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La stratégie du choc pandémique : comment les entreprises du numérique conquièrent de nouveaux marchés

Si, malgré la récession qui s’amorce, le secteur du numérique se prépare à la croissance et recrute à tout-va, c’est au prix d’une lutte pour la survie, les entreprises les plus grandes et agressives s’accaparant la majorité des marchés et absorbant les plus petites, dans une nouvelle phase de sélection et de compétitivité redoublée.

Article co-écrit par Maud Barret Bertelloni, membre du Mouton Numérique, et Augustin Langlade, journaliste à La Relève et La Peste.

La crise sanitaire se révèle un marché juteux pour un secteur numérique influent, accompagné par un État guidé par la défense des entreprises dans des choix aussi essentiels que ceux de ses politiques numérique et sanitaire, aux dépens du service public, des citoyens et de leur santé.

L’application StopCovid, approuvée mercredi et jeudi dernier par le Parlement, vient aujourd’hui, mardi 2 juin, d’être mise en service. L’instrument national de contact tracing aura pour fonction de repérer les éventuels cas de contamination au Covid-19, grâce au croisement des signaux Bluetooth de nos téléphones portables.

Porté contre vents et marées par le secrétaire d’État au numérique, Cédric O, ce projet aussi ambitieux qu’incertain rassemble quelques « fleurons » de l’industrie française, réunis dans un consortium public-privé : Dassault Systèmes pour le stockage des données, Capgemini pour l’architecture de l’application, Lunabee Studio pour son développement mobile, Orange pour la diffusion, Withings pour les objets connectés, ainsi qu’Accenture, Thalès, Atos, Bertin Technologies et d’autres.

En tout, une centaine de représentants d’une petite trentaine d’entreprises auront participé de près ou de loin à l’application, dont les plus ardents défenseurs prétendent qu’elle pourrait ni plus ni moins sortir la France de la crise.

Un tel état d’esprit traduit à merveille l’époque que nous traversons. L’application StopCovid, très médiatisée, ne représente que l’une des innombrables technologies numériques mobilisées pour répondre à l’épidémie.

Drones, caméras de reconnaissance automatique d’images, sites et applications de téléconsultation, partage et traitement de données, scanners thermiques, logiciels de surveillance des examens, objets connectés, aucun outil n’aura été négligé.

Saisissant l’opportunité qui s’offrait à lui, le monde de l’innovation a rivalisé d’ingéniosité et d’ardeur pour se présenter, une fois de plus, comme la panacée à toutes les difficultés que pose cette situation nouvelle.

Ce déploiement inédit de technologies, dont certaines s’étaient jusqu’ici cantonnées au domaine de l’armée, du renseignement ou du maintien de l’ordre, n’a pas manqué de nourrir l’inquiétude des défenseurs des libertés publiques, qui craignent une extension sans précédent de la surveillance et de nouvelles atteintes au respect de la vie privée.

Cependant, alors que le débat s’acharne à savoir si l’on préfère mourir libres ou vivre surveillés, un aspect est systématiquement passé sous silence : quels acteurs et quels intérêts se croisent dans les coulisses de ces technologies ?Ne faut-il pas poser la question de la logique qui préside à leur bourgeonnement ? 

Crédit : Rishabh Varshney

Quand lurgence sanitaire rencontre la transition numérique à marche forcée

La liste des technologies recensées depuis le début de l’épidémie est longue et bigarrée. Outre le fameux contact tracing, les applications de diagnostic et de télésuivi médical ont prospéré, parfois associées à des objets connectés reconvertis dans le domaine médical, comme la ScanWatch de Withings ou l’Apple Watch, à présent capables de mesurer le taux de saturation en oxygène du sang.

Certaines technologies militaires et de maintien de lordre ont été transposées dans le domaine civil sans consultation.

De Nice à Paris, de Lille à Saint-Malo, les drones ont peuplé les cieux français pour faire respecter le confinement ; des caméras équipées de reconnaissance automatique d’images ont été installées pour assurer le port de masque dans les marchés et les bus à Cannes, ainsi qu’à la station Châtelet-les-Halles à Paris.

En Belgique, les bracelets électroniques de Rombit ont été imposés à des salariés afin de leur faire respecter les distances physiques sur leur lieu de travail. Sans parler de la fortune des plates-formes de livraison, de visioconférence, de contact, de formation, qui ont connu une prodigieuse explosion du fait du confinement et du télétravail : Amazon, UberEats, Deliveroo, Doctolib, Zoom, GoToMeeting, Tixeo, Google Meet, Udacity, Coursera, Datascientest ; un fourmillement de “solutions” aux difficultés de la crise sanitaire qui ne doit rien au hasard…

À quelques exceptions près, chacune de ces technologies trouve son origine dans une entreprise privée, qui a saisi la crise comme une excellente occasion de proposer ses produits tout en bénéficiant dune image exemplaire.

Les défenseurs comme les critiques de la technologie semblent parfois l’oublier : tous ces outils ne tombent pas du ciel ; ils sont au cœur d’un marché aussi florissant que féroce.

Si, malgré la récession qui s’amorce, le secteur du numérique se prépare à la croissance et recrute à tout-va, c’est au prix d’une lutte pour la survie, les entreprises les plus grandes et agressives s’accaparant la majorité des marchés et absorbant les plus petites, dans une nouvelle phase de sélection et de compétitivité redoublée.  

La stratégie de conquête, que les PME de province comme les géants du web suivent unanimement, passe en premier lieu par un marketing audacieux et une courtisanerie à la limite de l’impertinence, aspirant comme de coutume à ce que la société fasse un bond en avant drastique dans la technophilie et lève ses quelques garde-fous.

Il n’a échappé à personne que les grossiers appels du pied d’Orange, qui a publié les données anonymisées de géolocalisation des Franciliens, quelques jours après l’exode urbain du confinement, ne visaient qu’à proposer au gouvernement les services de cette masse de données qu’il rechigne à laisser exploiter.

Dans une autre mesure, des start-up à la recherche de profits soudains n’ont pas tardé à imposer aux aéroports, aux gares et à bien d’autres lieux de grande fréquentation des scanners qui mesurent la température des passants, comme c’est le cas en Belgique, en Chine, en Italie ou à l’aéroport de Roissy. Les tristes règles du lobbying high-tech ne connaissent pas d’exception. 

D’autres entreprises ont trouvé le moyen de se faire de la publicité en offrant gratuitement leurs services, selon une stratégie de marketing commune à Pornhub, qui a proposé un mois d’abonnement gratuit aux populations confinées, Bending Spoons, la start-up qui a développé gratuitement « Immuni », l’application de traçage italienne, ainsi que de petites sociétés telles que Pradeo (sécurité des terminaux mobiles) ou Intrasense (imagerie médicale) à Montpellier, dont les outils ont été mis gracieusement à disposition des administrations publiques et des particuliers.

Dans le secteur privé comme public, c’est une véritable stratégie du choc pandémique qui est à l’œuvre, ainsi que la décrit Naomi Klein aux États-Unis. Dans une société déroutée par les événements, subissant de plein fouet le bouleversement ou la suspension de ses activités ; alors que le gouvernement cherche à multiplier les moyens de lutte contre l’épidémie ; tandis que les patrons et les directeurs d’établissements privés craignent d’être mis en cause pour négligence, les acteurs du numérique, eux, vent debout, s’unissent et se mobilisent pour imposer leurs produits et exploiter l’effet d’aubaine unique que leur fournit la crise.

Les lobbies du secteur, comme Syntec Numérique, Tech in France ou France Digitale, ont fourni à Bercy leurs propositions pour « le monde d’après », qui ressemblent à s’y méprendre à une extension considérable du monde d’avant : équipement des ménages (notamment ceux du troisième âge), couverture du territoire en très haut débit, investissement public et privé dans les start-up, numérisation des services de l’État, transition vers un monde hyperconnecté par leurs soins. 

Crédit : Adam Nieścioruk

L’État, paladin des entreprises de la French Tech

Une grande partie des technologies mobilisées pendant la crise auront été largement financées ou promues par l’État, en aval comme en amont. En amont, car la Start-up Nation fait l’objet d’importants investissements publics, à travers la Banque publique d’investissements (BpiFrance), premier soutien de l’innovation « disruptive », à l’origine du plan extraordinaire de 4 milliards d’euros, spécialement destiné à renflouer les trésoreries des start-up pendant la crise.

En aval, car l’État (à travers différents organismes publics) figure parmi les premiers acheteurs de ces technologies, comme on l’a vu pendant la période trouble de l’épidémie, qui accélère à nouveau la « transition numérique » de la société

Les technologies achetées par l’État sont la plupart du temps destinées aux services publics, sous-traitant ce marché immense financé par les contribuables et s’en dépossédant du même coup. L’exemple le plus frappant est sûrement celui de l’une des rares licornes françaises, Doctolib.

Dopée par l’urgence et recommandée par le gouvernement, la plate-forme n’a fait qu’une bouchée du marché des téléconsultations, dont le nombre a explosé pendant le confinement. C’était l’occasion que la start-up attendait, puisque sa valeur est désormais passée au-dessus d’un milliard d’euros.

Sa foudroyante progression est le fruit d’une lente pénétration du système de santé français, d’un démarchage ininterrompu de particuliers, d’établissements et d’hommes politiques par des centaines de courtiers, d’une succession de contrats juteux avec l’AP-HP ou l’Assurance-maladie ayant mis peu à peu hors jeu la concurrence. De sa position quasi monopolistique, Doctolib s’apprête maintenant à inaugurer la sous-traitance du domaine de la santé, dont l’État n’avait pas encore réussi à se débarrasser. 

Dans ce contexte, ce n’est pas la silhouette d’un État totalitaire qui ressort, cherchant à connaître et à contrôler sa population par des technologies de surveillance, mais les maigres restes d’un État actionnaire, qui se déleste de ses responsabilités et se contente d’être un soutien de l’innovation privée.

Plutôt que d’investir dans de nouvelles structures et infrastructures, il soutient le développement des technologies qu’il achète et dont les éléments essentiels, comme les données, lui échappent. 

Crédit : Rafamunez

Sur la scène internationale, l’État se cantonne au rôle de paladin des industries du numérique sur les marchés européens et mondiaux. Ainsi, dans leur tribune conjointe, le secrétaire d’État au numérique Cédric O et ses homologues italien, allemand, espagnol et portugais déclaraient la nécessité de garantir la « souveraineté technologique européenne » face à des GAFAM récalcitrants.

Une souveraineté dont la définition laisse perplexe : « La souveraineté numérique constitue le fondement d’une compétitivité européenne durable » ; souveraineté réduite, donc, à la défense de l’industrie nationale sur les marchés européens ou de l’industrie européenne sur les marchés mondiaux.

GAFAM non, French Tech oui : ce cas de figure n’est pas sans rappeler le rapport protectionniste que la France entretient avec son industrie militaire, envoyant son chef de l’État en tournée comme représentant commercial des entreprises, pour n’en retirer, maigres bénéfices, que le maintien des emplois et quelques revenus fiscaux accommodants. 

Du point de vue national, cela revient à favoriser les acteurs privés, quitte à écarter les agences publiques capables de développer des technologies pour le service public.

La trajectoire de l’application StopCovid illustre parfaitement cette dynamique. Alors que la réalisation de l’application de tracing avait été initialement confiée à la direction interministérielle du numérique (DINUM), ainsi qu’à son incubateur, celle-ci a été progressivement écartée en faveur du consortium actuel, composé d’industriels chapeautés par l’INRIA, elle-même accompagnée par la vigilance de l’ANSSI en matière de sécurité — ce qui revient dans les faits à donner aux instances publiques un simple rôle consultatif, tout en laissant les entreprises privées aux commandes de l’application.

Malgré un bras de fer infructueux avec Google et Apple au sujet du protocole de l’application, à cause duquel celle-ci rencontrera d’importantes difficultés sur le petit tiers d’iPhones des Français, et malgré les critiques qui en dénoncent les risques, Cédric O et son « consortium » ont continué de développer leur outil, dont l’efficacité sera testée en cours de route.

Jusqu’à présent, il faut le rappeler, le bilan des systèmes de traçage est accablant : échec à Singapour, en République tchèque, en Norvège, en Islande… En Australie, trois semaines et six millions de téléchargements n’auront permis de détecter qu’un cas, un unique “vrai positif”.

Ainsi, des enjeux comme le positionnement et la réputation de ces industries sur les marchés compétitifs des données de santé semblent prendre le pas sur l’intérêt général et la santé publique. 

Tram à Montpellier faisant la promotion de la FrenchTech, 2015 – Crédit : Peter

Technologie pour le service public ou technologie pour le marché 

Dans cette course aux profits, à la croissance et à la compétitivité dont l’État et les entreprises se passent le relais, il semblerait qu’un détail aussi embarrassant que fondamental soit perdu de vue : tout développement, toute utilisation de technologies représente essentiellement un choix de société.

Prenons l’exemple d’un moteur de recherche. Celui-ci peut se contenter d’indexer les pages web et de faire remonter les informations aux utilisateurs, à la manière de Qwant ; ou bien, comme le fait Google, il peut s’ingénier à fournir un service qui lui permet de s’accaparer les données du plus grand nombre d’utilisateurs possible et de les monétiser sur les marchés de la publicité ciblée.

La technologie, quoi quen disent les technophobes actuels, est par nature ouverte et plastique, c’est-à-dire qu’elle s’adapte aux usages quon en fait, à nos aspirations et à nos principes, le même outil pouvant fournir un service public ou simposer aux dépens de lutilisateur.

Dans le contexte actuel, par exemple, on peut se demander si Withings, fournisseur des objets connectés de StopCovid, n’a pas avant tout intérêt à ce que l’État achète et distribue ses montres connectées, quitte à déployer cette application manifestement inutile. Les montres, elles, resteront, et Withings pourra par la suite en collecter les données. 

En ce sens, faire le choix dune technologie de profit plutôt que dune technologie destinée au service public est un choix politique. Il faut le dire. À chaque fois que le gouvernement achète les gadgets que les lobbies du numérique lui suggèrent, à chaque fois quil écarte une agence publique pour la remplacer par des acteurs privés dont il défend les intérêts, à chaque fois quil sous-traite un service public aux entreprises du numérique, il fait le choix dune politique technologique de marché

Si l’on obéit à une telle doctrine, rien ne sert vraiment le bien commun. Une technologie apparaît et demeure quand elle est rentable et pilotée par la croissance, voilà tout. Le choix politique actuel consiste à ne jamais développer d’infrastructures technologiques publiques (comme le cloud pour le stockage des données), ou de capacité à mettre sur pied des logiciels, des plates-formes, des services.

En abandonnant le numérique, le gouvernement accepte que le développement et les formes de la technologie ne soient régis que par des intérêts économiques ; un paradoxe, puisqu’il prétend naviguer à pure rationalité.

Parmi les outils les plus efficaces pour contrer l’épidémie se trouvent de nombreuses low, voire très low-tech : les masques, les imprimantes 3D qui ont permis de fabriquer du matériel de protection et des respirateurs, enfin les gestes barrières, ce sont là des technologies qui auront davantage contribué à ne pas avoir sur la conscience « les morts supplémentaires et le reconfinement », spectres agités par Cédric O pour faire passer en force son application. 

Il ne faut pas croire qu’un État impliqué dans les technologies ressemblerait à la Chine, comme si le choix ne reposait qu’entre surveillance d’État et libre marché. On peut parfaitement en imaginer un développement par des organismes indépendants dans leurs statuts, avec une protection juridique forte, et une propriété publique et de communs. La logique des communs, comme le soulignait l’ambassadeur du numérique Henri Verdier, n’est pas incompatible avec l’action publique.

Bien au contraire, l’emploi de l’open source par l’administration permet par exemple d’épargner de coûteuses licences d’utilisation et de développer des outils ajustés aux besoins spécifiques de chaque acteur. De la même manière, l’ouverture des données publiques peut améliorer les services de l’État tout en laissant le champ libre à la civic tech, la contribution technologique citoyenne. 

Cette politique requiert un brin d’imagination, en ce qu’elle met en cause un état de fait et une idéologie qui voudrait que la technologie soit affaire de spécialistes et d’entreprises privées, et non un outil puissant du service public. C’est en ce sens que la première question des technologies n’est ni éthique ni philosophique, mais simplement politique : préfère-t-on que les affaires publiques de santé et de numérique soient guidées par l’intérêt général ou par la quête du profit privé ? Car pendant la crise du Covid-19, le déploiement des outils technologiques, plutôt que de protéger la population et d’améliorer ses conditions de vie, n’aura servi qu’à vendre les citoyens et leurs données aux entreprises privées, comme choix politique assumé.

Crédit photo couverture : Riccardo Milani / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP

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