Le match inaugural de la Coupe du monde 2022 se rapproche : il aura lieu dans moins de deux mois désormais, le 20 novembre, au Qatar. Alors-même qu’il n’est jamais parvenu à se qualifier, le pays a tout de même été choisi comme hôte de l’événement… au détriment des droits humains les plus élémentaires. Corruption, morts sur les chantiers et impact environnemental désastreux, de plus en plus de monde s’apprête à boycotter l’événement. Décryptage d’un scandale écologique et social par Julien Pelisson.
Corruption dans l’obtention ?
L’odeur de soufre qui entoure la Coupe du monde 2022 l’accompagne depuis son attribution au Qatar par la FIFA en 2010. Le choix fait par l’organisation basée en Suisse pourrait avoir été entaché de corruption : c’est en tout cas l’hypothèse qu’examine le Parquet national financier (PNF) français depuis 2016.
L’homme qui dirigeait à l’époque l’instance reine du football mondial, Sepp Blatter, accuse explicitement Michel Platini, qui était en 2010 son vice-président, d’avoir été influencé dans son vote en faveur du Qatar.
Selon lui, Michel Platini aurait changé d’avis à la suite d’un déjeuner organisé le 23 novembre 2010 par Nicolas Sarkozy, alors président de la République, auxquels étaient également conviés l’Émir et le Premier ministre qataris. L’existence de ce déjeuner est définitivement établie par des archives présentielles consultées en 2015 par Le Monde.
Quelques jours après ce déjeuner, Nicolas Sarkozy aurait demandé à Michel Platini de voter en faveur du Qatar ; l’ancien numéro 10 star de l’équipe de France aurait en outre réussi à convaincre 3 autres dirigeants de la FIFA de faire de même, renversant le rapport de forces et faisant basculer le scrutin.
En contrepartie, toujours selon Sepp Blatter, l’Émirat qatari s’est engagé à intensifier sa présence économique en France. La vitrine de cette implantation, qui se matérialise également par l’implantation de la chaîne de télévision BeIN Sports, sera le rachat du PSG :
« Si la vente du PSG au Qatar a eu lieu après le vote, c’est que c’est 100 % lié », réaffirme Blatter au Monde fin 2021.
[EXCLUSIF] @Mediapart révèle des notes de la présidence Sarkozy sur l’attribution du Mondial 2022 au Qatar. Selon ces documents, Platini, «réticent» à soutenir Doha, s’est laissé convaincre fin 2010 lors d’un déjeuner à l'Élysée en compagnie de l'émir. https://t.co/wRJ6hp1CKS pic.twitter.com/UCnjZkt6EL
— Edwy Plenel (@edwyplenel) January 20, 2020
Un chantier mortel
L’enquête du Parquet national financier consacrée aux circonstances de l’attribution de la Coupe du monde au Qatar est la première d’une longue série d’investigations qui vont accompagner l’événement.
En février 2021, The Guardian, dont les premières révélations sur le sujet datent de 2013, donne une ampleur nouvelle aux conséquences humaines de l’attribution de la Coupe du monde au Qatar.
Le journal britannique estime à 6 500 le nombre d’ouvriers indiens, pakistanais, népalais, bengali et sri lankais ayant perdu la vie au cours des dix années écoulées depuis le vote de la FIFA.
Ce chiffre, qui continue d’être cité aujourd’hui lorsque l’événement est évoqué, contribue à alerter le grand public au sujet du drame qui se joue dans la chaleur qatarie.
Outre les enquêtes des médias, plusieurs ONG comme Amnesty International ou Human Rights Watch documentent depuis le lancement des chantiers les conditions d’immigration, d’hébergement et de travail qui accompagnent la construction des stades qataris.
Parallèlement, l’association Sherpa, qui a observé sur place les conditions de travail sur les chantiers au Qatar dès 2014, puis recueilli de nouveaux éléments et témoignages en 2018, a choisi de porter cet enjeu devant la justice. A deux reprises, elle a déposé plainte contre Vinci Construction Grand Projets. Si la première procédure a abouti à un classement sans suite à l’issue d’une enquête jugée superficielle, une nouvelle plainte a été déposée en 2018 avec cette fois constitution de partie civile par l’un des anciens travailleurs qui avait témoigné anonymement la première fois.
L’instruction continue de suivre son cours mais Sherpa se réjouit que les conditions de travail des employés de Vinci aient “été améliorées à la suite de la procédure judiciaire de 2015 et [d’une] enquête de l’OIT”.
Plus récemment, une coalition d’organisations de défense des droits humains, d’associations de fans et de syndicats a réussi à convaincre plusieurs sponsors majeurs de la Coupe du monde de s’engager sur le principe d’un dédommagement en direction des familles des victimes. La FIFA a également rejoint la table des négociations.
« À seulement deux mois du coup d’envoi de la compétition, les sponsors devraient user de leur considérable influence pour faire pression sur la FIFA et sur le Qatar afin qu’ils assument leurs responsabilités en matière de droits humains envers ces travailleurs. » a déclaré Minky Worden, directrice des Initiatives mondiales à Human Rights Watch
Comme l’expliquait il y a quelques jours à Mediapart Lola Schulmann, chargée de plaidoyer chez Amnesty International, l’objectif est de réunir une enveloppe pour les réparations destinées aux familles qui équivaille au moins au montant des récompenses versées aux équipes participantes – soit 440 millions de dollars :
“C’est la somme minimum qui doit être abondée dans ce fonds pour réparer toutes les dérives, les frais de recrutement illégaux déboursés depuis 2010 par les travailleurs migrants, l’indemnisation des familles endeuillées qui ont perdu un des leurs sur les chantiers du Mondial”.
Un désastre environnemental
Le dernier sujet de crispations lié à la Coupe du monde au Qatar a été réactivé par l’été, comme en témoigne la polémique engendrée par la réaction de Kylian Mbappé à une question sur le mode de déplacement des joueurs du PSG : il s’agit du bilan écologique désastreux de l’événement.
Construction de stades climatisés, abandon probable de ces infrastructures dès le tournoi achevé, acheminement des supporters par avion pour la plupart… La tenue d’une Coupe du monde, événement inévitablement estival depuis la première édition uruguayenne de 1930, en plein hiver faute de conditions soutenables résume l’incongruité de la situation.
Le concepteur des stades, Saud Abdulaziz Abdul Ghani, a expliqué à l’AFP que l’énergie serait utilisée avec parcimonie, et fournie par “une ferme de panneaux solaires” – une bonne partie de l’effet rafraîchissant provenant en outre de la gestion de flux d’air frais. Les organisateurs ont par ailleurs assuré que les stades seraient convertis, à l’issue du tournoi, en infrastructures utiles – terrains de sport ou salles de mariage – mais ces explications ne convainquent pas les observateurs qui restent inquiets de l’impact écologique de l’événement.
Les dernières révélations du Nouvel Obs, selon lequel une partie des spectateurs ne pourra pas être hébergée au Qatar et logera dans les pays voisins, risquent de confirmer leurs craintes : selon les informations de l’hebdomadaire, 160 vols devraient être affrétés quotidiennement afin de permettre aux supporters d’assister aux matches de leur équipe, soit un avion toutes les 10 minutes.
Le boycott prend de l’ampleur
Dans ce contexte sensible, le débat autour du boycott de la Coupe du monde a (re)surgi soudainement depuis la rentrée. La diversité des acteurs ayant pris position sur le sujet témoigne de son importance : alors que l’ancien footballeur Eric Cantona et l’acteur Vincent Lindon avaient été les premières personnalités françaises à appeler au boycott, l’ensemble de la presse, de la classe politique et même l’ancien président François Hollande ont désormais pris parti.
Chez les partisans du boycott, la justification évoquée n’est pas toujours la même. Membre fondateur du plus emblématique groupe de supporters de l’Equipe de France (les Irrésistibles), Fabien Bonnel explique ainsi sa décision de ne pas regarder un seul match du tournoi :
« En y allant, j’allais faire la fête et célébrer des buts dans un endroit où des ouvriers sont morts »
L’ensemble du groupe semble d’ailleurs partagé puisqu’ils ne seront selon lui qu’une centaine à faire le déplacement pour soutenir les Bleus, six fois moins qu’en Russie en 2018.
Pour sa part, Vincent Vibert évoque avant tout l’aspect écologique. Il est le directeur du Quotidien de la Réunion, qui a annoncé mardi 13 septembre qu’il ne consacrera pas une seule ligne dans ses pages à l’événement sportif. Selon lui, la décision, prise à l’initiative du service des sports qui voit dans ce geste une occasion de marquer les 46 ans du journal en affirmant ses valeurs, a été arrêtée en « même pas cinq minutes » :
« Cette coupe du monde catalyse tout ce qui n’est plus acceptable dans le monde aujourd’hui », résume-t-il.
Toutefois, si la considération environnementale domine donc, c’est bien l’ensemble des valeurs du journal que ce boycott est censé réaffirmer.
La question taraude jusqu’aux gérant(e)s de bars susceptibles de diffuser les matches de la Coupe du monde. Alors que quelques établissements ont annoncé qu’ils ne proposeront pas à leurs clients de regarder la compétition – comme à Redon, en Ille-et-Vilaine, ou à Marcq-en-Baroeul près de Lille – des étudiants lillois ont décidé de mettre en ligne un site pour les recenser.
Celui-ci permettra d’organiser et de promouvoir des événements alternatifs aux matches du Mondial, afin qu’il soit plus facile de résister à la tentation. Selon Anthonin Lefebvre, porteur du projet, une quinzaine de bars supplémentaires à Lille, Bordeaux ou Marseille sont prêts à se joindre au mouvement.
Dans la même idée, plusieurs villes de France ont annoncé qu’elles ne diffuseraient pas les matchs sur écran géant comme Lille, Château-Thierry, Villeurbanne, Bourg-en-Bresse (Ain) et Chomérac (Ardèche).
Les grands absents des débats autour du boycott de la Coupe du monde sont finalement ses acteurs eux-mêmes. A ce jour, aucun joueur en activité susceptible d’y participer n’a annoncé qu’il renonçait à s’y rendre, et rares sont ceux qui ont critiqué publiquement l’organisation de l’événement.
Seul l’Allemand Toni Kroos a clairement déploré, dans un podcast diffusé en mars 2021, la décision prise par la FIFA : “Je trouve que l’attribution du Mondial au Qatar n’était pas une bonne chose”. S’il évoquait plusieurs raisons comme le traitement des travailleurs ou les lois conservatrices du pays, le joueur du Real Madrid se prononçait en défaveur d’un boycott : “la visibilité du Mondial peut attirer encore plus l’attention sur ces problèmes”, estimait-il alors.
Depuis, l’évocation la plus visible du sujet a pris la forme de messages de soutien aux droits humains arborés par certaines équipes nationales sur leurs maillots d’entraînement.
Si l’engagement des footballeurs a toujours existé loin des regards du grand public, ceux-ci se sont toujours tenus à distance des débats politiques et sociétaux. Dans un contexte où certaines stars n’hésitent plus à faire de leurs convictions des arguments de communication, mélangeant des genres qu’on gardait auparavant bien distincts, il semble d’autant plus étonnant que le boycott ne trouve pas de défenseurs parmi les futurs appelés pour la Coupe du monde.
De quoi alimenter l’apparence de cynisme et d’incohérence rôdant encore autour de ces prises de positions – illustrés récemment par le rire incontrôlable d’un Mbappé interrogé sur les déplacements en avion du PSG.
Alors qu’une large majorité de Français estime que la Coupe du monde n’aurait pas dû être attribuée au Qatar, la notoriété des appels au boycott du tournoi est forte : 65% disent en avoir entendu parler, dont 51% connaissant les raisons qui motivent ces appels au boycott.
Vers quelle ampleur se dirige-t-on, à deux mois du coup d’envoi ? Alors que six Français sur dix déclarent avoir regardé la Coupe du monde russe en 2018 – certes rendue palpitante par le parcours des Bleus -, seuls 14% sont aujourd’hui certains de suivre l’édition de 2022. Si 24% l’envisagent tout de même et 9% sont indécis, une courte majorité (53%) se dirige plutôt vers une réponse négative.
Si les passionnés envisageant le boycott ont majoritairement peur de ne pas tenir jusqu’au bout (60% contre 39% pour l’ensemble des boycotteurs potentiels), et surtout de craquer si la France atteint la finale (66% contre 45%), ils se sentent soutenus par leurs proches dans leur démarche (74%).
L’entourage des amateurs de football aura donc un rôle décisif à jouer pour soutenir ceux qui souhaitent boycotter l’événement dans leur démarche.
Face à la pression populaire en faveur d’un boycott pur et simple, certains médias, expliquant pourquoi ils ne boycotteront pas cette Coupe du monde, se sont voulus rassurants en promettant d’aborder aussi bien ses aspects sportifs que sociétaux. C’est notamment le cas d’un célèbre quotidien sportif français : “L’Équipe ne boycottera pas le Mondial qatarien. Trente journalistes couvriront la compétition pour tous nos supports, sans détourner le regard des sujets qui pourraient fâcher le comité d’organisation et la FIFA”, a ainsi affirmé le directeur de la rédaction Jérôme Cazadieu dans son édito du 23 septembre.
La décision de boycotter ou non reste donc à prendre pour chaque personne que la Coupe du monde pourrait intéresser. Une chose semble sûre : le débat qui s’anime sous nos yeux a déjà permis de lever le voile sur les atrocités commises au nom du football, et d’obtenir de premiers engagements de la part des organisateurs. Restera une question pour les hésitants : regarder fait-il de vous un complice des atrocités du Mondial 2022 ?
Crédit photo couv : MUSTAFA ABUMUNES / AFP