A marche forcée, le gouvernement fait tout pour relancer la filière nucléaire en France, au détriment du débat public en cours jusqu’au 27 février censé prendre l’avis de la population à ce sujet. Nous avons donc interrogé les Grenoblois de « Pièces et main d’œuvre », acteurs de la lutte contre le nucléaire depuis les années 1970, pour un état des lieux historique et technique. Nous avons rencontré deux de leurs membres les plus actifs dans un café grenoblois, ils parlent ici d’une même voix.
LR&LP : Pouvez-vous présenter ?
P.M.O : « Pièces et Main d’œuvre » est le nom qu’on a donné à l’activité qu’on mène depuis l’automne 2000 sur Grenoble : une enquête critique pour comprendre à la fois la Ville dans laquelle nous vivons, la première Technopole en France entièrement façonnée et motorisée par l’innovation qui fait le lien entre recherche et industrie ; et comprendre le temps dans lequel nous vivons qui est celui de l’innovation.
Toute l’économie, notre organisation sociale et la raison de vivre de l’époque est l’innovation. C’est l’idée qu’il faut toujours du neuf en matière de technosciences, moteur de l’économie et de la croissance, qui organisent concrètement nos vies. Cette enquête critique nous a amené à considérer que la technologie est le fait majeur de notre temps. Nous produisons des idées et participons à des manifestations car on pense que les idées peuvent changer et transformer le cours du monde, qu’elles peuvent s’opposer à la technologie.
LR&LP : Qu’est-ce qui vous a amené à vous pencher sur le nucléaire et quels sont les plus grands écueils trouvés ?
L’intérêt pour le nucléaire est bien antérieur à la création du collectif. Je suis moi-même un rejeton du mouvement antinucléaire qui a commencé en 1945 avec Hiroshima et Nagasaki, où tout de suite la gauche et les communistes ont dit que c’était un progrès scientifique d’origine française, alors qu’en face Albert Camus dénonçait que c’était horrible, qu’il allait falloir choisir entre le suicide collectif et le sauvetage.
Durant toutes les années 1940-50-60 se développe alors une critique du nucléaire elle-même clivante. Les communistes lancent un mouvement pour la paix qui est anti-nucléaire car seuls les Etats-Unis disposent de la bombe et ils ne veulent pas les laisser disposer d’un tel avantage stratégique sur l’URSS et le camp socialiste. Mais en réalité, les soviétiques préparent clandestinement la Bombe Hydrogène, encore plus puissante que la Bombe Atomique.
La lutte est donc instrumentalisée et c’est à ce moment-là que le Président Américain Eisenhower lance le programme « Atoms for Peace », en disant que l’atome peut aussi être civil pour faire des centrales nucléaires et de la recherche. Il propose donc des transferts de technologie des Etats-Unis vers ceux qui veulent fabriquer des réacteurs, plus d’une vingtaine de pays.
Un nouveau clivage apparaît : tout un tas de gens dont Murray Bookchin, André Breton et son comité anti-nucléaire en France disent que c’est abominable car ils voient très bien l’enfermement que cela suppose. Pour eux, on est en train de refermer sur l’humanité une cage qu’on ne pourra pas briser avant des milliers d’années ou plus, car à partir du moment où on fabrique le nucléaire, on fabrique les conséquences du nucléaire et notamment ses déchets.
Comme on alimente toute la société à l’électronucléaire, il faut maintenir un clergé scientifique de nucléocrates, car c’est une technologie très compliquée et dangereuse, et d’autre part il faut protéger ces centrales nucléaires, les mines de minerais, les transports, les déchets par une milice dédiée car on ne veut pas que cela tombe entre de mauvaises mains.
Avec l’atome civil, c’est donc toute une société électro-totalitaire qui se met en place avec un appareil d’État, une police, et une organisation politique particulière. Finis les rêves et les utopies d’autogestion ou d’anarchie, les déchets nucléaires ne peuvent pas être gérés par n’importe qui : c’est un effet cliquet où l’on ne peut pas revenir en arrière.
Et cela, c’est un type de critique complètement différent, c’est la matrice et l’origine du mouvement écologique moderne qui repart à la fin des années 1960 avec en particulier Pierre Fournier et la Gueule Ouverte. Giono, Ellul, Charbonneau, Camus, Breton, Pierre Fournier et des petits associatifs dont le nom a été complètement oublié Jean Pignero, Emile Prémilieu, Esther Davis, Solange Fernex, tous ces gens qui dans les années 50-60 ont tâtonné pour enquêter sur la radioactivité, le radium, les rayons ionisants.
LR&LP : Nous sommes en 2022, l’Autorité de Sureté du Nucléaire a lancé l’alerte sur les défaillances du parc nucléaire français. Vous qui avez vu à la fois l’implantation et l’évolution de ce parc, était-ce prévisible et que pensez-vous du plan de relance nucléaire français, imposé par le gouvernement, alors qu’on voit que l’EPR de Flamanville a 10 milliards d’euros de surcoût ainsi que 12 ans de retard dans sa construction ?
Que les centrales nucléaires s’usent, comme toutes les usines c’est une banalité. Le cycle de vie d’une centrale nucléaire c’est 100 ans en moyenne, entre le moment où on commence à la construire et celui où on la démantèle. Le nucléaire coûte une fortune, on a beau nous faire la promotion d’une électricité française pas chère, c’est un mensonge. Au cours du temps, l’État a moins financé EDF donc on a moins entretenu les centrales, moins formé les spécialistes et le privé n’a pas pris la relève là-dessus en France car c’est très onéreux.
On assiste aujourd’hui à la réédition de ce qu’il s’est passé en 1974 après la guerre du Kippour, où les pays arabes ont puni l’Occident en triplant les prix du pétrole. On n’avait pas de pétrole mais du nucléaire, donc Pompidou, Giscard d’Estaing et le premier ministre de l’époque Messmer ont lancé un plan de nucléarisation de la France pour pallier le déficit en importation de pétrole. L’uranium venait du Niger, on avait les compétences, le CEA existait depuis 1945, EDF a passé la commande et ils ont fabriqué des centrales nucléaires à marche forcée.
C’est frappant d’observer à quel point le discours de Pierre Messmer à la TV en 1974 et celui d’Emmanuel Macron à Belfort en 2021 sont jumeaux ! La relance s’explique par une chute des approvisionnements : à l’époque cela venait des pays arabes et aujourd’hui du conflit Russie-Ukraine.De la même façon, il y avait un accroissement de la demande à l’époque car les gens avaient été forcés de s’équiper d’électroménager électrique, et aujourd’hui ce sont les moyens de transports électriques et les gadgets comme les smartphones qui créent cette demande supplémentaire. D’un côté, l’industrie crée la demande donc le problème, et de l’autre côté elle vient avec la solution que la population ne peut pas refuser.
La surprise, c’est qu’on ré-applique les mêmes vieilles méthodes avec les mêmes vieux arguments, c’est une fuite en avant pour ignorer la catastrophe actuelle : on ne peut pas avoir une telle demande d’électricité, ce n’est ni tenable, ni raisonnable.
On se lance dans la réédition du programme d’il y a 40 ans plutôt que d’affronter un élément qui relève de la physique la plus dure : la question de l’entropie de l’énergie et de la matière (théorisée par Nicholas Georgescu-Roegen), c’est le déni central. Et aussi déni de l’empoisonnement du milieu avec la radioactivité, on vit dans un monde où la radioactivité est anthropique. La physique nous enseigne que cela ne va pas disparaître. On aurait largement pu anticiper tout ça.
LR&LP : L’Histoire se répète, et pourtant selon un sondage mené par Harris Interactive plus d’1/4 des français n’a aucune idée du nombre de réacteurs en service et sous-estime le parc nucléaire français. Ils ne savent pas non plus que le nucléaire représente seulement 20% de la consommation finale d’énergie chez les consommateurs en France. Qu’est-ce qui explique cette méconnaissance populaire sur le nucléaire et pourquoi c’est important que la société civile s’empare de ces questions habituellement réservées aux spécialistes ?
Cette question renvoie à ce qu’est une Cité et ce qu’est un citoyen. A Athènes, au IVème siècle av JC, les citoyens (pas les esclaves) sont réputés compétents pour toutes les affaires de la Cité. Ils se réunissent sur l’agora, et les techniciens sont subordonnés aux citoyens. Les décisions sont prises collectivement.
Tous les citoyens sont informés et évoluent dans une société où il y a une relative compréhension générale des problèmes techniques. La technique n’est pas devenue la technologie ayant atteint un stade de complexité qui rend les enjeux difficilement compréhensibles pour le plus grand nombre. Il n’y a pas encore d’experts qui font écran entre la décision politique et les faits.
Là, plus ça a été, plus est née cette classe qu’est la technocratie. De la même façon que la technologie est devenue la véritable politique de notre temps, la véritable classe dirigeante de notre temps est la technocratie : la classe qui a produit et qui est le produit de la technologie (ingénieurs, chefs d’entreprises, certains élus). Cette classe de la puissance veut sans cesse un accroissement de la puissance, soit par passion de la connaissance, soit qu’elle voit très tangiblement à quoi cela peut servir comme Louis Néel, prix Nobel de physique 1970, qui a fondé le CEA Grenoble : la science pour l’industrie et l’innovation.
Ces gens renvoient aux citoyens leur ignorance. L’élu va alors s’entourer de conseillers scientifiques qu’il ne peut pas maîtriser puisqu’il ne sait pas résoudre leurs équations. A Grenoble, les élus sont souvent eux-mêmes des technocrates. Il y a une homogénéité de la classe dirigeante autour des objectifs, du raisonnement et du mode de pensée. Eux-mêmes ne s’estiment pas compétents pour tout : l’informatique est différent de la chimie, etc.
Le citoyen de base a intégré ça et a compris qu’il n’y comprenait rien, ou pas grand chose. Le citoyen s’en remet donc à ceux qui savent.
Puis, pour avoir de l’électricité, il n’y a qu’à appuyer sur un bouton chez soi ce qui a rendu totalement virtuel ce qu’est vraiment la production de cette énergie. Avec ce phénomène de centralisation extrême et le parc électronucléaire, plus personne ne sait ce que cela coûte de produire l’électricité.
Quand il y avait une petite hydrocentrale électrique pour un village dans les montagnes, c’était sous les yeux de tout le monde donc les habitants gardaient une certaine maîtrise et conscience de ce qu’ils produisaient. Aujourd’hui nous avons une dépossession totale de cette autonomie. C’est pour cela que le système technocratique et la technologie comme puissance de changement du monde n’est pas compatible avec l’exercice politique d’une démocratie participative.
LR&LP : Pourtant, un débat public a été lancé pour demander leur avis aux citoyens. Pour vous, participer à ce débat public peut-il permettre à la population française de reprendre la main sur les décisions qui sont faites de la production énergétique en France ? Si non, qu’est-ce que chacun.e devrait faire pour un débat éclairé sur la technologie nucléaire ?
Les débats publics sont comme la cape du torero. Les autorités savent très bien qu’il va y avoir des gueulards, des cornes de brume, des banderoles, et ils trouvent ça très bien puisqu’alors la contestation est confinée dans le « débat public ». Chantal Jouanno, la Présidente de la Commission Nationale du Débat Public (CNDP) a dit que les banderoles sont bienvenues en 2022 à cause d’un précédent dans l’histoire du débat public français.
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En 2009-2010, le gouvernement avait lancé un grand débat public sur les nanotechnologies en France alors que ceux de la CNDP étaient normalement plus ciblés localement. Cette fois-ci, on interrogeait les français sur un sujet de société bien plus vaste, alors que Nicolas Sarkozy avait lancé un deuxième pôle de R&D en nanotechnologies à Saclay. Les décisions politiques étaient déjà prises depuis longtemps.
On a alors décidé de démonter cette opération de communication pour montrer comment ça marche, comment c’est préparé, qui gère le débat public, puis lancé une campagne de sabotage de ces réunions, qui étaient à nos yeux un pare-feu puisque le deuxième centre était déjà en train d’être construit. On a annulé 12 réunions sur 17. A l’époque, la CNDP et le gouvernement avaient décidé que la CNDP ne serait plus jamais utilisée pour des sujets aussi vastes.
Le oui ou le non n’aura aucun impact. Les sociologues eux-mêmes ont défini le débat public en disant « faire participer, c’est faire accepter ». Pour nous, participer c’est donc accepter comme on l’a abondamment écrit. Croire qu’on va tenir compte de l’avis des citoyens sur un projet de société aussi vaste est illusoire.
La seule enquête publique sur le nucléaire qui ait abouti à un fiasco c’est celle de Plogoff car les Bretons ont refusé l’enquête publique et se sont battus pendant des semaines contre la police. Tous les soirs, des centaines de gens se rassemblaient pour balancer des caillasses et du lisier car, pour eux, chaque forme de pseudo-concertation était de l’enfumage. C’est ce qui explique qu’il n’y a jamais eu aucune centrale nucléaire construite à Plogoff alors qu’il y en a eu partout ailleurs.
LR&LP : Le pouvoir est dans les mains des technocrates, « faire participer c’est faire accepter ». Dès lors, comment un citoyen peut reprendre un champ d’action sur sa production énergétique ?
Quand on parle d’une société industrielle où tout est interconnecté, où la survie passe par la connexion au technotope, c’est presqu’illusoire de poser la question dans ces termes. Il faudrait vraiment avoir les moyens d’une vie indépendante et autonome pour faire ça. A la marge, certains arrivent à se débrancher et se déconnecter du réseau EDF, mais qui peut vraiment le faire ? Ceux qui ont un peu d’espace et de moyens, d’autonomie dans leur mode de vie et leur habitat. Il faut soutenir et encourager ces initiatives, mais elles ne reflètent pas les capacités du plus grand nombre.
Beaucoup de personnes sont conscientes du fait qu’on a été pris en otage. Quand on parle de « monde machine », c’est de cela qu’on parle. Il est presque illusoire et utopique de penser qu’on peut vivre en-dehors de cette incarcération-là dans le monde machine.
La seule force probablement capable d’inverser le cours des choses serait une prise de conscience collective qu’il n’est pas tenable de continuer à consommer autant d’énergie, physiquement et matériellement à cause de l’entropie et de ses effets. Il faudrait alors qu’on décide de se défaire de ce mode de vie énergivore et gourmand en matériaux, et renoncer à certaines habitudes, mais cela reste abstrait.
Le souci, c’est que les gens n’ont pas forcément une demande de démocratie pas plus que ceux qui montent dans le train veulent être en capacité de le conduire. La plupart des gens veulent juste une société qui tourne, reste à savoir comment…«
Pour aller plus loin, le dernier ouvrage paru de Pièces et Main d’œuvre :
De la technocratie
La classe puissante à l’ère technologique
De Marius Blouin
Editions Service compris, 500 p., 25 €