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La vente polémique du domaine agricole historique de Grignon ne va apporter aucun bénéfice à l’Etat

Combien Altarea va-t-il tirer de ces transactions ? Difficile de le dire. Vu le cadre remarquable et les prix de l’immobilier en Île-de-France, son bénéfice pourrait s’élever à 80 millions d’euros, si l’on en croit les estimations d’étudiants et d’anciens élèves opposés à la vente.

La vente du vaste domaine de Grignon au groupe Altarea Cogedim n’a jamais été aussi compromise. Alors que la cession a été suspendue en raison d’une irrégularité de procédure, plusieurs révélations sur les montages financiers du promoteur remettent en question le bien-fondé de la transaction, qui pourrait ne rapporter aucun bénéfice à l’État.

Un site national d’exception

Un château du XVIIe siècle aux nombreux pavillons, des forêts, des jardins botaniques, des laboratoires et des fermes, des dizaines d’hectares de terres cultivées et des centaines de parcelles d’expérimentation en plein cœur des Yvelines : voilà en quelques mots le domaine de Grignon.

Sans doute unique dans la région, ce site exceptionnel accueillait encore, il y a peu, l’Institut national agronomique, plus ancienne école d’agriculture de France où étaient formées, depuis 1826, des générations d’ingénieurs agricoles — jusqu’à ce que le ministère de l’Agriculture décide soudainement de se débarrasser du domaine.

Ayant intégré, de fusion en regroupement, le géant AgroParisTech (10 centres, plus de 2 200 étudiants), l’Institut national agronomique est aujourd’hui contraint de déménager à Paris-Saclay, dans l’Essonne, où la France érige un « pôle universitaire d’envergure mondiale »« inspiré par le succès de la Silicon Valley ».

Devenu inutile, le domaine de Grignon a été mis en vente en 2018, sous le pilotage de la Direction de l’immobilier de l’État (DIE). Le ministère de l’Agriculture expliquait alors que le produit de la transaction serait réinjecté dans le déménagement.

Ouvert en mars 2020, l’appel d’offres a duré plus d’un an. C’est la proposition d’Altarea Cogedim, deuxième plus grand promoteur immobilier français, qui a finalement été retenue, à la toute fin du mois de juillet dernier, temps mort annuel des mobilisations.

Comme l’a révélé Mediapart, Altarea aurait promis de débourser 18 millions d’euros, pour un lot comprenant le château de style Louis XIII, une trentaine de bâtiments, la forêt et quelques dizaines d’hectares de parcelles.

C’est donc au candidat le plus offrant, semble-t-il, que l’État aurait choisi de céder le domaine. Sur le papier, du moins, car de nouvelles révélations sont venues jeter le trouble jusque dans les rangs du gouvernement, d’habitude si ferme quand il s’agit de privatiser. 

Lire aussi : « La mobilisation prend de l’ampleur contre la vente de Grignon, site historique pédagogique et agricole »

Un joyau patrimonial vendu à la découpe

Quoi qu’en disent les apparences, le domaine de Grignon n’est pas l’objet d’une reprise unique. Derrière Altarea, sorte de prête-nom, se cachent plusieurs opérateurs distincts, qui récupéreront chacun un morceau du site historique, en réalité vendu à la découpe. 

Tandis que le château, cédé à la société Châteauform’, sera transformé en hôtel, le bâtiment qu’on appelle « Grand H », ancien corps de ferme abritant le restaurant universitaire et des bureaux, sera converti en une soixantaine de logements réhabilités, qu’Altarea Cogedim revendra à l’unité à des particuliers.

Au terme d’une seconde série de transactions, les autres bâtiments seront quant à eux découpés en lots et répartis entre différents promoteurs, qui se chargeront d’en faire un centre de séminaire, un EHPAD, une résidence pour séniors, ou encore des logements neufs. 

Dernier volet du bâti, les laboratoires actuels seront acquis par la Société d’économie mixte (SME) Investissements & Territoires, une foncière « parapublique » de la région Île-de-France, qui souhaite y aménager un « pôle d’innovation agricole », avec espaces de coworking, fab-labs et incubateur d’entreprises… 

Les parties forestières et agricoles du domaine, enfin, seront rachetées après la vente par le département des Yvelines, désireux de les préserver de l’urbanisation.

Six millions d’euros de manque à gagner

Combien Altarea va-t-il tirer de ces transactions ? Difficile de le dire. Vu le cadre remarquable et les prix de l’immobilier en Île-de-France, son bénéfice pourrait s’élever à 80 millions d’euros, si l’on en croit les estimations d’étudiants et d’anciens élèves opposés à la vente.

Ce qui est sûr, en revanche, c’est que l’État ne touchera pas, in fine, les 18 millions d’euros promis par le promoteur dans son offre.

Se fondant sur des documents internes d’Altarea Cogedim, la chaîne de radio RMC révélait, le 22 octobre dernier, que les acquéreurs des logements réhabilités du « Grand H » pourraient bénéficier d’un dispositif d’optimisation qui réduirait d’environ 6 millions d’euros les recettes de l’État.

Une discrète modification du Code général des impôts, réalisée en 2017, permet en effet de déduire de l’ensemble de ses revenus imposables les sommes qu’un propriétaire a investies dans des travaux de réhabilitation d’un logement au sein « d’immeubles classés monuments historiques ou inscrits à l’inventaire supplémentaire »

Après avoir acquis, via sa filiale Histoire & Patrimoine, le bâtiment « Grand H », inscrit au titre des monuments historiques depuis 1941, Altarea Gogedim proposera ainsi aux futurs repreneurs des soixante logements de profiter de cette défiscalisation très avantageuse en se déclarant tout simplement commanditaires des travaux.

Le promoteur immobilier n’en est pas à son coup d’essai : dans les Yvelines, sa filiale a déjà racheté et revendu à la découpe, suivant le même montage fiscal, le château de Jouars-Pontchartrain et l’hôtel de la Surintendance à Versailles, deux magnifiques monuments du Grand Siècle.

La surface exploitable du Grand H s’élève à 3 431 m². Selon Mediapart, Histoire & Patrimoine prévoit de mettre en vente ses appartements à 7 000 euros le mètre carré, chiffre qui inclut les travaux, estimés pour leur part à 4 100 euros par mètre carré.

Si l’on applique cette dernière somme à un taux marginal d’imposition de 41 % — taux moyen des clients d’Histoire & Patrimoine —, on en déduit que l’État perdra, au cours de cette transaction, environ 1 680 euros par mètre carré, soit 5,8 millions d’euros sur l’ensemble de la surface exploitable, et ce par manque à gagner de recettes fiscales.

À cause d’un simple montage fiscal, d’une petite modification législative, la somme que peut espérer l’État de la vente du domaine de Grignon chute à 12 millions d’euros.

Collectif d’étudiants opposés à la vente lors de la grande mobilisation francilienne contre la bétonisation des terres agricoles – Crédit : Grignon 2026
Lire aussi : De plus en plus loin de l’autonomie alimentaire, l’Ile-de-France va finir étouffée sous le béton

Et si le bénéfice était nul ?

Ce n’est pas tout. Si l’on se place maintenant, non plus du seul point de vue de l’État, mais du point de vue, plus général, de l’argent public, il semblerait que le bénéfice de la vente du domaine soit quasi nul, voire négatif.

Car une fois que la vente aura été conclue, les forêts et les terres agricoles seront directement rachetées par le département (pour 2,46 millions d’euros) et les laboratoires par la SME Investissements & Territoires, en échange de 10,94 millions d’euros, dont 8,9 millions d’euros d’argent public.

Bien qu’elles relèvent de budgets différents, toutes ces sommes sont à déduire, à certains égards, du montant engrangé réellement par l’État, qui restituera à Altarea Cogedim — par des déductions fiscales, le département et la région — entre 17 et 19 millions d’euros, tout en perdant la propriété d’un domaine exceptionnel.   

« Au terme de toutes ces opérations, confirme Mathieu Baron, délégué général de l’association Grignon 2000, qui lutte pour préserver l’unité et la vocation agricole du site, le groupe Altarea n’aura rien déboursé, voire aura gagné plus d’un million d’euros et acquis, gratuitement, si l’on peut dire, plus de 21 hectares dans les Yvelines. C’est très clair, et c’est plutôt bien imaginé. »

Depuis la modification du Code général des impôts, en 2017, nous explique cet ancien élève de Grignon, Altarea Cogedim a pris le contrôle intégral d’Histoire & Patrimoine, société dont elle ne possédait auparavant que des parts.

Mais en quelques années, ce qui ne formait qu’une niche s’est métamorphosé en un marché extrêmement florissant. Le promoteur l’a bien compris, lui qui souhaiterait multiplier par dix le nombre annuel de ce type d’opérations. 

Belle dépendance du château de Grignon, fief de l’école AgroParisTech – Crédit : H N

L’espoir renaît d’une vente compromise

Cet été, la vente semblait conclue. Et pourtant, plusieurs grains de sable ont fini par gripper la machine. Outre le fait que la cession du domaine essuie une opposition de plus en plus forte, la DIE a été forcée de suspendre la procédure, entachée d’irrégularités.

« La raison de cette suspension, précise Mathieu Baron, c’est que l’État a omis de respecter le droit de priorité : le Code de l’urbanisme stipule que lorsqu’il veut vendre un bien, l’État doit le faire estimer, puis le proposer en priorité à la commune ; si celle-ci refuse, alors il peut engager un processus privé par appel d’offres. Avec Grignon, la DIE a sauté cette étape, elle est donc obligée de purger le droit. »

Officiellement, la signature est reportée jusqu’au 31 décembre, mais en coulisse, on sait que cette suspension pourrait durer bien plus longtemps, car le gouvernement lui-même commencerait à douter du bien-fondé de la transaction.

La commune de Thiverval-Grignon, sur laquelle se trouve le domaine, a reçu le 8 octobre une lettre lui proposant de racheter le bien au prix fixé par Altarea. Ne comptant qu’un millier d’habitants, il est bien évident qu’elle ne dispose pas d’une telle somme, surtout quand l’on songe qu’elle ne recevra pas le soutien du département ni de la région, déjà associés au promoteur.

Cependant, comme beaucoup d’opposants à la vente à la découpe, la commune de Thiverval-Grignon s’est déclarée favorable à un autre projet de reprise, resté sur le carreau après l’appel d’offres, mais qui pourrait bien resurgir grâce aux récents rebondissements.

Il s’agit de « Grignon 2026 ». Porté par la Communauté de communes Cœur d’Yvelines et l’association Grignon 2000, ce projet proposait d’acquérir l’ensemble du domaine pour y installer un centre d’expérimentation agricole international dédié à « la transformation des systèmes alimentaires ».

Accueil d’entreprises, valorisation du château et de ses dépendances, hébergement d’étudiants, création d’un pôle de recherche, musée du Vivant, « Grignon 2026 » aurait pu s’inscrire dans une trajectoire écologique d’autant plus appréciable que l’association promettait d’assurer une gouvernance du domaine unique et transparente, et de se financer par une campagne de souscription.

L’offre de cette « cité de la Connaissance », ne s’élevant qu’à 13 millions d’euros, avait paru insuffisante aux yeux de la DIE, qui lui avait préféré celle d’Altarea. Or, maintenant que le montage fiscal du promoteur a été révélé, rien n’empêche plus l’État de faire machine arrière et de sélectionner un autre projet.

Une annulation de la cession reste donc probable, selon les membres de Grignon 2000.

« De notre côté, conclut Mathieu Baron, nous continuons tout de même de mettre la pression médiatique et juridique sur l’État. Plusieurs recours en contentieux ont été engagés, notamment sur la vente de la forêt, qui aurait dû être autorisée par une loi spécifique. »

Grignon sera peut-être sauvé de la découpe. 

Crédit photo couv : vue aérienne de Grignon – Crédit : Grignon 2026

Augustin Langlade

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