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Les médias de Bolloré utilisent leur influence pour faciliter l’arrivée du RN au pouvoir

« Il faut bien mesurer le basculement qui s’est opéré dans l’univers des médias français en moins d’une décennie. Jamais dans notre histoire les thématiques de l’extrême droite n’avaient été portées par des médias si nombreux et si complémentaires, puisque Bolloré est présent dans la presse écrite, dans la radio, dans la télévision, mais aussi dans l’édition, la communication, la musique ou le cinéma »

Derrière la crise politique qui traverse la France, un homme d’affaires semble jouer un rôle fondamental : Vincent Bolloré. En 20 ans, l’industriel breton a acquis de nombreux médias français, mais aussi tout un réseau de distribution et maisons d’édition. Sa prise de pouvoir sur les médias s’est traduite par une suppression systématique des voix de gauche qui y figuraient. En coulisses, ce « démocrate-chrétien » laisse entendre qu’il mène un combat civilisationnel. Quitte à tout pour faire élire en France un premier ministre RN ?

Bolloré, un empire médiatique

Vincent Bolloré est le représentant de la sixième génération des Bolloré à la tête du groupe familial, dont il a pris les rênes dans les années 1980 alors que l’entreprise était au bord de la faillite. Il parvint à la redresser en baissant les salaires des ouvriers de la papeterie familiale et en diversifiant ses activités.

Parmi elles : films plastiques pour condensateurs, batteries au lithium, bornes électriques et de gestions de billets de transport, la secrète Banque Rivaud qui lui fait accéder à des dizaines de milliers d’hectares de cultures partout dans le monde et à un empire immobilier, le groupe publicitaire Havas et évidemment les médias.

Après s’être d’abord intéressé sans succès à TF1dans les années 1990, Vincent Bolloré a repris la Société française de production (SFP) en 2001. Mais c’est l’obtention gratuite de la fréquence de Direct 8 (devenue C8) par le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel avec le lancement de la TNT en 2005 qui le propulse vraiment dans le monde des médias. En 2010, Bolloré rachète au groupe Lagardère la chaîne Virgin 17, alors renommée Direct Star.

« Ce qui est assez incroyable, c’est le fait d’avoir pu revendre Direct 8 et Direct Star ensuite à Canal+ en 2012, en faisant une plus-value spectaculaire, qui constitue l’une des plus grosses opérations de spéculation de l’histoire des médias sur un actif appartenant à l’État (465 millions d’euros). Les ferments de son empire ont donc été construits à partir d’une fréquence qui lui a été attribuée gratuitement par la puissance publique. Car c’est en partie cet argent (et surtout les actions négociées au moment de ce rachat) qui lui ont ensuite permis d’acquérir Canal+ en 2015-2016 : après être entré discrètement au capital de Vivendi, il a peu à peu grignoté l’ensemble du groupe » explique l’historien des médias Alexis Lévrier dans TheConservation

En 2012, après la revente de ces deux chaînes au groupe Canal+, Bolloré devient le premier actionnaire de Vivendi dont il préside le conseil de surveillance à partir de 2014, puis, en 2015, celui de Canal+, société qui détient sept autorisations d’émettre sur la TNT, utilisées par des chaînes payantes et par des chaînes gratuites.

Aujourd’hui, le groupe Bolloré détient les chaines du Groupe Canal+ (C8, Canal+, CNews, CStar), l’éditeur Editis, les radios Europe 1 et RFM, ou encore Télé-Loisirs, Geo, Gala, Voici, Femme actuelle, Capital, et Le Journal du dimanche (JDD). Prochain hebdo à rejoindre la bande pour compenser la récente vente de Paris Match : JDNews, dont le rédacteur en chef devrait être Louis de Raguenel, ancien de Valeurs actuelles et actuel chef du service politique d’Europe 1.

Une ligne éditoriale axée autour de l’extrême droite

A chaque fois, l’arrivée de Bolloré à la tête d’un média s’est accompagné de changement drastique dans la ligne éditoriale et la composition de l’équipe. Après l’achat du groupe Canal+ en 2016, il a d’abord ôté l’humour corrosif et les enquêtes journalistiques en supprimant Les Guignols, le Zapping et les émissions d’investigation.

Chez I-Télé, l’équipe de journalistes aura tenté de résister à Vincent Bolloré avec une grève de plus d’un mois, sans succès. Les trois quarts de la rédaction quitte la chaîne qui est rebaptisée CNews. Cette dernière abandonne les reportages et travail de terrain pour faire place à des plateaux d’opinion permanents, avec une large part consacrée aux idées et éditorialistes d’extrême droite, comme l’illustre l’émission quotidienne d’Eric Zemmour lancée en 2019.

Même protocole avec Europe 1 et le Journal du Dimanche (JDD). Alors que ce dernier était un titre plutôt modéré mais réputé proche du pouvoir, Bolloré nomme Geoffroy Lejeune, issu du média d’extrême droite Valeurs Actuelles, comme nouveau rédacteur-en-chef. Malgré une grève historique de 40 jours, les journalistes n’ont pas réussi à s’opposer à son arrivée qui lance une inversion immédiate de la ligne éditoriale.

« Il faut bien mesurer le basculement qui s’est opéré dans l’univers des médias français en moins d’une décennie. Jamais dans notre histoire les thématiques de l’extrême droite n’avaient été portées par des médias si nombreux et si complémentaires, puisque Bolloré est présent dans la presse écrite, dans la radio, dans la télévision, mais aussi dans l’édition, la communication, la musique ou le cinéma » décrypte l’historien des médias Alexis Lévrier dans TheConservation

Les magasins Relay, présents en masse dans les gares et les aéroports, permettent ainsi à Vincent Bolloré de distiller davantage son idéologie dans le quotidien des gens. Les multiples médias qu’il possède créent un effet de boucle où les uns et les autres relaient des termes et thématiques chers à l’extrême droite dans un canon infini.

« Le meilleur exemple est sans doute l’expression « Grand remplacement », qui s’est réinstallée dans l’espace médiatique après une invitation de Renaud Camus sur le plateau de CNews, le 31 octobre 2021. Ce concept complotiste était pourtant rejeté par les grands médias ces dernières années, notamment depuis l’attentat de Christchurch en Nouvelle-Zélande, puisque l’un des tueurs avait pris pour référence l’écrivain français. Après le passage de Renaud Camus dans l’émission d’Ivan Rioufol, l’expression a pourtant été utilisée bien au-delà de la sphère des médias d’extrême droite, au point d’être reprise à son compte par Valérie Pécresse elle-même dans l’un des meetings de sa campagne » illustre l’historien des médias Alexis Lévrier dans TheConservation

Problème, sur les plateaux et les ondes possédés par le groupe Bolloré, certains mensonges sont propagés à toute allure sans aucun démenti ou rectification. En novembre 2023, les éditorialistes ont ainsi travesti une bagarre meurtrière, avec la mort de l’adolescent Thomas à Crépol, en attaque préméditée de jeunes immigrés. Les gendarmes ont beau avoir démenti cette version à la fin de leur enquête, Pascal Praud persistera dans leurs mensonges et accusera même « le système » de « réécrire » le drame.

« Une occasion de prendre le pouvoir »

Face à cette augmentation de discours haineux, l’Arcom, le gendarme de l’audiovisuel, rappelle régulièrement à l’ordre les médias du groupe Bolloré. En mai 2024, l’Arcom a subséquemment condamné le groupe à 50 000 euros d’amende pour des propos islamophobes sur CNews. Hélas, le montant des amendes n’est pas assez dissuasif pour avoir un réel effet sur les finances colossales du groupe (13,7 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2023).

Le principal concerné, Vincent Bolloré, se garde bien souvent de s’exprimer quant aux reproches qui lui sont faits. Il a cependant été obligé de sortir de son mutisme en janvier 2022, lors de son audition par la commission d’enquête du Sénat sur la concentration des médias. Il s’était alors déchargé de toute responsabilité en laissant échapper une remarque troublante :

« Si je ne crois pas en quelque chose, je ne vais pas le mettre sur mes antennes. (…) J’aimerais beaucoup que l’on écoute ce que je dis. Je suis démocrate-chrétien et je n’ai aucun projet idéologique – si j’en avais, les chaînes de Canal se seraient d’ailleurs effondrées depuis longtemps. Il y a heureusement dans notre pays une pluralité de gens, tous différents ; pour ma part, je suis tout doux et débonnaire – pas du tout un Attila ! » avait-il justifié

Pourtant, la dissolution de l’Assemblée nationale a révélé de façon claire et inquiétante le parti-pris du groupe. Dès le lendemain de l’annonce d’Emmanuel Macron, Geoffroy Lejeune, le directeur d’extrême droite du Journal du dimanche a insisté, sur le plateau de CNews, sur cette « occasion de prendre le pouvoir, ce qui n’est pas arrivé depuis très longtemps ».

Pris de court par la décision du chef d’Etat (avec lequel il n’a jamais eu de bons rapports), Vincent Bolloré lui-même décide aussitôt de créer « On marche sur la tête », une émission quotidienne de 2 heures autour des législatives sur Europe 1, animée par Cyril Hanouna. Quelques jours auparavant, le chroniqueur de « Touche Pas à Mon Poste » avait créé la polémique en tentant de rabibocher le Rassemblement national et Reconquête. Il avait appelé Jordan Bardella en direct pour que le porte-parole RN échange avec Sarah Knaffo, la compagne d’Eric Zemmour et eurodéputée Reconquête, présente sur le plateau ce jour-là.

Le 14 juin, l’ancien ministre Philippe de Villiers (qui a sa propre émission sur CNews), complice et interlocuteur privilégié de Vincent Bolloré, a également déclaré : « On est en juin 40. Il faut que tous les Français comprennent que nous sommes au bord du gouffre. A la France qui veut rester la France, je dis ceci : ne vous laissez plus intimider, culpabiliser. (…) N’écoutez plus le parti de l’étranger, qui est à l’œuvre comme toujours. »

Des médias aux partis politiques

Et ce n’est pas seulement l’union entre Reconquête et le Rassemblement National que les médias Bolloré essaient d’impulser. Une enquête de LeMonde a révélé que c’est suite à un déjeuner avec Vincent Bolloré, dont il est assez proche, que le président de Les Républicains Éric Ciotti a proposé au RN une alliance sans même s’en entretenir avec les cadres du parti, créant une grave crise interne.

Au lendemain de cette rencontre entre Bolloré et Ciotti, Alexis Brézet, directeur des rédactions du Figaro et ancien du média d’extrême droite Valeurs actuelles, s’est dévoilé plus que de coutume en affirmant que sans alliance avec le RN, LR n’avait pas d’avenir. Partisan depuis toujours de l’« union des droites », il a dû par la suite rassurer la rédaction du Figaro en leur promettant que le journal ne donnerait pas de consigne de vote.

CNews a beau avoir fait des clashs sa marque de fabrique, aucun débat n’est organisé entre des élus LR en désaccord avec la ligne fixée par leur dirigeant. A la place, le tapis rouge est déroulé à Éric Ciotti sur la chaîne avec la présentatrice Christine Kelly. Les deux personnages se connaissent bien : de l’aveu même de l’animatrice, l’homme politique l’avait sollicitée pour prendre la seconde place sur la liste de François-Xavier Bellamy.

Car les éditorialistes du groupe Bolloré flirtent dangereusement entre engagement politique et prétendue neutralité éditoriale. Le chroniqueur Guillaume Bigot, habitué des plateaux de CNews, est candidat RN aux élections législatives dans la 2e circonscription du Territoire de Belfort (nord). L’avocat Pierre Gentillet, chroniqueur sur CNews et fondateur du Cercle Pouchkine, un think tank pro-Poutine, est, quant à lui, candidat RN-LR dans le Cher.

Même les cadres du groupe s’engagent en politique : Félicité Herzog, directrice de la stratégie et de l’innovation de Vivendi, groupe de Vincent Bolloré auquel appartient Europe 1, a déposé de manière surprenante sa candidature sous l’étiquette LR (sans que celle-ci ne soit officialisée par le parti en question) dans la très convoitée 2e circonscription de Paris. Europe 1 lui a accordé une longue interview le mardi 18 juin, au lendemain du lancement de la campagne officielle.

Or, toute cette médiatisation gratuite pose de graves questions déontologiques, alors qu’aucun des représentants de gauche n’est invité dans les médias du groupe pour présenter leur programme. En clair : cette médiatisation à outrance pourrait être perçue comme de la publicité non déclarée, remettant en cause la justesse des dépenses des partis LR et surtout RN en pleine campagne électorale.

Bolloré n’en est d’ailleurs pas à son coup d’essai. Le Parquet national financier (PNF) a requis un procès contre l’homme d’affaires pour corruption dans l’enquête sur l’attribution frauduleuse de la gestion des ports de Lomé au Togo et de Conakry en Guinée entre 2009 et 2011. Euro RSCG (aujourd’hui Havas), fleuron du groupe Bolloré, a facilité la réélection du président du Togo, Faure Gnassingbé, en 2010 en lui offrant 300 000 euros de prestations de « communication ».  En Guinée, c’est le candidat Alpha Condé qui a bénéficié de la même aide (pour un montant estimé à 170 000 euros) cette année-là.

Face à l’ingérence de CNews dans la vie politique française mais surtout aux nombreux messages de haine qui y sont véhiculés, l’Arcom étudie en ce moment-même le renouvellement d’émettre de la chaîne. Seulement, les auditions pour décider du sort de la chaîne n’auront lieu que le 9 juillet, soit deux jours après la fin des élections législatives.

De surcroît, l’audiovisuel public est en difficulté majeure, par la faute d’une réforme budgétaire, et le RN veut purement et simplement le privatiser s’il arrive au pouvoir. De nombreuses émissions sociales et écologiques en ont déjà fait les frais et ne seront pas reconduites à la rentrée, amenuisant encore plus la présence de voix de gauche sur les ondes publiques de grande écoute.

Alors que CNews vient de devenir la chaîne d’info française la plus regardée devant BFM-TV, le pluralisme dans les médias semble plus que jamais en péril en France. De là à ouvrir une voie royale pour permettre au groupe Bolloré d’influencer les élections présidentielles de 2027 ? Aujourd’hui, tout est à craindre.

Sources : « Bolloré va lancer son nouvel hebdo « JDNEWS » en complément du « JDD », Huffington Post, 29/05/2024 / « Celui qui va porter la responsabilité de la division sera balayé par les électeurs », estime Geoffroy Lejeune, Cnews, 10/06/2024 / « Vincent Bolloré, parrain d’une alliance entre la droite et l’extrême droite », LeMonde, 20/12/2023 / « Bardella, CNews et la piste des financements occultes de la campagne du RN », 20/06/2024, Mediapart

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