4 kilos par an et par habitant –, les navires européens utilisent la technique de la senne tournante : les poissons sont attirés à l’aide de dispositifs concentrateurs (DCP), puis siphonnés par un filet circulaire, une « nasse coulissante » qui capture tous les animaux marins sans distinction.
« Cette méthode de pêche génère de très nombreux rejets et un véritable massacre du vivant, écrit BLOOM. Des espèces vulnérables et fragiles — telles que les raies mantas ou les requins soyeux et longimanes — sont ainsi anéanties par centaines de milliers de kilos chaque année. »
Sans parler des thons juvéniles, qui représenteraient « 97 % des thons albacores capturés sous DCP par la flottille européenne de senneurs dans l’océan Indien, entre 2015 et 2019 ».
« Juguler la toute-puissance des lobbies »
À la suite de ces révélations, l’association de lutte contre la corruption Anticor a saisi le Parquet national financier. De son côté, BLOOM a annoncé avoir déposé « une plainte officielle » auprès du registre de transparence de l’Union européenne « contre le lobby français du thon Orthongel et le lobby européen de la pêche industrielle Europêche ».
« Forts de l’impunité totale dont ils jouissent depuis des décennies, les lobbies ont tant pris leurs aises qu’ils finissent par oublier que ce maillage incestueux entre privé et public est totalement illégal, conclut Claire Nouvian. À nous de juguler la toute-puissance des lobbies industriels et la corruption institutionnelle à l’œuvre ! »
Crédit photo couv – Théo Rouby AFP
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