Un pas en avant, un pas en arrière. Lundi 15 mars, le Conseil d’État a validé la réintroduction provisoire des néonicotinoïdes dans la filière de la betterave sucrière, deux ans et demi après leur interdiction sur le territoire national. Les « pesticides tueurs d’abeilles » pourront donc faire leur grand retour dans les champs français jusqu’en 2024.
Des poisons persistants durant des années
Très persistants dans l’environnement — ils continuent de décimer les insectes des années après leur utilisation —, les néonicotinoïdes s’accrochent aussi à la législation.
Ce nom à rallonge désigne une famille de molécules insecticides censées protéger les plantes des insectes ravageurs (taupins, oscinies, pucerons, cicadelles, sitones, etc.), qui évoluent dans le sol et peuvent dévorer la graine.
Mises au point dans les années 1980, ces nouvelles générations de pesticides sont appelées « systémiques », car on les pulvérise directement sur les semences, qu’elles enrobent et suivent dans toute leur croissance, de la sève à la feuille, des racines au pollen et au nectar.
Depuis des dizaines d’années, ces insecticides, encore les plus utilisés sur le Vieux Continent, sont jugés responsables de la chute dramatique des populations d’abeilles domestiques, mais aussi d’autres insectes pollinisateurs (bourdons, papillons, abeilles sauvages, etc.), essentiels pour la reproduction d’un grand nombre d’espèces végétales, des tomates aux fraises en passant par les courgettes ou les pommes.
En Europe, les colonies d’abeilles domestiques auraient perdu 25 % de leurs effectifs généraux entre 1985 et 2005 ; en France, ces pertes s’élèveraient parfois à 90 % par an, en fonction des apiculteurs et de l’emplacement des colonies, alors que la mortalité normale, elle, se situe entre 5 et 10 %.
Si d’autres pratiques peuvent être mises en cause, il ne fait aucun doute que les néonicotinoïdes sont responsables d’une véritable catastrophe naturelle.
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Des dérogations continues au moratoire européen
En 2013, à la suite des alertes répétées de scientifiques et d’organisations environnementales, la Commission européenne a adopté un moratoire interdisant l’utilisation de trois molécules (imidaclopride, thiaméthoxame et clothianidine) en enrobage de semences et en pulvérisation.
C’était une première mondiale, même si le bannissement ne concernait que certains types de cultures, respectivement quatre pour l’enrobage et une cinquantaine pour les produits pulvérisés sur les plantes.
À partir de septembre 2018, en application de la loi biodiversité de 2016, la France a entériné cette interdiction, en l’étendant à toutes les cultures en extérieur et en y ajoutant deux autres molécules, le thiaclopride et l’acétamipride.
Mais le moratoire européen comme la loi française prévoient dans certains cas des dérogations, notamment si les autorités publiques jugent qu’aucun substitut suffisamment efficace, chimique ou non chimique, n’est disponible pour les agriculteurs. C’est ce levier juridique que la filière française de la betterave sucrière a récemment actionné.
En 2020, les récoltes de betteraves à sucre, qui représentent 1,5 % de la surface agricole utile française et 26 000 planteurs, ont chuté de 30 % par rapport à la moyenne des cinq dernières années. En cause : des infestations massives de pucerons verts transmettant la jaunisse, une maladie qui entrave la photosynthèse.
L’année précédente, en stricte concomitance avec le retrait des néonicotinoïdes du marché, les prémices d’une prolifération de pucerons avaient déjà été observés, mais plus tardifs, ce qui avait permis aux agriculteurs d’éviter des pertes sévères.
Pour « sauver » une filière qui se déclarait en péril (la France est le premier producteur européen de sucre), le gouvernement a choisi à la fin de l’année dernière de réintroduire de façon temporaire les pesticides tueurs d’abeilles.
Signé par le ministre de l’Agriculture et la ministre de la Transition écologique, l’arrêté d’application, en date du 5 février 2021, précise que l’autorisation dérogatoire n’est valable que pour une période de 120 jours, se limite à la culture de betteraves et ne pourra être renouvelée que pour les campagnes de 2022, 2023 et 2024.
En outre, l’arrêté prévoit plusieurs mesures « protectrices », comme l’obligation, pour les agriculteurs, de procéder à une rotation des espèces selon un programme établi par le gouvernement.
Après une récolte de betteraves sucrières en 2021, un cultivant devra par exemple attendre 2023 pour planter des pommes de terre ou du maïs, ces derniers étant très consommateurs de pesticides.
Échec de la société civile face aux institutions françaises
Cette mesure a provoqué l’ire de groupes et d’associations écologistes, qui ont dénoncé « un nouveau renoncement » de la France en matière de régulation des pesticides, à l’heure où 69 % des Français sont contre la réintroduction des néonicotinoïdes sur le marché, selon un sondage OpinionWay effectué pour le compte de Générations futures.
C’est pourquoi des dizaines de députés et de sénateurs de gauche ont déposé devant le Conseil constitutionnel, le 10 novembre dernier, un recours lui demandant de censurer la loi sur les néonicotinoïdes, en se fondant notamment sur le devoir de prévention et le principe de non-régression garantis par la Charte de l’environnement.
C’était peine perdue : un mois plus tard, les sages ont estimé dans leur décision que le texte voté par l’Assemblée nationale était conforme à la Constitution, indiquant toutefois que le législateur ne pouvait priver la protection et l’amélioration de l’environnement de cautions légales.
Il ne restait plus qu’un espoir pour les opposants à la loi (et les abeilles…) : la demande de suspension de l’arrêté ministériel du 5 février 2021, déposée au Conseil d’État par sept organisations, parmi lesquelles Agir pour l’environnement, Terre d’abeilles, la Confédération paysanne et le Syndicat national d’apiculture.
Dénonçant un « passage en force » et un « manque de transparence » du gouvernement, celles-ci estimaient que la dérogation ne respectait pas les règles européennes sur la commercialisation des pesticides.
N’établissant pas d’aires précises où les néonicotinoïdes pourraient être utilisés, l’arrêté était selon elles trop large et ne comportait pas d’évaluation des risques en fonction des territoires concernés, ni de recensement des alternatives disponibles.
Les règles de compensation, pour leur part, ne pourront empêcher les « tueurs d’abeilles » de persister dans l’environnement. Mais la plus haute juridiction administrative, pas plus que le Conseil constitutionnel, ne s’est laissée convaincre par ces arguments. Dans sa décision du 15 mars, elle juge que l’arrêté ministériel n’est contraire ni à la Constitution ni aux modalités dérogatoires prévues par le droit européen.
« Le juge des référés observe que l’arrêté attaqué respecte cette dérogation, en raison du risque sérieux d’une nouvelle infestation massive par des pucerons porteurs des maladies de la betterave au printemps 2021. Les pertes importantes de production subies à cause de ces maladies en 2020 montrent qu’il n’existe pas d’autres moyens raisonnables pour maîtriser ce danger, tout au moins pour la campagne 2021. »
L’autorisation temporaire peut être appliquée dès cette semaine, au grand dam de tous ceux qui se préoccupent de biodiversité. Les betteraves étant semées en mars-avril, les néonicotinoïdes ne tarderont donc pas à retourner dans les champs.