À Liffré, en Ille-et-Vilaine, le week-end des 4 et 5 juin a été marqué par une manifestation de deux jours contre le projet d’usine Bridor, un mastodonte de 21 hectares d’où pourraient sortir 120 000 tonnes de produits surgelés par an. Marche pour le climat, conférence, atelier pédagogique « Adopte un arbre », balades naturalistes, pique-nique : plus d’une centaine de personnes ont participé aux activités organisées par le collectif Colère à Liffré-Cormier. Focus sur un exemple emblématique de lutte locale.
Un petit bourg en granit breton, autour duquel de longues grappes de pavillons, parsemés d’entrepôts, sommeillent en bordure d’une célèbre forêt de chênes et de hêtres : bienvenue à Liffré, 8 000 habitants, à une vingtaine de kilomètres de Rennes.
C’est dans cette commune de classe moyenne supérieure que le groupe Le Duff a choisi d’installer sa nouvelle usine « cathédrale » : 40 mètres de haut.
Maison-mère des enseignes Bridor et Brioche Dorée, Le Duff a été fondé à Brest en 1976. Cinquante ans plus tard, il détient près de 2 000 restaurants et boulangeries à travers le monde, emploie 35 000 salariés et a réalisé, en 2019, un chiffre d’affaires de 2 milliards d’euros, en partie grâce à ses deux grands sites de production de Servons-sur-Vilaine et de Louverné, en Mayenne.
C’est dire si son implantation locale est forte, tout comme son influence auprès des élus bretons.
Des produits destinés à l’exportation
Sans partialité aucune, la future usine Bridor promise à Liffré a tout pour déplaire : accolé à la forêt, au nord-est de la ville, le mastodonte occuperait une surface de 21 hectares (dont une quinzaine imperméabilisés), qui seraient ponctionnés, sans surprise, à des parcelles agricoles, des bocages et des zones humides, que l’on sait de plus en plus rares.
Si l’usine sortait de terre, ce serait la plus grande de ce type dans le monde : chaque jour, via l’autoroute 84, toute proche du site, 160 semi-remorques y embarqueraient 610 tonnes de pains, viennoiseries, pâtisseries surgelés en direction du port du Havre, où ce « terroir » serait livré par bateau aux quatre coins de la planète.
« De la farine parfois étrangère servira donc à produire un croissant en Bretagne qui, surgelé, sera ensuite expédié hors d’Europe où des mois plus tard, un client d’hôtel ou de Brioche Doré le trempera dans son café du Pérou », résume Pascal Branchu, président de l’association La Nature en Ville, qui s’est spécialisée dans le soutien aux collectifs locaux.
Depuis la divulgation du projet, en 2017, Le Duff a promis monts et merveilles : un investissement de 250 millions d’euros, 500 emplois pérennes, un parking en « revêtement semi-perméable », un magasin de stockage « de grande hauteur », un plan de compensation pour les zones humides sacrifiées au béton…
De l’échelon régional à la commune, les élus locaux, comblés, soutiennent à l’unanimité l’implantation, assurant que les terrains retenus à Liffré sont « les moins impactants pour l’environnement » et « les moins bons pour l’agriculture ».
« De façon générale, le projet me semble très greenwashé : beaucoup de promesses de façade, peu d’actions concrètes », rétorque la journaliste Morgan Large, spécialiste de l’industrie agroalimentaire bretonne. « D’ailleurs, Le Duff est soutenu par le Conseil régional, dont le président actuel, Loïg Chesnais-Girard, est un ancien maire de Liffré, ce qui explique sans doute mieux le choix de cette commune. »
Bras de fer réglementaire
« Ce sont les élus qui boostent le projet en coulisse, car Le Duff a le bras long », renchérit Pascal Branchu, qui de concert avec le collectif Colère à Liffré-Cormier, composé d’une dizaine d’associations locales, s’est promis que le titan de la viennoiserie surgelée ne verrait jamais le jour.
Endossant un rôle de « facilitateur de luttes », La Nature en Ville s’occupe du bras de fer réglementaire. À peine adoptée, fin 2021, la modification du Plan local d’urbanisme de Liffré a par exemple été attaquée au tribunal administratif.
Alors que les travaux auraient dû commencer en janvier dernier, cette procédure « bloque la vente du terrain et réfrène l’ardeur des élus », nous souffle Pascal Branchu, qui prévoit « de faire traîner le dossier au maximum : première instance, seconde instance, référé-suspension… »
Quand le permis de construire et la demande d’autorisation environnementale seront déposés, ajoute le défenseur de la nature, « ils feront eux aussi l’objet de recours », et ainsi de suite, à toutes les étapes procédurales, « jusqu’à ce que Le Duff perde patience et abandonne son projet ».
En attendant, la vente des toutes dernières parcelles (environ 5 % de l’assiette du site) est bloquée, « le géant patine » et ses opposants fourbissent leurs armes, reprenant la main sur le terrain.
Bocages et ressource hydrique
La mobilisation des 4 et 5 juin derniers a été l’occasion de présenter au public – entre un atelier pédagogique et un documentaire sur l’agriculture intensive (Bretagne : une terre sacrifiée) – chaque aspect controversé du dossier « Bridor », à commencer par les questions du bocage et de l’eau.
« Liffré est une cité-dortoir, en campagne, proche de l’autoroute, analyse Morgan Large. Comme la pression foncière y est énorme, tous ceux qui y possèdent un bout de champ n’y touchent pas, dans l’espoir qu’il devienne constructible. C’est pour cette raison que les terrains agricoles de Liffré sont restés petits, entourés de bocages. Un tel paysage était banal autrefois, mais il est si rare aujourd’hui qu’il faut le protéger. »
Sans compter les haies bocagères, un millier d’arbres seraient menacés par l’usine, notamment le double alignement du chemin rural menant de la ville à la forêt – discrètement déclassé, en 2020, par la municipalité, qui agit étape par étape. « On appelle cette technique le séquençage », commente Pascal Branchu, visiblement habitué.
C’est un détail qui compte dans une lutte : parce qu’il borde « une voie ouverte à la circulation publique », l’alignement en question est protégé par un article spécifique du Code de l’environnement (L350-3). Il serait ainsi illégal de l’abattre sans déclaration d’intérêt public… d’autant que des espèces protégées d’oiseaux et de chauves-souris ont été repérées dans la zone.
Il y a enfin la question de l’eau : à plein régime, l’usine devrait consommer, chaque année, au moins 200 000 m3 de cette ressource menacée par le réchauffement climatique, dans une région où la population augmente de 0,5 % par an, et qui souffre déjà d’un important stress hydrique.
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Les zones de captage de Liffré ayant été fermées en 2009 à cause d’une pollution aux pesticides, « l’eau nécessaire aux croissants surgelés serait donc puisée ailleurs », abonde Pascal Branchu, qui ne voit décidément dans ce projet qu’« aberrations du monde d’avant ».
Les associations locales souhaiteraient que ces terres accueillent plutôt des micro-fermes, des parcelles de sarrasin, des vergers de fruitiers « qui aiment avoir les pieds dans l’eau »… ou qu’elles demeurent inexploitées, pourquoi pas ?
« Il n’y aura pas d’emploi sur une planète morte », conclut le collectif Colère dans un communiqué. D’autres mobilisations sont prévues d’ici les prochaines semaines.