François et Aurélie viennent de région parisienne. Ancien éducateur, il organisait des concerts ; elle était comptable. Ils sont en Puisaye (Bourgogne), à quelques dizaines de mètres du département de la Nièvre depuis plus de 10 ans pour faire pousser le Jardin des Thorains. Rencontre avec François Bientz.
François Bientz : « Pour moi, le partage entre tous les humains et avec la nature n’est pas une option, c’est une nécessité. La nature est généreuse. Au Jardin des Thorains, on est paysans au sens des habitants du pays. On fait des plants maraîchers (50 000), des graines et du chanvre CBD. Au printemps, nous avons 250 variétés, dont 50 rien que pour les tomates ! Une partie part en plants, une autre en graines et pour le reste nous vendons des préparations. Depuis 3 ans , on propose de l’huile, des fleurs ou de la tisane de CBD. Tout est bio. On respecte l’éthique de la permaculture, même si parfois c’est compliqué.
LR&LP : Pourquoi voulez-vous un plus grand terrain ?
F.B : Pour faire du maraîchage, mais sur une si petite surface, ce n’est pas viable ! On n’arrive pas à acheter de la terre agricole. L’attribution de la terre en France, c’est un vrai scandale : plus on est gros et riche, plus on peut acquérir de surface supplémentaire. Et même pour recevoir des jeunes, cela nous limite. Pour le moment nous travaillons sur 1,5 ha, il nous en faudrait 5 au moins, voire 10.
LR&LP : Que signifie pour vous le mot transmission ?
F.B : La transmission, pour moi, pour nous, c’est un mot très fort. Aurélie donne maintenant des cours au CFPPA (Centre de Formation Professionnelle et de Promotion Agricole). Ici, depuis le début, nous avons un objectif d’éducation populaire.
Moi, j’ai eu une expérience de l’école un peu dure. En 3ème, on m’a dit, tu iras en BEP comme ton frère. Ce qui était dit à travers cela, c’est que j’étais trop bête pour rester en enseignement général. Je l‘ai fait, puis j’ai passé un bac pro, en pensant toujours que je n’étais pas intelligent. J’ai découvert à 27 ans, quand ma fille est née, que je n’étais pas idiot mais que bizarrement j’en avais l’air. Parce que, quand on te le répète, tu finis par le croire.
LR&LP : Comment avez-vous appris ?
F.B : Internet m’a ouvert des horizons. Internet, ça ne juge pas ta curiosité. Je voulais comprendre comment fonctionnait le monde. Je voulais absolument être le plus autonome possible. Donc je me suis intéressé à l’histoire. J’ai lu Henri Guillemin et d’autres pour avoir d’autres sons de cloches, pour apprendre à douter. J’étais sûr qu’il fallait savoir d’où on venait pour savoir où aller.
Puis, je me suis intéressé aux techniques, toutes celles qui permettent de devenir autonome au sens où l’a développé l’Atelier Paysan. Et enfin, je me suis demandé ce que signifiait être humain et j’ai vu « La possibilité d’être humain », le document de Thierry Kruger boudé par toute la distribution, même militante ! Il faut dire qu’il remettait en cause les fondements mêmes de notre société et de son agriculture.
Moi, il m’a fait un choc et j’ai regardé dans la foulée « Demokratia » et « Sous les pavés, la terre ». Et ces trois films ont fait basculer ma vie parce que je ne suis vraiment pas d’accord avec l’ordre établi.
Alors j’ai dévoré des livres et des vidéos historiques, politiques, philosophiques, médicaux, religieux… tout ce qui m’était accessible. Je me suis auto-formé. Et j’en ai parlé avec des copains, et plus tu échanges et plus tu montes en gamme ; et plus tu rencontres aussi des personnes qui vont t’apporter encore d’autres choses.
LR&LP : Vous vous sentiez préparé à ce changement de vie ?
F.B : Je viens d’un milieu de pauvres ruinés, au point que mon père était SDF. Je suis la preuve vivante qu’on peut faire sa vie en la rêvant et en vivant ses rêves. Et ce sont deux profs d’atelier en BEP qui ont changé ma vie, deux profs en bleu de travail qui m’apprenaient à faire des vraies choses. Ils ne m’ont pas pris pour un crétin, ils m’ont donné accès à l’intelligence par le corps.
LR&LP : Comment avez-vous découvert l’éducation populaire ?
F.B : J’ai vraiment découvert cela avec Franck Lepage et ses bouteilles de flotte. Cela a changé mon regard sur le monde. J’ai tout regardé de Franck Lepage, toutes les conférences gesticulées et j’ai compris que je voulais faire de l’éducation populaire paysanne.
Les gamines et les gamins par ici, ils n’ont pas un accès très facile à la culture, à la connaissance et donc au développement de la curiosité. Mais ils ne sont pas plus cons qu’ailleurs !
L’éducation populaire, c’est un ministère qu’on crée à la fin de la deuxième guerre mondiale, piloté par le Conseil national de la résistance (CNR). C’était des communistes et des gaullistes qui parvenaient à se mettre d’accord sur une idée importante : le manque d’éducation politique des populations avait favorisé la montée du nazisme. Ils voulaient donner une vraie faculté de penser et permettre aux 18-25 ans d’exercer leur esprit critique. Cela a duré 5 ans avant que le pouvoir industriel et politique ne s’en empare. Avec Franck Lepage, j’ai aussi appris la différence radicale qu’on doit faire entre compétences et qualifications.
« À la Libération, les horreurs de la Seconde Guerre mondiale ont remis au goût du jour cette idée simple : la démocratie ne tombe pas du ciel, elle s’apprend et s’enseigne. Pour être durable, elle doit être choisie ; il faut donc que chacun puisse y réfléchir. L’instruction scolaire des enfants n’y suffit pas. » Franck Lepage
LR&LP : Comment fonctionne Le Jardin des Thorains ?
F.B : Ici, nous accueillons des jeunes qui n’ont pas de qualifications. Mais tous ont des compétences qui reposent sur le savoir-être. Ce qu’on veut leur enseigner, ce sont les techniques et l’esprit de la permaculture ; ce sont des gestes qui permettent de semer, de planter, de repiquer, de désherber, de récolter ; ce sont les postures pour utiliser des outils sans s’abîmer trop. C’est ce qui peut les amener à choisir ce métier ou peut-être aussi de n’avoir pas du tout envie de faire cela et de s’orienter ailleurs.
Ce qui est sûr, c’est qu’il suffit de leur montrer, comme l’ont fait mes profs d’atelier, et les jeunes savent le faire, rapidement, correctement. Il faut le leur dire. Parce que souvent, personne ne leur a dit avant. Ce qu’on leur a répété, c’est « tu es nul.le, tu ne comprends rien ! » Et ce n’est pas vrai du tout ! Il y en a même qui n’ont jamais entendu « Je t’aime. »
Moi, je me revendique anarchiste selon la définition d’Étienne Chouard : l’anarchie, c’est l’ordre sans le pouvoir. Moi j’ajoute « au service de l’intérêt général. » Et j’essaie de leur donner un regard critique sur le pouvoir, sur l’autonomie, sur les éléments qui permettent de comprendre le monde et de construire une opinion.
LR&LP : Quelles sont vos options pédagogiques ?
F.B : Apprendre des techniques, ce n’est pas compliqué, mais vouloir aider une conscience politique à se construire, c’est beaucoup plus difficile et demande du temps. Je leur explique l’esclavage. Quand les jeunes arrivent, je leur dis tout, tout de suite, pour qu’il n’y ait pas de malentendu. Parce qu’on n’a pas pris soin de moi, je leur dis comment prendre soin d’eux ; et de prendre des notes pour ne pas oublier. Je leur explique la permaculture, pas seulement comme une série de techniques mais comme un rapport au monde.
Parce que les mômes sont d’ici, mais il n’y a presque plus de paysans par ici, il y a des exploitants agricoles. Ils sont perchés sur un tracteur trop gros, toute la journée. Et ce voisin ou cette voisine qui fait pousser du blé, les jeunes ne lui ont jamais parlé. Même leur pays leur est inconnu.
LR&LP : Sur quoi repose la transmission efficace ?
F.B : J’ai été éducateur en banlieue parisienne. Et j’ai été surpris de découvrir qu’il existait encore un mouvement d’éducation populaire chez les éduc’s. Une bonne surprise ! C’est important, parce que j’ai l’impression qu’on ne parle jamais politique aux jeunes.
On ne leur dit pas que tous les choix sont politiques : la manière dont on produit, dont on mange, dont on travaille, dont on se soigne, dont on vit. On ne leur dit pas que l’autonomie est une porte vers la liberté.
Ici, on accueille 80 à 100 personnes par an tous confondus (stagiaires, woofers, groupes en formation, gamins des écoles, services civiques). On leur montre les cultures et je leur explique que si on ne veut pas tous crever de faim, il faut qu’on produise de la nourriture, de la bonne nourriture, ici et maintenant.
On a des décrocheurs scolaires, des pauvres gamin.es, à deux heures de Paris, qui ne savent pas quoi faire de leur peau. Même pas trois sous pour aller au cinéma à Auxerre en bus ! Le musée, cela n’existe pas. Au Jardin des Thorains, tout.es sont capables d’apprendre. Ce qui les porte, c’est la confiance.
LR&LP : Est-ce que les jeunes réussissent ?
F.B : Quand on commence à apprendre les gestes, les plantes, les saisons, on se fait confiance.
Alors, comme cela, ça semble facile, mais ça ne marche pas tout seul. On est fiers d’en avoir remis quelques-uns à l’école. Il a fallu se bagarrer avec eux pour que les échanges soient courtois, au moins corrects. Quand on n’a connu que la violence verbale, comment veux-tu être bien poli.e ?
Et puis ensuite, on essaie de savoir quels sont leurs rêves. Tu sais, tout le monde n’a pas les outils pour rêver, ou plutôt, tout le monde ne s’autorise pas. 3 sur 4 m’ont répondu : non, on n’a pas de rêves. Mais les rêves, ils émergent quand on travaille en coopération plutôt qu’en concurrence. Moi ce que j’espère avec eux, c’est rallumer la flamme et les faire réfléchir. »