En Bretagne, le monde de l’agro-industrie bénéficie décidément d’une drôle d’impunité. Fin mars 2021, les intimidations à l’encontre de Morgan Large ont pris une tournure grave. Après les insultes, les menaces, et les coups de fil anonymes au milieu de la nuit, la journaliste locale de Radio Kreizh Breizh a découvert les roues de sa voiture déboulonnées. Un acte malveillant qui aurait pu mettre ses jours en danger lorsqu’elle a conduit plusieurs jours sans boulons, avec sa fille dans la voiture, à son insu. Les raisons de cet acharnement : ses enquêtes sur les dérives de l’agriculture industrielle en Bretagne. Malgré ces faits alarmants, le Ministère de l’Intérieur lui a refusé une protection rapprochée. Pas de quoi décourager la bretonne, qui compte bien poursuivre ses enquêtes, avec le soutien de ses collègues et de la population.
L’escalade de la violence
Les intimidations directes sur Morgan Large, journaliste pour la radio locale Kreizh Breizh (RKB) à Rostrenen dans les Côtes-d’Armor, ont commencé suite à la diffusion mi-novembre du documentaire « Bretagne, une terre sacrifiée » sur France 5, réalisé par Aude Rouaux et Marie Garreau de Labarre, qui analyse les conséquences délétères sur l’environnement et la santé du modèle breton d’agriculture industrielle.
Fine connaisseuse de sa Région et des impacts néfastes du modèle agro-industriel, Morgan Large y intervient en qualité de témoin pour dénoncer les politiques nationales et l’agro-industrie, et non directement les agriculteurs bretons dont elle connaît la position délicate, « pris en étaux dans un modèle social très violent ».
Pourtant, dès la diffusion du documentaire, Morgan Large a été la cible d’invectives virulentes et de messages menaçants sur les réseaux sociaux : « faudra pas s’étonner si on vient chez vous… »
La petite radio associative dans laquelle elle travaille, qui a très peu de moyens, a également été la cible de ces agresseurs : les portes de leurs deux locaux ont été très abîmées lors d’une tentative d’intrusion qui n’a pas abouti.
Un jour où elle était en déplacement, des individus ont ouvert la porte de l’enclos de ses animaux pour qu’ils s’enfuient sur la route. Sa fille adolescente a dû aller les récupérer. En janvier 2021, sa chienne a été intoxiquée, et s’en est heureusement sortie. Morgan reçoit régulièrement des appels anonymes la nuit, vers 1h du matin.
Mais les choses ont pris une tournure vraiment dangereuse lorsqu’elle s’est aperçue que deux boulons de sa voiture avaient été enlevés à son insu, et qu’elle avait conduit ainsi plusieurs jours durant, parfois avec sa fille dans la voiture.
« Encore aujourd’hui, je reçois souvent des appels anonymes la nuit vers 1h du matin… Tout le monde connaît mon adresse. Lors du dernier souci en date, fin mars 2021, je pensais que les choses s’étaient tassées et que c’était fini. Je travaillais sur un début d’enquête : j’avais juste passé quelques coups de fils. Je suis rentrée chez moi entre midi et deux, et j’ai découvert le gros boulon de roue par terre, et je me suis dit « là ça craint ». C’est mon voisin qui a retrouvé l’autre quelques jours avant. J’ai appelé mon garagiste qui m’a confirmé qu’on ne perd pas deux boulons de cette façon. J’ai roulé 4 jours comme ça, sur plus de 250 km. » raconte Morgan Large pour La Relève et La Peste
A la suite du sabotage sur sa voiture, trois plaintes contre X ont été déposées par Morgan elle-même, le SNJ (Syndicat National des journalistes) et Reporters Sans Frontières (RSF). Une information judiciaire a été ouverte (le 22 avril) par le procureur de la république de Saint-Brieuc pour « destruction, dégradation ou détérioration d’un bien appartenant à autrui par l’effet de tout moyen de nature à créer un danger pour les personnes », « entrave concertée à la liberté d’expression », ainsi que « destruction, dégradation ou détérioration volontaire d’un bien appartenant à autrui dont il ne résulte qu’un dommage léger ».
L’impunité du monde agro-industriel
Si cet acte de sabotage n’est que le dernier d’une longue série, il montre qu’un seuil a été franchi dans la malveillance, ainsi que l’indique RSF. Depuis quelques années, les journalistes qui mènent des enquêtes sur les dérives de l’agro-industrie et leurs sévères conséquences sociales et environnementales font face à une omerta bien rodée et des pressions de plus en plus fortes.
Les menaces et messages anonymes, actes de sabotage, retraits de subventions publiques pour certains médias locaux sont autant d’intimidations au service d’intérêts économiques privés en désaccord avec les objectifs sociaux et écologiques du XXIème siècle.
La journaliste Inès Léraud avait ainsi fait l’objet de multiples pressions, notamment après son enquête sur les algues vertes, et de plusieurs plaintes assimilables à des procédures-bâillons qui ont toutes été abandonnées les veilles des procès, prouvant par-là leur caractère dissuasif plutôt que leur bien-fondé.
« On décrédibilise le journaliste sur des positions écologistes qu’il pourrait défendre, mais il faut être clair. Mon métier, c’est journaliste. Ensuite je défends, comme tout le monde le devrait, la planète et l’environnement. Je ne vois pas en quoi ça viendrait amoindrir ou dénaturer mon travail de journaliste. Je suis d’abord journaliste pour rendre compte d’enjeux autour d’un territoire et créer du débat. Il y a quelque chose qui me dérange beaucoup, c’est quand on nous minimise à une forme d’idéologie. Car nos enquêtes n’ont rien d’idéologique, on est dans du factuel. Je suis depuis des années les malades des pesticides en Bretagne, les combats des associations environnementales, le scandale des algues vertes… comment peut-on ramener ces gens qui s’intéressent à ces sujets à de l’idéologie ? On est dans du factuel, c’est très concret dans le quotidien des gens. » détaille Morgan Large pour La Relève et La Peste
Pour l’heure, loin de balayer devant leur porte, les syndicats de l’agro-industrie restent campés sur des positions de victimisation, et n’assument pas le manque de transparence qu’ils entretiennent parfois, à rebours des attentes sociétales.
La cellule Déméter, aussi connue pour être « le bras armé de la FNSEA », est un signal fort du manque de volonté d’instaurer transparence et échange démocratique des problématiques rencontrées avec les citoyens, car elles sont nombreuses, pour assurer une transition agroécologique à l’échelle d’un territoire comme la Bretagne.
Sous prétexte de lutter contre « l’agribashing », la cellule Déméter veut empêcher les intrusions dans les élevages et les abattoirs des lanceurs d’alertes. Avec cette décision, le gouvernement occulte le vrai débat : la nécessité vitale de changer de modèle agricole.
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« Après un échange avec un agriculteur dans les Côtes-d’Armor, une journaliste s’est vu imposer par des gendarmes de supprimer l’enregistrement qu’elle avait réalisé, en dehors semble-t-il de toute procédure judiciaire. Cette voie de fait doit être reliée à la cellule Demeter de « suivi des atteintes au monde agricole » du ministère de l’Intérieur et au brouillage qu’elle introduit entre interventions de la police et défense des intérêts des agriculteurs, entre critique de l’agro-industrie et atteintes aux exploitations agricoles. Ce cas illustre une nouvelle fois la nécessité de dissoudre cette cellule, qui a déjà montré les dangers de faire participer les syndicats agricoles Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) et Jeunes Agriculteurs aux missions publiques de renseignement et de police. » explique La Ligue des droits de l’Homme
Pour l’heure, la cellule Déméter a encore de beaux jours devant elle, les sénateurs venant de faire passer un amendement punissant de 3 ans de prison les lanceurs d’alerte dans les élevages dans la loi Sécurité Globale. Et ce, alors que 130 chercheurs et chercheuses avaient lancé l’an dernier un appel pour défendre les lanceurs d’alerte récoltant plus de 160.000 signatures. Ils n’ont jamais été écoutés.
La population bretonne ne s’y est d’ailleurs pas trompée, et une grande manifestation de soutien, rassemblant plus de 500 personnes, a eu lieu début avril pour soutenir la journaliste Morgan Large et défendre la liberté d’informer.
La ruralité en conflit
Les journalistes et les lanceurs d’alerte ne sont pas les seuls à subir la domination de l’agro-industrie dans les campagnes. En première ligne, les habitants des petites communes bretonnes sont directement impactés par la montée en puissance des conflits territoriaux.
« On peut dire que la situation n’évolue pas positivement pour la simple et bonne raison qu’il n’y a pas de dialogue. On est sur des mondes complètement étanches avec les dirigeants de l’agroalimentaire qui sont de plus en plus en train de se dire qu’ils n’ont pas besoin de la société civile, qu’ils ont besoin d’exploiter toute la campagne, et donc pas besoin de riverains. A force, ça aboutit à la violence. » analyse Morgan Large pour La Relève et La Peste
Début 2021, Franck Le Meaux, le maire de de Canihuel, village en Centre-Bretagne dans les Côtes d’Armor, a créé la polémique en envoyant aux 371 habitants de sa commune une charte pour « mieux vivre ensemble en milieu rural ». L’édile y stigmatise les nouveaux arrivants, qu’il nomme « les citadins », et leur explique que la campagne est avant tout un lieu de travail agricole, et de pratique de la chasse.
Certains de ces nouveaux habitants sont des populations aux revenus modestes, contraintes de s’exiler dans les terres face à la gentrification des grandes villes et des littoraux. Les locations de vacances sont également un frein de plus en plus important à l’installation de familles. En France, 3,6 millions de résidences secondaires ont un taux d’occupation moyen de 40 jours par an.
Face à cette charte, les réactions ne se sont donc pas faites attendre. Un collectif d’habitants de Canihuel, nommé « Ensemble c’est tout », ont eux aussi pris la plume pour rappeler à leur maire que chasseurs et agriculteurs ne sont pas les seuls habitants du territoire. Ils proposent d’ouvrir le dialogue pour rédiger une nouvelle charte en concertation avec tous les membres de la commune.
« C’est monolithique, c’est un monde qui n’accepte pas qu’il puisse y avoir la moindre critique car c’est une agriculture très invasive qui s’accapare des terres. Les agriculteurs sont poussés à s’agrandir toujours plus par les politiques régionales (et notamment la PAC, ndlr). Les modes et conditions de production de l’alimentation sont extrêmement intéressants à questionner, puisqu’on est dans des modes de production industrielle qui vident les campagnes. Bizarrement, les campagnes ayant pris un autre chemin sont des communes qui gagnent des habitants, toutes les autres en perdent. La commune de l’agro-industriel Georges Gallardon a perdu 11% de ses habitants. La Région Bretagne se targue du chiffre de 13% des exploitations en bio, mais quand on rapporte ça à la surface agricole utilisée, la part de bio tombe à 8,3%. On fait dire ce qu’on veut aux chiffres, la situation n’est pas si reluisante que ça. Il y a donc 91% de la surface agricole utilisée qui l’est en conventionnel, c’est inquiétant quand on sait qu’on doit sortir des pesticides et retrouver la biodiversité dans les campagnes. » s’inquiète Morgan Large pour La Relève et La Peste
Loin de se laisser décourager par les menaces et convaincus que les questions qui dérangent doivent être posées pour une société véritablement démocratique, Morgan et ses confrères ont monté le média d’investigation multiforme Splann ! Financé par les citoyens, il sera entièrement gratuit. Les enquêtes seront menées par de jeunes journalistes ou des journalistes pigistes afin de lutter contre la précarisation du secteur, et pilotées par un comité éditorial.
Aujourd’hui, Morgan Large ne sait toujours pas qui est venu chez elle pour saboter sa voiture. Le Ministère de l’Intérieur a opposé une « fin de non-recevoir » au collectif d’ONG qui demandaient une protection policière pour elle et sa consoeur, Nadiya Lazzouni, qui avait reçu des menaces de mort en raison de sa religion.
« Qui est venu chez moi ? Je n’en sais rien et ne veux pas faire de suppositions. Je crois profondément en l’humain, alors j’aurais simplement aimé que quelqu’un ait des remords. Pour ma protection, rien n’a été mis en place. J’ai reçu la visite des gendarmes un weekend, ils ont dit qu’ils feraient des patrouilles, mais je ne les vois pas. Je retourne sur le terrain mais ce qu’il peut m’arriver de mieux c’est que la plainte ne soit pas classée sans suite, pour que je puisse être auditionnée et donner les heures auxquelles je reçois des coups de fil anonymes, je note tout ce qu’il se passe. » explique-t-elle
En Bretagne, l’agro-industrie bénéficie décidément d’une drôle d’impunité. Tandis que la journaliste courageuse, elle, continue d’entendre son téléphone sonner la nuit.
crédit photo couv : LOIC VENANCE / AFP