Aux quatre coins du monde, quelques sociétés marginales défient l’ordre patriarcal dominant et expérimentent d’autres façons de vivre. Véritables piliers de leur collectivité, ces femmes ne sont ni opprimées, ni considérées comme citoyennes d’arrière fond. De l’Indonésie au Kenya, de la Chine au Mexique, de l’Estonie à l’Inde, les femmes occupent une place centrale de ces sociétés, où les hommes sont relégués au second plan.
Le matriarcat : la coopération plutôt que la domination
Le matriarcat se définit comme un système social où la mère occupe la place de cheffe de famille. Contrairement aux idées reçues, ce n’est pas une simple inversion du patriarcat puisqu’il s’appuie sur des modèles sociaux reposant sur une logique d’équilibre, de partage et de coopération horizontale plutôt que de hiérarchie.
Les sociétés autochtones matriarcales, telles que décrites par la chercheuse allemande Heide Goettner-Abendroth, fondatrice de l’Académie internationale de recherche moderne sur le matriarcat, dans son ouvrage Les Sociétés matriarcales. Recherches sur les cultures autochtones à travers le monde, se caractérisent par une véritable égalité entre les sexes, où la complémentarité remplace la domination.
Le rôle des hommes y est repensé : au lieu d’imposer leur autorité, ils appuient les décisions collectives ou bien se consacrent à des domaines complémentaires.
Une société matriarcale repose sur quatre dimensions : économique, sociale, politique et culturelle. Sur le plan économique, les biens se transmettent par la lignée maternelle. Les femmes mettent leurs ressources en commun et la matriarche du clan en assure la redistribution.
Socialement, la maternité occupe une place centrale : le foyer, considéré comme sacré, incarne la stabilité, la mémoire et la transmission, tandis que l’éducation des enfants se fait de manière collective. Sur le plan politique, hommes et femmes prennent ensemble les décisions relatives au groupe.
Enfin, sur le plan culturel, ces sociétés vénèrent des divinités féminines et conçoivent la nature comme une entité féminine.
Les danses et chants folkloriques font partie de leur fierté et patrimoine. Toutes les générations confondues, des enfants aux grand-mères, perpétuent cette tradition. © Nadia Ferroukhi
Des contre-modèles précieux de notre société
Dans ce modèle, le pouvoir des femmes est absolu : ni les pères ni les maris n’interviennent dans l’organisation du clan. Ce sont elles qui structurent l’économie et la vie sociale, leur autorité n’étant jamais contestée. Une réalité qui tranche fortement avec celle des sociétés occidentales.
Ces systèmes reposent sur la matrilinéarité, où noms et traditions se transmettent par la mère, et sur la matrilocalité, qui place la maison sous le centre et la responsabilité des femmes. Bien que dispersées aux quatre coins du monde et ancrées dans différentes cultures, quelques communautés partagent ce même mode d’organisation sociale.
Le peuple Moso, une ethnie du sud-ouest de la Chine, est l’une des dernières sociétés matrilinéaires et matrilocales du pays. Les femmes dirigent la communauté, possèdent les terres et gèrent l’économie. Elles sont libres de choisir leur partenaire et d’en changer comme elles le souhaitent, dans une forme de « mariage libre ».
L’homme vit entre la maison de sa femme en tant que visiteur et celle de sa mère où il réside également. C’est la « visite de mariage ». Aujourd’hui, cependant, les couples vivent de plus en plus ensemble dans la maison de la femme. © Nadia Ferroukhi
Régis par un système social similaire, les Minangkabau, un peuple musulman d’Indonésie composé de trois millions de personnes, sur l’île de Sumatra, constituent la plus grande société matrilinéaire du monde. Alors que ce sont les femmes qui obtiennent la garde des enfants et la maison en cas de divorce, leurs maris sont mis au rang « d’invités ». Au même titre que les Moso, c’est l’oncle qui assure le rôle de tuteur auprès des enfants, et non le père biologique.
À Juchitán de Zaragoza, au sud du Mexique, connu comme la « ville des femmes », la division des rôles entre les sexes est clairement définie. Les femmes tiennent le marché, véritable cœur de la société, et gèrent les finances, tandis que les hommes se consacrent à la production et aux affaires politiques. Fait singulier : la société reconnaît officiellement les muxe, personnes transgenres, en tant que troisième sexe.
L’omniprésence féminine dans la société juchitéca est visible dans toute activité. Qu’elle relève de l’économie, de la religion ou de la simple tradition, comme par exemple la transmission de la langue zapotèque dont la survie est menacée. © Nadia Ferroukhi
Au Meghalaya, dans le nord-est de l’Inde, les Khasis incarnent une exception dans un pays marqué par le conservatisme. Alors que les femmes restent majoritairement dépendantes financièrement des hommes en Inde, les femmes Khasis gèrent l’argent du foyer. Même lorsqu’ils travaillent, les hommes doivent donner leurs revenus. Toutefois, depuis les années 1990, une minorité masculine conteste ce modèle et appelle à revoir les règles traditionnelles, au nom d’une égalité entre les sexes.
Traditionnellement, sur la petite île de Kihnu, appelée « l’île aux femmes », au large de la côte sud de l’Estonie, les femmes assumaient les tâches dévolues aux hommes lors de leurs sorties en mer. D’un pouvoir de circonstance, les femmes en ont fait un pouvoir légitime. Aujourd’hui encore, malgré la présence masculine, ce sont elles qui portent l’éducation, la culture, la vie communautaire et les traditions artisanales. Particularité notable : les pratiques culturelles de Kihnu, dont son mariage unique, ont été inscrites en 2003 au Patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO.
À Tumai, au Kenya, les femmes ont choisi de bannir les hommes. Fondé en 1991 par des femmes de l’ethnie Samburu, ce village accueille des femmes divorcées, répudiées ou battues par leurs maris. Les femmes s’attachent à construire une vraie démocratie participative 100 % féminine et vivent en autosuffisance complète : elles assurent seules l’élevage de chèvres, les rituels sacrés, la construction des cases ou la chasse.
Bien qu’ils soient inspirants, ces modèles sont aussi fragiles. Le tourisme menace directement ces modes de vie, notamment chez les Moso, où la curiosité des voyageurs pour leurs pratiques amoureuses transforme la tradition en spectacle et érode peu à peu leur culture. Plus généralement, selon certains anthropologues, les nouvelles générations pourraient quitter les communautés pour trouver un emploi ou se marier, et ainsi briser l’héritage matriarcal.