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Intimidation judiciaire et répression policière, la liberté de la presse française a régressé en 2019

Monopole des grands médias par des milliardaires, dépérissement de la presse indépendante, violences inédites contre les journalistes, intimidations judiciaires, lois liberticides, la presse ne bénéficie pas des plus grandes faveurs dans le pays des droits de l’homme.

Comme chaque année, Reporters sans Frontières a publié ce mois-ci son classement mondial de la liberté de la presse. En 2020, la France se situe à la 34e position, sur 180 pays ou territoires. Pour expliquer ce rang plutôt bas parmi les pays européens, l’ONG évoque une multiplication des actes de violence et des procédures d’intimidation envers les journalistes, des lois liberticides et le monopole des grands groupes médiatiques par une petite poignée de barons des affaires.

La situation dans le monde

« Les dix prochaines années seront sans doute une décennie décisive pour la liberté de la presse en raison de crises qui affectent l’avenir du journalisme », met en garde l’organisation Reporters sans frontières, qui a publié mardi 21 avril l’édition 2020 de son classement mondial de la liberté de la presse.

Comme chaque année depuis 2002, RSF a étudié la situation du journalisme dans 180 pays ou territoires, selon une méthodologie qui fait aujourd’hui référence. Aux deux extrémités du classement, on constate peu de changements vis-à-vis des années précédentes.

Les pays d’Europe du Nord sont ceux où le journalisme jouit de la plus grande liberté : la Norvège, la Finlande, le Danemark, la Suède et les Pays-Bas occupent les cinq premières positions, et d’une manière plus générale, malgré plusieurs pays autoritaires, comme la Hongrie (89e, – 2), l’Europe reste le continent où le climat est « le plus favorable à la liberté de la presse ».

Sans surprise, les pays où la répression contre les journalistes est la plus violente sont la Corée du Nord, le Turkménistan, l’Érythrée (pire représentant du continent africain) et la Chine, États qui se situent tous dans des régions extrêmement difficiles et « qui ont mis en place des dispositifs de censure massifs ».

La France, quant à elle, perd deux places dans le classement par rapport à 2019 et occupe désormais la 34e position. Preuve que la situation du journalisme n’y évolue guère et que très peu d’efforts sont mis en œuvre pour l’améliorer, elle rejoint presque le niveau où elle se situait en 2013 (elle était alors 37e).

Quels sont les facteurs qui pourraient expliquer que la France se positionne juste après la Slovaquie, où le souvenir de l’assassinat du journaliste d’investigation Jan Kuciak et de sa fiancée en 2018 plane encore, et loin derrière des pays comme le Surinam (20e), où le président Desi Bouterse a « manœuvré pour être amnistié du crime de quinze opposants politiques, dont cinq journalistes » ?

Monopole des grands médias par des milliardaires, dépérissement de la presse indépendante, violences inédites contre les journalistes, intimidations judiciaires, lois liberticides, la presse ne bénéficie pas des plus grandes faveurs dans le pays des droits de l’homme.

Crédit : Acrimed et Le Monde Diplomatique

France : le monopole des grands médias par des milliardaires

Sur sa carte intitulée « Médias français : qui possède quoi ? » et mise à jour chaque année, le Monde diplomatique montre qu’une trentaine de puissantes familles ou de milliardaires possèdent des parts souvent majoritaires dans la quasi-totalité des grands organes de presse français.

Xaviel Niel au Monde et à L’Obs, Vincent Bolloré à Canal +, Bernard Arnault aux Échos et au Parisien, la famille Bouygues à TF1, Patrick Drahi à Libération et à BFM : l’oligarchie financière et industrielle a réussi à s’immiscer dans la plupart des groupes de médias ces vingt dernières années.

Cette « détention capitalistique » nourrit selon RSF des « conflits d’intérêts qui sont plus grands qu’ailleurs », dans une France où la caste des plus riches se sert de « ces médias dans une logique d’influence ». Face à ce monopole des plus importantes structures médiatiques, la République française et la constellation des petits médias indépendants semblent les seuls concurrents.

À l’intérieur de leurs groupes, les grands patrons placent leurs pions aux postes les plus hauts et diffusent le virus de l’autocensure, quand ils n’attaquent pas directement des journalistes désobéissants, comme ce fut le cas pour Jean-Pierre Canet et Nicolas Vescovacci, qui racontent dans un livre-enquête les pressions exercées par Vincent Bolloré à Canal +.

Les médias indépendants ne sont pas en reste et subissent aussi maintes procédures d’intimidation. En témoigne par exemple le procès en diffamation perdu par Vincent Bolloré (encore lui), mais qui aura coûté au journal Basta ! la modique somme de 13 000 euros, autant d’argent qui ne sera pas investi dans des enquêtes. C’est une réalité : la plupart des médias sont verrouillés par des milliardaires.

Chairman of the Supervisory Board of French media group Vivendi Vincent Bollore arrives to attend a Vivendi group’s general meeting on April 19, 2018 in Paris. (Photo by ERIC PIERMONT / AFP)

Des violences inédites contre les journalistes

Reporters sans frontières déplore également, en France, une année « marquée par une hausse très inquiétante d’attaques et de pressions contre les journalistes ». En 2018 et surtout en 2019, les mouvements sociaux ont pris une envergure exceptionnelle. Des dizaines de manifestations organisées par les « Gilets Jaunes » où les opposants à la réforme des retraites ont occupé le paysage médiatique.

Qu’ils aient été visés ou blessés par des tirs de LBD (lanceurs de balles de défense) et de gaz lacrymogènes ou bien pris à partie et agressés par des manifestants parfois à bout de nerf, les journalistes de terrain ont subi l’année dernière un déchaînement de violence inédit, qui a largement entravé leur couverture des événements. Les scènes d’arrestation de journalistes ou de confiscation de leur matériel sont devenus des refrains banals répétés à chaque manifestation.

Des journalistes comme Remy Busine travaillant pour « Brut », Gaspard Glanz pour « Taranis News » ou Taha Bouhafs pour « Là-bas si j’y suis » se sont même rendus célèbres, à force d’être arrêtés, violentés ou placés en garde à vue par les forces de l’ordre, qui ne se cachent même plus quand elles s’en prennent aux médias.

Pris en étau entre des manifestants qui se défient de leur métier et des policiers qui les assimilent aux casseurs, les journalistes semblent en France de plus en plus exposés aux menaces. 

https://twitter.com/T_Bouhafs/status/1256130774631358464

Des intimidations judiciaires rocambolesques

L’année 2019 a aussi été émaillée par des convocations de journalistes et une perquisition spectaculaire au siège du journal Mediapart. Bien que la loi et la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme protègent le secret des sources, les procédures d’intimidation judiciaire se sont multipliées d’une façon inquiétante, la pression envers les journalistes semblant monter en puissance.

Mardi 14 mai 2019, deux journalistes du média d’investigation « Disclose » ont été convoqués par la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), parce qu’ils avaient publié une note classée « confidentiel-défense » qui révélait que des armes vendues par la France à l’Arabie saoudite et aux Emirats arabes unis étaient utilisées dans la guerre que ces deux puissances mènent au Yémen et qui a déjà fait plus de 100 000 morts.

Cette note sulfureuse contredisait les allégations du gouvernement, qui niait alors que des armes françaises puissent être employées pour attaquer les rebelles houthistes. Le 15 mai, un troisième journaliste de Radio France est également convoqué, rapidement suivi, le 28 mai, par Michel Despratx, un collaborateur du site Disclose. Dénoncées par dix-sept ONG et une quarantaine de rédactions comme des « menaces pesant sur la liberté de la presse » :

Ces convocations inutiles avaient clairement pour but d’intimider le monde médiatique et de faire taire les journalistes qui enquêtaient sur les armes françaises.

En février 2019, le journal Mediapart avait déjà fait l’objet d’une tentative de perquisition après la publication de nouvelles révélations sur l’ancien conseiller du président de la République, Alexandre Benalla, mis en cause dans des violences en marge de la manifestation du 1er mai 2018 à Paris.

Les autorités cherchaient alors à percer le mystère des sources des journalistes, qui avaient récupéré des enregistrements d’échanges compromettants entre Alexandre Benalla et Vincent Crase, l’un de ses collègues. Mediapart avait réussi à refuser la perquisition, notamment au motif que l’enquête avait été ouverte en l’absence de plainte et était de ce fait illégale.

Le 29 mai 2019, rebelote, la journaliste Ariane Chemin, à l’origine des premières révélations de l’affaire Benalla, et Louis Dreyfus, président du directoire du Monde, sont convoqués par la DGSI. Le plus grand quotidien national signale alors « une forme de banalisation de ce type de convocations », tandis que la rédaction de Disclose dénonce « une nouvelle tentative du parquet de Paris de contourner la loi de 1881 sur la liberté de la presse et la protection des sources ».

Si de telles procédures d’intimidation continuent de se banaliser, la France risque de descendre de plusieurs crans dans le prochain classement de Reporters sans frontières. 

Edwy Plenel, co-fondateur de Médiapart – Crédit : Place Au Peuple

De nouvelles lois qui menacent nos libertés

Des lois récemment adoptées par le Parlement laissent craindre un nouveau recul des libertés. Promulguée le 30 juillet 2018, la loi relative à la protection du secret des affaires, transposition d’une directive européenne, est censée protéger les entreprises des dangers de l’intelligence économique des concurrents.

Mais du même coup, elle compromet le travail des journalistes et des lanceurs d’alertes qui pourraient révéler au public certains scandales industriels ou financiers. Qu’est-ce qui constitue un « secret des affaires » ? Journalistes et ONG ont réclamé au moment du vote une définition plus précise et dénoncé après sa promulgation un texte trop large qui « permettra aux entreprises de soustraire l’essentiel de leurs informations du débat citoyen », tout en pouvant bien entendu attaquer ceux qui enquêtent sur leurs activités.

« Désormais, la loi donnera aux entreprises le pouvoir de poursuivre tous ceux qui oseront révéler des informations sensibles dans l’intérêt général. Pis, avant même toute publication, elle réinstaurera une forme de censure a priori du juge, abolie en 1881 par la loi sur la liberté de la presse », s’est exprimé en juin 2018 l’association Anticor, qui lutte contre la corruption politique. « Que dire du travail minutieux des lanceurs d’alerte, des chercheurs, des ONG et des centaines de journalistes, sans lesquels vous n’auriez jamais entendu parler des Panama Papers, des Paradise Papers, du Diesel Gate ou de l’affaire UBS ? La liste est trop longue pour que vous ignoriez l’utilité publique de ces enquêtes. Avec cette loi, elles n’auraient jamais vu le jour. »

Enfin, la loi sur la manipulation de l’information de novembre 2018, aussi appelée loi sur les « fake news », a été jugée inefficace et dangereuse par la plupart des acteurs du monde médiatique. Une fois n’est pas coutume, quelle est la définition précise d’une « fausse information » ?

Syndicats de journalistes, médias et associations ont estimé que ce flou juridique pouvait constituer un « premier pas vers une possible censure », en mesure de nuire non seulement à la liberté d’expression, mais aussi au travail d’enquête et de diffusion des journalistes.

Cette loi est-elle un premier pas vers un musèlement plus important de la presse, un symbole de la défiance général envers les médias, « une loi de circonstance faite pour interdire Russia Today et Sputnik », deux chaînes controversées à cause de leurs liens avec la Russie, comme le prétendait Jean-Luc Mélenchon ?

Quoi qu’il en soit, cette loi élargit le droit de censure des organismes de surveillance étatique dans des périodes clés de la vie politique et doit encore prouver son bien-fondé.

Comme le rappelle Reporters sans frontières dans l’analyse de son classement annuel, les dix prochaines années seront certainement « une décennie décisive » pour le journalisme. En France comme dans le reste du monde, ce métier au cœur des systèmes démocratiques semble de plus en plus critiqué par les populations, menacé par l’oligarchie et bâillonné par les pouvoirs publics.

Le secrétaire général de RSF, Christophe Deloire, estime que l’épidémie actuelle illustre bien les facteurs qui font obstacle à une information de qualité. « Que seront la liberté, le pluralisme et la fiabilité de l’information d’ici l’année 2030 ? La réponse à cette question se joue aujourd’hui. »

Augustin Langlade

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