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« Le tourisme de la dernière chance » menace les derniers havres préservés de la planète

« On se remettra de la pandémie, pas de la fonte des glaces » - Noam Chomsky, l’un des plus grands philosophes américains

Si le cynisme et l’inconscience réunis étaient un phénomène, ce serait sans doute le « tourisme de la dernière chance ». Pressés par l’urgence de voir un site naturel avant qu’il ne disparaisse, c’est ce qui pousse chaque année des centaines de milliers de visiteurs à la Grande Barrière de Corail, qui n’est déjà plus que l’ombre d’elle-même, jusqu’aux calottes polaires et glaciers. Parmi ces derniers, la Mer de Glace est en passe de devenir un mausolée aussi célèbre que le Taj Mahal.

Le tourisme de la dernière chance

Le tourisme de la dernière chance est une pratique touristique consistant à « Visiter des lieux dans l’objectif de les voir avant qu’ils ne disparaissent », au premier rang desquels on trouve les glaciers. Cette pratique est paradoxale car elle a des impacts négatifs sur des sites déjà fragiles, mais peut en même temps servir à générer des revenus pour les populations locales.

La fermeture des frontières et des vols internationaux en temps de Covid a ainsi permis à la faune et la flore de prospérer dans des endroits habituellement pris d’assaut. Mais elle a aussi précarisé une immense partie de la population mondiale dépendant du tourisme pour avoir des revenus.

« Ce paradoxe, on le retrouve d’une certaine façon chez les visiteurs. Plus ils ont conscience de l’impact du changement climatique et plus ils vont être disposés à parcourir des milliers de km pour voir un site, reflet direct de la fameuse dissonance cognitive qui entraîne un déséquilibre entre le comportement d’un individu et ses croyances. Ils veulent comprendre le retrait glaciaire, comprendre les implications du changement climatique, l’urgence de voir le glacier avant qu’il ne disparaisse et l’envie de témoigner des changements environnementaux en cours. » explique Emmanuel Salim, doctorant au laboratoire Edytem

Parmi les sites privilégiés par ces touristes : les îles Galápagos, la Grande Barrière de Corail, l’île de Pâques, mais aussi l’Antarctique et les glaciers, premières victimes et principaux témoins du dérèglement climatique. Le phénomène, s’il est de plus en plus populaire, est loin d’être nouveau.

Des Canadiens avaient ainsi étudié les pratiques touristiques de Churchill, une ville du pays proposant des visites de la population locale d’ours polaires en déclin. Leur étude a révélé que plus les ours étaient vulnérables, plus les visiteurs affluaient pour voir ces ours émaciés par la faim.

Dans une autre étude menée en 2016 sur la Grande Barrière de Corail, une enquête a indiqué que près de 70% des visiteurs souhaitaient visiter le récif corallien « avant qu’il ne disparaisse ». Une prédiction qui arrivera plus rapidement, au fur et à mesure que le nombre de visiteurs augmente.

L’Unesco a même classé le tourisme comme menace principale des Galápagos, à un niveau équivalent à l’introduction d’espèces envahissantes ou la pêche illégale.

En période de covid, face à l’afflux de voyageurs privés de leurs destinations exotiques, certains sites français comme les Calanques, l’île de Porquerolles et les falaises d’Étretat, ont d’ailleurs décidé de mettre en place des quotas pour les préserver.

La surfréquentation de ces sites a trop d’effets néfastes sur l’environnement, provoquant une érosion des sols et une pression sur la végétation, mais aussi des dégâts sur l’écosystème marin en particulier à cause des crèmes solaires. Sans parler des émissions de gaz à effet de serre engendrées par les déplacements en voiture et les longues heures d’attente dans les bouchons.

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Le cas des glaciers

Situé sur les hauteurs de Chamonix, la Mer de Glace est le plus grand glacier des Alpes françaises. Avec le réchauffement climatique, elle a perdu son aspect bleuté pour devenir grise et parsemée de cailloux. Elle perd en moyenne 4 mètres d’épaisseur par an.

« On estime que d’ici une trentaine d’années, les deux glaciers qui alimentent la Mer de Glace vont se déconnecter. Donc la Mer de Glace, au sens cartographique, n’existera plus » prévient le géomorphologue Ludovic Ravanel

Et si parmi les visiteurs de passage, certains découvrent les réalités du changement climatique par leur rencontre avec la Mer de Glace, pour d’autres c’est cette « dernière chance » de voir un glacier avant qu’il ne disparaisse qui les amène dans les Alpes.

Les températures y augmentent deux fois plus vite que dans le reste du monde, Chamonix vit déjà un réchauffement de 2°C par rapport au siècle dernier. La Mer de Glace, comme de nombreux glaciers, est ainsi devenue l’une des sentinelles du réchauffement climatique.

De la même façon, de plus en plus de visiteurs partent à la conquête des pôles. Le tourisme en Antarctique est amplifié par la fonte des glaces de plus en plus précoce qui laisse plus facilement passer les bateaux.

En Antarctique, les premières activités touristiques remontent à 1958. Cette année-là, l’Argentine et le Chili ont organisé quatre croisières pour emmener les 500 premiers touristes visiter les îles Shetland du Sud.

En 2018-2019, avant que le Covid ne mette les avions au sol, ils étaient plus de 55 000 à fouler le sol de l’Antarctique ou admirer ses icebergs depuis un bateau de croisière. En 2019-2020, la fréquentation a bondi à plus de 74 000 touristes. Or, ce tourisme est délétère pour l’écosystème de la péninsule.

« Une saison touristique typique, dans la péninsule Antarctique, s’étire maintenant de la mi-novembre à la mi-mars. On sait cependant que les conditions météorologiques ne sont véritablement idéales pour le voyage qu’au cœur de l’été austral, soit en janvier et février. C’est aussi à cette période de l’année que l’Antarctique devient une sorte de maternité pour une faune abondante dont le temps et l’espace nécessaires aux fins de reproduction, sont très limités (moins de 0.4 % de l’Antarctique est libre de glace, pendant l’été). L’arrivée des touristes représente donc un risque de perturbations pour cette faune. » alerte Alain Grenier, chercheur à l’Université de Laponie

Même constat en Arctique : les narvals de la mer de Baffin sont menacés par l’augmentation du trafic maritime, qui a triplé en 25 ans, à cause du commerce mais aussi des expéditions scientifiques et touristiques. Le bruit des bateaux pourrait affecter les mœurs des baleines et mettre en danger leur reproduction.

Lire aussi : La Baleine franche en danger critique d’extinction à cause des collisions avec les bateaux

Réinventer le tourisme après le covid

Ce qui a poussé les visiteurs à s’aventurer en 1958 dans des havres naturels jusqu’alors préservés est l’une des autres raisons qui expliquent aujourd’hui le succès du tourisme de la dernière chance : la sensation de prestige social qui accompagne un voyage unique vers une destination supposée exceptionnelle.

En ce sens, le tourisme polaire est étroitement associé à « l’écotourisme », qui n’a bien souvent d’écologique que le nom, par l’imaginaire auquel ils répondent. Tous deux remplissent le besoin du touriste de vivre une expérience dans une région naturelle qu’il ou elle croit méconnue (le fameux besoin d’acquérir du prestige social) et encore ‘pure’ (héritage de la période romantique), parce que loin des destinations traditionnelles de masse.

« Dans ces régions qui, selon les touristes de la nature, doivent obligatoirement se trouver très loin de son environnement quotidien, le visiteur croit pouvoir enfin accéder à la ‘vraie’ nature ! Car un grand nombre de soi-disant écotouristes demeurent convaincus que plus loin se trouve leur lieu de villégiature, plus la nature y sera meilleure. Cela ne pourrait être plus faux. Le trafic touristique est si important, de nos jours, en Antarctique, que les organisateurs de circuits doivent souvent tenter de ‘cacher’ ou ‘dissimuler’ navires et touristes dans la nature afin d’éviter que différents groupes ne s’y croisent. Cela permet alors à l’industrie touristique de faire croire à chacun de ses clients qu’il est le premier à visiter une région donnée. Nous ne pouvons cependant tous être les premiers. » précise ainsi Alain Grenier, chercheur à l’Université de Laponie

Surtout, si le tourisme de masse est souvent décrié pour son impact environnemental, ce sont bien les premiers visiteurs à ouvrir la voie qui ont l’empreinte la plus dramatique pour des havres de vie jusqu’alors préservés.

La diabolisation du « tourisme de masse » − nommé, naguère, « tourisme populaire » − a permis, avec l’aide de médias et de scientifiques complaisants, de légitimer cette entreprise d’achèvement de la conquête touristique du monde. Or, nous savons que le tourisme des privilégiés trace le sillon du tourisme de masse, selon la logique de fonctionnement du système touristique mondialisé. » prévient le géographe Rémy Knafou dans une tribune au « Monde »

Les opérateurs voyage l’ont bien compris. La compagnie française Ponant a ainsi développé toute une série « de croisières d’expéditions de luxe » aussi bien en Arctique qu’en Antarctique. Les tarifs vont de 4000 à 30 000 euros selon la durée et le type de séjour !

Si la compagnie met en avant un voyage « propre » grâce à un navire hybride électrique propulsé au gaz naturel liquéfié (GNL), rejetant beaucoup moins de soufre et d’oxydes d’azote dans l’air qu’un paquebot normal, le gaz demeure une énergie fossile très émettrice de méthane, qui produit un effet de serre vingt-huit fois plus fort que le CO2.

Croisière en Antarctique – Crédit : henrique setim

Et la ribambelle de blogs voyage incitant d’autres aspirants explorateurs à se lancer dans l’aventure ne va pas endiguer le phénomène en ajoutant de nouvelles destinations exotiques à leur « bucket list » : des voyages à faire avant de mourir.

Si certains ont profité de la pandémie pour adopter un rythme de vie plus lent, d’autres n’attendent que la réouverture des vols internationaux pour parcourir le monde.

« Je pense que l’urgence de réaliser le ou les voyages de nos rêves va être accélérée. Peut-être pas pour tout le monde, mais en tout cas pour ceux qui en ont les moyens. Pour ces personnes, les lendemains de la pandémie seront le moment de faire ce voyage de Bucket List, avant qu’une autre catastrophe survienne. Parce qu’on dit aussi que la Covid, c’est peut-être le bébé qui arrive avant les parents. » explique José Leroux, fondateur d’Intair et directeur de l’agence canadienne Cinquième Saison Voyages

Toute la question est ici : après le covid, les voyageurs vont-ils vraiment adopter des modes de déplacement plus lents et proches de chez eux, ou vont-ils se précipiter à l’autre bout du globe dans un dernier créneau de liberté avant la « fin du monde » tels qu’ils le connaissent ?

La question est ouverte, mais l’importance de remettre en question ses choix de voyage lorsque nous sommes assez privilégiés pour en bénéficier, vitale. Ainsi, le géographe Rémy Knafou plaide pour sanctuariser les espaces les plus fragiles, et en premier lieu l’Antarctique, seul continent encore inhabité.

« L’enjeu est d’importance : à l’époque où il est question de « réensauvagement », sachons conserver hors d’atteinte de l’homme ces espaces inhabités, par ailleurs déjà affectés par le réchauffement climatique et la pollution des mers. N’y ajoutons pas une présence humaine même temporaire, même limitée à de petits flux de privilégiés. » plaide-t-il

« Nous devons résister à la tentation hégémonique du tourisme qui, en voulant à tout prix conquérir les derniers espaces inhabités de la planète, court le risque de transformer le projet touristique en projet totalitaire. Sachons nous contenter d’aller vers les autres, vers les innombrables lieux déjà exploités touristiquement et laissons les derniers espaces étrangers à l’homme continuer d’alimenter notre imaginaire. » conclut avec sagesse le géographe

Laurie Debove

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